Penser la méthode
historique
Le tragique de
la connaissance 1
La science historique à l'heure des
déclins
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 14 juin 2014
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1 -
Un globe oculaire en devenir
2 - Le recul de la science
historique
3 - Les Gulliver de la mémoire
4 - La bête illogique
5 - Les diagnostics exacts et
les fausses problématiques
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1 - Un globe
oculaire en devenir
Ecoutons un instant
la voix de la postérité de Cervantès et
de Swift, de Darwin et d' Einstein, de
Freud et de Kafka.
-
L'avenir mondial de la raison et la
spiritualité laïque , 7juin 2014
Le destin de ces
capitaines au long cours nous interpelle
de haut et de loin. Au cœur du typhon,
Clio voudrait dresser dans les nues une
effigie de la mémoire du monde plus
méditante que celle d'aujourd'hui. Mais
voyez sa perplexité: son musée n'expose
encore que des colifichets. Cette
logeuse de pièces rares voudrait
connaître le mémorial qu'il lui faudrait
mettre en évidence parmi les broutilles
des nations; et elle se demande
maintenant, la pauvresse, si la bête
cérébralisée dispose d'ores et déjà d'un
regard métazoologique sur ses souvenirs.
Puisque nous appartenons à une espèce
évolutive, notre cervelle se trouve
nécessairement encombrée de solennités
inutiles. Comment faire le tri entre nos
trophées et nos vanités? Pouvons-nous
rêver avant l'heure du globe oculaire
dont notre science du passé disposera
demain?
On prétend qu'il y
aurait seulement vingt-cinq siècles
qu'un premier regard distanciateur se
serait allumé chez l'animal dichotomisé
entre sa carcasse et sa cervelle:
Socrate aurait demandé à Théétète s'il
était possible d'imaginer une science de
l'individu, alors que nos mots sont des
tenailles à ne jamais capturer que
l'insaisissable, l'abstrait et le
vaporeux. Depuis lors, nous n'avons
cessé de nous prendre dans les rets de
cette difficulté. En quels bimanes la
nature nous aura-t-elle métamorphosés
quand notre effigie du XXIe siècle se
gravera sur la rétine de nos
métazoologues? Pour seulement tenter
d'esquisser le portrait d'un animal en
attente de la lumière dont il éclairera
sa cervelle, ce sera l'histoire de son
œil qu'il nous faudra filmer tout au
long de son parcours.
2 - Le recul de
la science historique
Les grands témoins
de la mort des civilisations et des
Etats comptent parmi les plus glorieux
enregistreurs de l'histoire du cerveau
de la bête. Thucydide et Tacite doivent
leur génie à l'étendue des cimetières
qui sollicitaient leur regard; et leur
réflexion se nourrissait de l'alliance
que les siècles déclinants scellent avec
la mémoire des nations. Et pourtant, les
mausolées ne nous aident pas à courir
vers l'abîme. Au contraire, "nous
entrons dans l'histoire à reculons"
disait Valéry. Mais peut-être la
claudication des spéléologues de notre
mort est-elle précisément notre chance,
parce que les historiens plus tardifs
croient, bien à tort, disposer d'un
rétroviseur fiable, alors que seule la
victoire d'un camp sur un autre leur
donne l'illusion de disposer des
verdicts crédibles du funèbre.
C'est ainsi que le
triomphe éclatant de la démocratie sur
les ténèbres de la monarchie s'est
révélé un miroir déformant. Et pourtant,
l'on a vu les historiens du monde entier
chanter la gloire de la liberté
politique censée avoir débarqué sur la
terre. "Les cités libres et illustres
sont suivies comme leur ombre par
l'envie", disaient les Anciens. Mais
les chantres de la citoyenneté
universelle se sont vus contraints de se
glisser derrière leurs miroirs ternis;
et ils ont titubé parmi les décombres,
faute de rétroviseurs auxquels emprunter
un regard éclairé sur le vote populaire.
L'histoire des places publiques est un
amas de ruines. Le mémorialiste hume la
poussière des décombres et trébuche à se
chercher le télescope qui le tirera
d'embarras. On ne raconte pas les
sépulcres à se dresser sur une
taupinière.
3 - Les Gulliver
de la mémoire
Impossible aux
simples chroniqueurs d'observer de haut
et de loin le naufrage des grands Etats.
Faute de grimper sur un mât de fortune,
faute de vous précipiter sur un radeau
de sauvetage, faute de défier les
stupides constats des huissiers, il vous
sera impossible de raconter
l'effondrement d'un géant. Il vous faut
le lampion d'une Illiade.
Le recul sommital
des Thucydide ou des Tacite leur est si
peu donné par des anecdotiers notariaux
que vous fuirez les affres des petits
caboteurs pris dans une tempête au ras
des côtes. L'historien de génie s'arme
des bésicles d'une distanciation ennemie
des rivages. Seules les arènes de la
mort enfantent des prospecteurs hors
pair. Quand Tite-Live souligne les
ravages des climats et des époques sur
l'esprit des nations et des peuples,
c'est l'annonciateur des grands
lunetiers du XVIIIe siècle qu'il faut
écouter, quand ce Titan scrute les tours
de passe-passe des prestidigitateurs du
sacré, quand ce patriote vous raconte la
magie des patriciens qui fabriquèrent de
leurs mains le prodige de la descente du
ciel de Numa Pompilius en prophète de la
grandeur future de Rome, quand ce
Virgile de l'histoire vous apprend que
le Sénat stoïque de la République tenait
d'une main de fer les membres d'une
commission d'épurateurs qui retranchait
chaque année de l'illustre Assemblée les
patriciens amollis ou hésitants, il se
veut le visionnaire des funérailles à
venir et nous rend spectateurs de
l'empire qu'il voit sombrer autour de
lui.
Les grands
historiens marchent de long en large sur
le pont d'un navire en cours
d'engloutissement. Ces vigies et ces
croquemorts des nations , ces prophètes
et ces ordonnateurs des funérailles du
temps, ces chantres de la grandeur des
peuples et ces ensevelisseurs de leur
mémoire demandent à leur héritière,
l'Europe du XXIe siècle, de leur montrer
son télescope-géant.
4 - La bête
illogique
Depuis quelques
millénaires seulement, notre encéphale
se trouve en attente de sa lanterne.
Devenu simiohumain, cet organe désormais
en chemin témoigne d'une progression
capricieuse de son fonctionnement dans
le banal ou le fantastique. Pour
observer son parcours sur la scène
internationale qui lui est dévolue et
qui lui sert de théâtre en tous lieux,
il convient de faire monter à ses côtés
un coadjuteur attentif, à savoir la
logique, parce que cette actrice
conduira d'une main sûre la
simianthropologie moderne à la
conclusion que la conque sommitale de la
bête se rend effectivement quelque part
et qu'il convient d'observer les étapes
que ce locuteur a franchies sur les
planches du monde depuis le
paléolithique - tantôt clopin clopant,
tantôt au galop.
Mais la logique
laissée à elle-même demeure une
manchote: c'est sans tarder qu'il lui
faut disposer d'un enregistreur de
l'itinéraire auquel sa semi-animalité
paie un tribut saccadé - et cet
enregistreur s'appelle la dialectique.
Aussi longtemps que notre raison
trottinante ou en cavale ne se racontera
pas le parcours du concept d'intelligibilité
qui guide notre logique, nous ne
comprendrons goutte aux poussées
sporadiques de notre lucidité en gésine;
car ce sera seulement à la bougie de nos
raisonnements tautologiques que nous
croirons progresser. Prenez notre
vieille démonstration du théorème de
Pythagore. Notre géométrie d'Euclide
croyait l'avoir bien cadenassée dans
notre univers à trois dimensions; et
nous croyions nous trouver dotés à
jamais d'une méthode de démonstration
rationnelle - mais la dialectique veille
au grain. Elle montrera son chemin à une
métazoologie qui nous mettra sur la
piste de nos erreurs les mieux déguisées
en vérités.
5 - Les
diagnostics exacts et les fausses
problématiques
Essayons-nous un
instant à narrer les principaux
évènements qui ne se graveront sur notre
rétine que le jour où notre globe
oculaire aura appris à filmer nos
aventures d'autrefois. Alors seulement,
nous verrons clairement notre boîte
osseuse trébucher et nos faux pas en
chaîne faire échouer nos entreprises.
Pourquoi nos tentatives d'hier et
d'aujourd'hui ont-elles toutes avorté,
sinon parce que la notion de
légitimité, donc de
compréhensibilité dont se
nourrissaient nos savoirs exacts se
trouvait abusivement prélégalisée par
nos juristes impénitents du cosmos. Du
coup, le statut de notre concept de
réfutation n'avait pu trouver son
sens psychobiologique.
Depuis lors, il
nous est devenu évident que
l'impuissance d'un remède à guérir le
patient ne démontre pas nécessairement
l'erreur de diagnostic du médecin
traitant, mais seulement l'échec -
provisoire ou définitif - de la
médication qu'il aura vainement essayée
. Au pire, la pathologie constatée se
révèlera incurable et le trépas du
malade s'ensuivra fatalement.
Cette observation
sur la nature et l'objet de nos preuves
porte également sur les pièges qui
guettent les observations thérapeutiques
de nos métazoologues. Qu'en sera-t-il de
l'intelligibilité transanimale du roman
historique dont le récit va suivre? Car
la première preuve de la bestialité
spécifique dont souffre le cerveau
simiohumain actuel s'exprime par une
narration faussée de ce qui est
effectivement arrivé. La précipitation
dont témoignent les récits du bimane
actuel démontre que son encéphale se
raconte un désastre qu'il croit
consécutif à l'application d'une
thérapeutique erronée et qu'il imagine
inappropriée à un diagnostic
indubitable, alors qu'il s'agit d'une
nosologie placée sur un faux échiquier.
Mais alors, ce sera la problématique
même au sein de laquelle la maladie se
trouve située par erreur, donc sa
logique interne et toute sa dialectique
qui se révèleront trompeuses. Aussi
voit-on les faux évadés de la zoologie
conclure d'un seul et même élan qu'ils
jouissaient d'une parfaite santé, tant
physique que mentale, avant qu'ils
eussent ingurgité le malencontreux
remède qui les aurait empoisonnés.
Cette observation
est également applicable aux sciences
dites exactes, donc fondées sur des
calculs vérifiables : les diagnostics
chiffrés de l'astronomie de Ptolémée
étaient exacts et il a fallu longtemps
pour que la digue de leur exactitude fût
rompue au profit de la problématique
appelée à les rendre parlants.
C'est ce que la
métazoologie nous démontrera la semaine
prochaine.
14 juin 2014
Reçu de l'auteur pour publication
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