Qu'est-ce que
philosopher ?
Le combat de la raison
XIV - La République des peureux et
des tremblants de la raison
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 10 avril 2015
|
1 - Comment combattre
l'inculture des Etats ?
2 - Le mimétisme théologique des
origines
3 - Comment sacraliser
l'autorité publique ?
4 - Les hommes d'Etat des
démocraties
5 - La vie spirituelle de la
raison
6 - Les peureux et les
tremblants
7 - Le tragique de la vérité
8 - Les hommes d'Etat du sacré
et l'anthropologie moderne
|
1 - Comment combattre l'inculture des
Etats ?
Depuis la fondation
des cités protégées leurs muscles, leurs
murailles et leur tête, même les chefs
d'Etat les plus intelligents se
trouvaient contraints de paraître
partager la croyance des peuples aux
mythologies publiques qui servaient de
forteresses aux cerveaux. Comment
s'accommodaient-ils des convictions
cosmologiques les plus fabuleuses des
illettrés de leur époque?
Le 7 janvier 2015,
l'assassinat par des fanatiques d'Allah
en plein Paris de toute la rédaction et
de plusieurs dessinateurs du journal
satirique Charlie Hebdo -
meurtres aussitôt condamnés par tous les
gouvernements musulmans - a fait
tellement de bruit dans le monde semi
rationnel d'aujourd'hui que la Ve
République s'est trouvée dans
l'obligation soudaine et impérieuse de
demander au Ministère de l'Education
nationale et à celui de la culture
d'improviser en toute hâte, une
réflexion un peu moins officielle - donc
moins banalisée et primaire - que celle
de l'administration publique et de la
bureaucratie républicaine, afin de
tenter d'approfondir au pied levé le
sens d'une laïcité endormie et demeurée
en friche depuis 1905. On attendait
davantage de la postérité de Voltaire
que l'oubli de la question des relations
que les religions fondées sur un culte
du sang à rendre à une divinité
assoiffée entretiennent avec la culture
des sacrifices. La politique et
l'histoire du monde auraient-elles
conclu un pacte avec le meurtre sacré et
honni, donc dûment désavoué et pourtant
jugé rédempteur?
Qu'en est-il
aujourd'hui de l'apprentissage des
responsabilités intellectuelles et
civiques confondues des citoyens?
Qu'attend ce siècle de ses vigies d'un
discernement encore en attente de son
réveil? La raison s'est assoupie dans la
crainte de réfléchir et d'affronter de
puissants interdits. Qu'en est-il de la
cervelle encrassée des chefs d'Etat?
Notre civilisation progressivement
appelée à faire progresser les sciences
demeure bardée de tabous? Qu'en est
est-il de l'os frontal des Républiques
frappées de paralysées cérébrale et
devenues des ilotes au sein de la
civilisation mondiale des sciences
exactes?
N'a-t-on pas vu, le
15 janvier 2015, le Président d'une
République des savoirs rationnels et
l'ambassadeur de la France démodratique
soutenir au Danemark - et en présence
d'une femen aux seins nus - la "liberté
d'expression" d'un caricaturiste qui
avait dessiné un Muhammad à tête de
chien? Mais il y a quarante ans encore,
l'archevêque de Paris avait fait
interdire un film tiré du roman de
Diderot La Religieuse. De
plus, le pan-culturalisme des
démocraties microcéphales d'aujourd'hui
rend la notion même de raison aussi
confuse et flottante que celle des "deux
natures" dont Jésus-Christ assume depuis
deux millénaires le difficile
assemblage. Les Etats incultes
d'aujourd'hui ne sont pas encore
informés des progrès de la pesée
anthropologique des religions schizoïdes
dont bénéficie un genre humain biphasé
depuis l'apparition d'un langage
dédoublé par l'abstrait.
2 - Le mimétisme théologique des
origines
Comment se fait-il
que la connaissance psychobiologique des
paramètres qui commandent l'encéphale
méta zoologique d'une humanité biface et
qui pilote la mise en chantier de la
boîte osseuse des Etats pseudo
rationnels ait pris davantage de retard
sur la connaissance anthropologique des
religions et sur le décryptage
d'avant-garde des mythes sacrés que
l'Eglise d'un XVIe siècle clopinant
derrière Copernic? Une citoyenneté
héritière de la raison d'Einstein, de
Darwin et de Freud retournera-t-elle sur
les bancs de l'école et apprendra-t-elle
qu'une espèce en marche vers sa tête ne
saurait attendre des générations pour
apprendre à distinguer le cerveau animal
de l'animalité délirante des évadés de
la zoologie? Mais quelle révolution au
sein de l'éducation nationale des
enfants de chœur si le cerveau du
Moyen-Age d'aujourd'hui devait se
trouver observé et expliqué en
laboratoire et à la lumière d'une
animaqlité spécifique!
Ne nous cachons pas
la difficulté d'arracher aux étreintes
de notre préhistoire des gouvernements
démocratiques condamnés à légitimer
leurs décisions par un culte nouveau,
celui qu'ils rendent à une opinion
publique aussi inerte qu'autrefois. D'un
côté, les chefs d'Etat ne peuvent plus
feindre ni partager, ni même feindre de
partager les rêves religieux du genre
humain le plus moyen de leur siècle, ni
réfuter en public les sottises
merveilleuses qu'affichent pourtant les
démocraties dans le monde entier. Que
faire des contes pour enfants s'ils sont
tombés dans la même panne du surnaturel
que les miracles les plus stupéfactoires
au siècle de Voltaire, mais s'ils
demeurent officialisés et dûment exposés
à l'étalage? Comment interdire que
s'ouvre un musée de la mémoire de
l'humanité, si les premiers jours de la
démence de cette espèce sont devenus des
trésors publics?
Depuis l'évasion
partielle de notre espèce du règne
animal, les croyances mythologiques des
peuples se chapeautaient de récits
cosmologiques enracinés dans le
fantastique, donc de contes réputés
fournir aux fuyards du paléolithique le
secret de l'origine, de la nature et de
l'avenir d'un cosmos passé du fabuleux
au minuscule. Et maintenant, comment se
passer d'un Zeus devenu microscopique,
pour ne rien dire des règles, censées
révélées à leur tour, qui régissaient
notre microcosme? Et maintenant comment
se forger un Zeus en mesure de piloter
un univers à sa taille? Sur tous les
cadrans solaires qu'affichait la
chrétienté, on pouvait lire une
inscription latine qui disait: "Ta
prévoyance a créé toutes choses
(visibles) et c'est avec le secours
d'une non moindre voyance que tu diriges
le monde" (Omnia creasti, nec
minore regis providentia).
Aujourd'hui, nous
savons tous qu'un démiurge paresseux à
souhait et qui aurait mis sept jours à
traîner la patte dans un néant
sousdimensionné n'aurait pas encore mis
un terme à la construction d'un seul
grain de sable. Comment une orthodoxie
encore plongée dans la zoologie
exorciserait-elle le silence de
l'éternité et le vide de l'immensité si
la solitude du Zeus cadenassé dans
Euclide des Anciens n'était qu'une copie
de la loquacité de ses adorateurs, mais
si nous sommes tous demeurés des
microbes largués dans un infini
multidimensionnel? Quel minuscule
plongeoir que la distance de quinze
milliards d'années-lumière que nos
astronomes appellent le cosmos de la
matière! Et si nous apprenions à ouvrir
nos oreilles à ce que nos dieux nous
disaient pour s'être mis à notre écoute?
3 - Comment sacraliser l'autorité
publique ?
L'anthropologie
critique d'aujourd'hui rappelle que les
religions n'enseignent que les rudiments
de la politique. Certes, le Zeus des
Anciens était déjà devenu un homme
d'Etat relativement avisé. Si
imperceptible que fût son sautoir, il
nous a appris que les animaux
tridimensionnels commencent par expédier
un pilote de leur propre taille dans le
cosmos des atomes et par lui faire
distinguer clairement le vrai du faux,
le juste de l'injuste, le légal de
l'illégal. Après le passage du premier
râteau de la connaissance, que
reste-t-il à trancher aux pucerons du
cosmos? Rien : la créature ramassée à la
pelle aura remis sa pauvre tête aux bons
soins d'un tiers non moins tâtonnant
qu'elle même mais qu'elle exhortera
pourtant à pleins poumons à penser plus
droit qu'elle-même. La responsabilité
cérébrale d'Adam se réduira à bien
apprendre la leçon qu'il aura longuement
enseignée à Jupiter et à se la réciter
par cœur.
Mais un pouvoir
absolu et parfait ne saurait travailler
dans le détail: Malebranche expliquera
encore que l'orfèvre du cosmos fait
tomber indistinctement la pluie sur les
champs et sur les chemins. La définition
de cette politique des négligences du
ciel sera nécessairement universelle,
puisque le religieux se veut totalisant.
Ce sera toujours un ciel localisé qui
vous soufflera les coordonnées les plus
simplistes de l'art de bien gouverner.
Il sera donc à jamais impossible de
fonder l'autorité publique des Etats,
donc la légitimité des pouvoirs d'un
démiurge, sur un Jupiter aux sûrs
paramètres sans en appeler à la caution
d'un souverain visiblement maladroit,
mais réputé expérimenté, réfléchi et
tenu pour surplombant ; et puisque ce
personnage approximatif ne trouvera
jamais d'interlocuteur digne de sa
suréminence, donc de partenaire à la
hauteur de son personnage, nul ne lui
donnera la réplique avec un semblant
d'autorité, et encore moins avec
l'ambition de lui river son clou.
Du coup, tout
Olympe se donnera la majesté de laisser
vide la chaise de la créature: car si le
sujet devenait pensant pour son propre
compte, comment son existence sacrilège
ne soumettrait-elle pas, en retour, la
cervelle orgueilleuse de son maître à un
examen scrupuleux de son fonctionnement
tant moral que politique et comment, son
instrument de mesure à la main, le
profanateur ne comparerait-il pas le
décalque avec l'original?
4 - Les hommes d'Etat des démocraties
Même dans les
démocraties censées soumises à la raison
politique, l'autorité de la caution
suprême réputée valider les décisions
des peuples dûment consultés se trouvera
soustraite au crime de lèse-majesté et
subrepticement mise à l'abri de tout
examen rationnel de ses axiomes. Dans
les théologies, c'était "Dieu" qui
échappait à toute pesée exacte des
prémisses qui pilotaient son encéphale,
dans la démocratie, ce sera son
remplaçant désigné, le suffrage
universel - cet insecte sera chargé de
greffer en catimini ses élytres sur les
urnes, donc de les introniser en
catimini.
Il est donc
important de comparer les ingrédients
qui composent le type d'autorité de la
larve avec l'éclat de son
accomplissement dans la splendeur de ses
ailes. Quand les chimistes de Jupiter
nous font observer les ingrédients
psycho-biologiques dont la mixture met
en marche la transcendance papillonnante
des décisions moirées du suffrage
universel, nul ne tient compte des
preuves tirées de leur ramage et de leur
plumage - on ne profanera pas l'ordre
sacré des démocraties qui a fait dire à
un Socrate moqueur qu'à deux boules
près, le vote des Athéniens, donc
d'Athéna elle-même , le déclarait
innocent et l'installait au Prytanée.
Mais, primo,
au siècle de l'évolutionnisme,
secundo, des sciences exactes,
tertio de l'inconscient qui
sous-tend la subjectivité de la notion
même d'une raison, réputée donner un
"sens rationnel" au réel, quarto,
de l'astronomie multidimensionnelle,
quinto, de la géométrie de l'infini,
un Président de la République ne saurait
colloquer entre les sciences et les
croyances le même gouffre que les chefs
d'Etat et les classes dirigeantes du
Moyen-âge; et son statut de chrysalide
de la science politique se révèlera
tellement inédit que Clio enfantera, en
retour, des difficultés sur lesquelles
il appartiendra désormais aux Etats
laïcs de se les expliquer avec la plus
grande franchise et surtout, avec
l'honnêteté intellectuelle qui, trois
siècles seulement après la parution du
Traité de la Tolérance de
Voltaire, leur est maintenant imposée de
force, car l'esprit scientifique qui
domine désormais le monde entier leur
demande. " Quel est le degré d'animalité
de la parole humaine?"
5 - La vie spirituelle de la raison
Si Jules César
faisait scandale à afficher une
incroyance éhontée et si sa mécréance
offensait tout le monde dans l'Etat , à
commencer par son plus grand
historiographe, Suétone - tellement
"l'esprit de raison", comme on dit,
était encore condamné à se cacher sous
le sacré ou à donner le change - la
question du statut cérébral de la France
dite pensante se révèle à la fois plus
simple qu'au Moyen-Age et beaucoup plus
scabreuse. Ne nous voilons pas la face
devant cet embarras cérébral: cet
empêtrement est devenu tellement
politique qu'il a débarqué avec fracas
et de plein droit sur la scène
intérieure de tous les Etats qualifiés
de démocratiques.
Car il faut se
rendre à une première évidence: la
vocation de la pensée rationnelle est
ascensionnel, donc "spirituel" par
nature et par définition. Et comme
l'ascensionnel est élitiste, comment
forger l'éthique, donc la spiritualité
des élites de la nation de la raison, de
quel apostolat les nourrir, comment leur
apprendre à peser une espèce demeurée
semi-animale?
Une République
moderne trahirait non seulement la
mission intellectuelle et philosophique
attachée, depuis 1789, aux droits d'une
citoyenneté intelligente , mais elle
renierait également les devoirs moraux
des démocraties si elle basculait du
côté de l'ignorance, de la déloyauté, de
l'hypocrisie et de la sottise dont
témoignaient les superstitions
religieuses des premiers âges. Mais si,
par un étrange renversement, le
ridicule, la vulgarité et la
superficialité d'esprit devenaient
soudainement l'apanage des faux
héritiers du XVIIIe siècle, comment
protègerions-nous l'Etat démocratique et
républicain des assauts d'une triple
impéritie, celle des primitifs de la
laïcité, celle des enfants de chœur de
la politique et celle des sicaires du
ciel?
Du coup, le chef
d'Etat de notre temps se bat sur trois
fronts de la sottise du monde et pour
ainsi dire contre trois visages de la
folie du genre humain, celle du
ritualisme paresseux des cultes de
confort, celui du rire idiot de Charlie
Hebdo et celui du Dieu guerrier et
vengeur dont la République commence de
distribuer les taloches aux mécréants.
En vérité, un Etat coincé entre ses
missels et ses bonnets d'âne est couché
sur un lit de Procuste plus dangereux
qu'au Moyen-Age.
Car il lui faut
réapprendre à distinguer les cultes
doctrinaux des cultures décérébrées, et
cela en anthropologue informé des
secrets de la bête parlante : les cultes
sont nés d'un trafic sanglant entre
l'animal schizoïde et les vengeurs
terrifiants et gloutons qu'ils ont
installés dans les nues. Puis, peu à
peu, les simples cultures prennent en
charge ce fonds commun de la politique
et de la foi ; mais elles oublient
bientôt l'origine sanglante de tous les
cultes. Quand elles ont perdu cette
balance de l'humain, elles se montrent
stupéfaites de ce que les tempêtes de
l'histoire leur rappellent l'origine du
sacré dans les meurtres sacrificiels. Il
y faut une anthropologie de
l'évolutionnisme située à mille lieux
d'un Traité de la tolérance
de Voltaire, qu'il faudra rebaptiser le
Traité du superficiel.
Comment et à quelle
profondeur de l'esprit scientifique et
philosophique dont s'honorerait notre
temps un Président de la République
devenu savant défendrait-il une laïcité
dotée d'un ressort cérébral et d'une
haute conscience morale? Comment
tracerait-il avec pertinence la
frontière entre les croyances
religieuses et les conquêtes de la
raison si, dans le même temps, il devra
défendre avec pertinence le génie
ascensionnel commun aux plus hautes
inspirations religieuses et aux feux non
moins éternels de la pensée critique?
Comment démontrera-t-il à des laïcs
devenus les dévots d'une raison étriquée
que les vraies élévations spirituelles
ne sont pas du côté des litanies et des
liturgies de la platitude, si, de son
côté, la pensée rationnelle sera
descendue, elle aussi, au rang d'une
ignorante? Car une laïcité dégénérée ne
sait plus à l'aide de quelle torche
éclairer la marche et le combat de la
pensée iconoclaste des grands mystiques.
6 - Les peureux et les tremblants
Mais pour nous
expliquer les embarras proprement
intellectuels dont souffre la République
abêtie d'aujourd'hui, commençons par
accorder notre confiance aux plus grands
écrivains et aux meilleurs philosophes.
Ceux-là n'ont cessé de donner leur vrai
sens aux mots de la pensée. Il n'est pas
nécessaire, disent-ils, de se révéler un
linguiste et un philologue pour parler
clair et pour tomber juste : il suffit
de manier la langue française avec
précision pour comprendre que la notion
de tolérance ne renvoie en rien à
une ascèse digne de la pensée
rationnelle et que la justesse d'esprit
enseignera, au contraire, qu'il s'agit
d'une sottise dont les pataugeages sont
condamnés à demeurer dans
l'approximation, la contrefaçon, la
mascarade, le faux-semblant et la
tartufferie. Car une pensée sans feu est
aussi morte qu'une théologie de la
bêtise.
Certes, à condition
qu'elle n'ensanglante pas l'ordre
public, l'ignorance ne sera pas
opprimée; il suffira de la laisser
croupir dans sa poussière. Mais il est
stupide de la qualifier de "terrorisme
en bande organisée" - sinon, il
faudrait également mettre tout le poids
de ce chef d'accusation sur les épaules
des Etats et traiter de chef de gang le
pape qui a fait commémorer le massacre
de la saint Barthelemy par la frappe
d'une sainte médaille. Peser la
religion, c'est peser le sang réputé
payant des sacrifices - et ces
sacrifices censés se trouver grassement
rémunérés par Jupiter tuent
indifféremment des animaux domestiques
et des hommes de haut prix, donc des
mets tenus pour succulents et jugés
dignes de se trouver servis aussi bien à
la table des dieux antiques que du Dieu
des chrétiens. (-
A propos de la mort sacrificielle de
Jean Paul II, 12 avril 2005)
Mais, du coup,
comment l'autorité spirituelle et
ascensionnelle attachée à la pensée
logique et à la rigueur intellectuelle
des philosophes et des savants
accorderait-elle un crédit cérébral,
même microscopique, à une tolérance qui
laisserait le sceptre de la terreur
triompher en majesté sous la couronne de
l'"opinion", donc d'une "liberté
d'expression" tellement privée de pilote
et de boussole qu'elle ne guérirait
l'humanité de son ignorance et de la
sottise que par la décapitation du "penseu
" égaré? Si nous nous contentons de
tolérer la pensée critique, notre
bienveillance au rabais sera censée
laisser la vérité entre nos mains
amollies - et nous aurons déjà récusé la
pensée loyale et dangereuse des grands
incendiaires au profit du flottement et
de l'errance d'un vague romantisme
religieux.
7 - Le tragique de
la vérité
Les guerriers de
feu de la vérité cuirassée de logique ne
sont pas confusibles avec les stupides
défenseurs d'une "liberté d'opinion"
courant dans les bosquets des simples
cultures. Dès le Ve siècle avant notre
ère, les Grecs invalidaient, sous la
plume de Platon et d'Aristote, le règne
benêt de l'opinion publique, la doxa.
La liberté d'expression, disaient-ils,
n'est jamais que le fruit d'une
subjectivité demeurée inconsciente
d'elle-même et partagée tantôt par toute
une population de pantins, tantôt par
une fraction seulement des dirigeants
tombés dans la mollesse cérébrale et la
paresse intellectuelle.
Mais si nous
validons la quête harassante de la
vérité en elle-même - et non pour la
soumettre d'avance ou après coup à une
utilité politique durable ou passagère -
il nous faudra rendre la pensée
rationnelle plus hautement existentielle
que toute confession ou toute doctrine
religieuses. Car la vérité
authentiquement rationnelle habite le
temple du tragique. On ne conquiert pas
le tragique de la vérité sans en payer
le prix le plus lourd.
Il nous faut donc
apprendre comment se répartissent les
périls entre les contraintes des
religions banalisées et celles de la
pensée ascétique, et il deviendra
infiniment plus dangereux de penser
droit que de croire aveuglément. Car si
nous nous déchargeons du poids des
ténèbres et du silence sur les épaules
d'un démiurge inattaquable et
insoupçonnable et si nous croyons nous
en tirer à si bon compte - nous nous
donnons seulement des béquilles
achetables dans les grands magasins -
comment déposerons-nous notre
poltronnerie intellectuelle sur les
balances de la vie spirituelle de
l'intelligence et quel sera le reste de
vaillance dont notre raison et notre
intelligence se partageront les
séquelles? Zeus est mort, mais les
élévations des peureux et des tremblants
n'habiteront jamais que les autels
qu'ils dressent à leur propre épouvante.
Quand un chef
d'Etat valide l'encéphale d'un crétin
qui a insulté un milliard et demi de
musulmans - il a placé une tête de chien
sur la charpente de Muhammad - comment
nier que l'ignorance et l'idolâtrie des
Etats a débarqué dans la géopolitique du
mythe de la Liberté? Voltaire n'avait
pas imaginé que la raison en marche
tenterait de se donner la vulgarité, la
stupidité et l'ignorance pour alliées et
qu'un Président de la République
française s'abaisserait à caricaturer la
raison de la France des Lumières.
8 - Les hommes
d'Etat du sacré et l'anthropologie
moderne
Reste à
l'anthropologie moderne de forger les
maillons de la chaîne qui rattachera le
retour actuel à la pratique primitive
des meurtres sacrés à la piété bénigne
et coutumière de l'humanité endormie
dans des dévotions oublieuses de leurs
origines. L'homme est un animal
craintif, mais tueur, donc avide de se
soumettre à une autorité qui le mettra à
l'abri de la mort. Il installe donc dans
le vide de l'immensité le chef le plus
fiable à ses yeux et, par conséquent, le
plus colossal. Pourquoi cette alliance
instructive du titanesque avec la
politique ? Parce qu'on ne saurait se
trouver un bouclier de sa faiblesse sans
s'imaginer que le protecteur le plus
puissant sera nécessairement le plus
efficace. De même qu'un général sera
d'autant plus adoré de ses soldats qu'il
se sera rendu prestigieux par sa carrure
et sa voix, de même le dieu devant
lequel les fidèles seront réduits à des
microbes sera également le Jupiter le
plus légitimé en son autorité, tellement
l'invincibilité de la puissance tient
entre ses mains le sceptre de la vérité
sur la terre comme au ciel.
C'est pourquoi
l'ascèse monacale est tenue pour la
forme la plus achevée, donc la plus
suicidaire de la foi: le moine se veut
un insecte humilié devant la grandeur de
son chef, et un ennemi de tout individu
dont l'effronterie se prendrait pour une
autorité autonome- il faudra chanter
dans le chœur ou quitter le couvent.
Mais l'aplatissement dans une
minusculité glorifiée trouvera des
compensations dans l'auto-anéantissement
immortalisé.
L'homme d'Etat
moderne aura appris que le Jupiter le
plus tueur sera tenu pour le plus
puissant, donc pour le plus compétent et
le plus protecteur. Il saura que la
majesté de ce potentat repose tout
entier sur son invincibilité. La
démocratie ne sera à la hauteur de sa
tâche que si les chefs d'Etat et la
classe dirigeante instruite auront
compris la théologie à la lumière d'une
anthropologie de la politique et la
politique à la lumière d'un Machiavel du
ciel. A ce titre, cette élite d'une
vraie République conduira la nation
entre les récifs de la mort. Entre ses
mains, la démocratie empruntera les
chemins des lucidités civilisatrices. A
ce titre encore, elle mettra le mythe de
la Liberté à l'école de la raison et
l'humanité à l'écoute de l'esprit. Mais
le dieu de la démocratie reste à mettre
en selle. Puisse Caïn faire connaître à
la République les secrets de l'invention
d'un autre démiurge, puisse l'humanité
apprendre à se connaître à l'école des
dieux sauvages qu'elle se forge à son
image.
Le 10 avril 2015
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