Théopolitique
L'avenir
mondial de la raison et
la spiritualité laïque
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 6 juin 2014
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1 -
Un animal suspendu entre ses
songes et ses arpents
2 - L'animalité cérébralisée
3 - Que signifie le verbe penser
?
4 - Les embarras de la science
5 - Notre double cécité
6 - Retour au temple d'Aphrodite
7 - Qui suis-je ?
8 - Le grand absent
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1 - Un animal
suspendu entre ses songes et ses arpents
Une laïcité privée
d'assise philosophique est un carré
rond, mais une philosophie sans
spiritualité est un rond carré. Mais
comment demander à des Etats de plus en
plus rationnels de faire usage de leur
seule raison politique et, dans le même
temps, leur conseiller de s'accorder des
pouvoirs censés validés de se fonder sur
des dogmes hérités des premiers âges? Le
fossé ne saurait se creuser indéfiniment
entre des connaissances dûment vérifiées
par l'expérience et l'ignorance des
gouvernements réputés recevoir leurs
directives du ciel de l'endroit. Les
Etats schizoïdes se déliteront-ils et
courront-ils au naufrage sur le même
modèle qu'à la fin du Moyen-Age, à
l'heure où l'abîme entre l'encéphale des
rois théologiens et celui, encore
timide, des premiers humanistes sapait
les fondements divins des dynasties?
Or, si tous les
Etats auto-proclamés laïcs, donc censés
être devenus de grands raisonneurs
depuis Voltaire, substituent leur
autorité aux volontés encore qualifiées
de révélées, donc recueillies de la
bouche d'une divinité, aucun n'a
raisonné le moins du monde sur ce point
précis. Peut-on légitimer les verdicts
de la pensée laïque sans les avoir
démontrés? Ou bien l'Etat laïc n'aura
pas prouvé les droits attachés à la
raison raisonneuse, ou bien il craindra
de découvrir les ultimes secrets
religieux du singe locuteur et il
redoutera de descendre dans les arcanes
de sa propre cervelle. Mais, dans ce
cas, le naufrage de l'humanisme
superficiel des modernes dans un culte
aveugle du vote populaire se révèlera
parallèle à la débâcle cérébrale de la
théologie du Moyen-Age. Car une
civilisation qui renonce au
"connais-toi" est déjà couchée sur son
lit de mort.
La preuve: près de
quatre-vingts ans après la mort de Freud
et cent cinquante cinq ans après la
parution de l'Evolution des
espèces de Darwin, non seulement
la réflexion scientifique et
philosophique sur les mythes religieux
est suspendue sine die dans le
monde entier, mais la notion même de
progrès intellectuel agonise au sein de
nos sciences humaines privées de
profondeur, donc de génie du tragique et
les Etats républicains défendent une
laïcité tellement décérébrée que ses
fondements anthropologues remontent à
1905.C'est pourquoi, en l'an de grâce
2014, nous commémorons tranquillement et
dans une acéphalie satisfaite le deux
cent vingt-cinquième anniversaire de la
Révolution ambiguë des droits d'une
raison humaine trépassée d'un côté et
d'une Révélation reléguée au musée des
mythologies sacrées de l'autre.
Et pourtant, depuis
vingt-cinq siècles, jamais les progrès
de la pensée véritable n'ont passé par
une politique des cervelles fondée sur
le culte des droits de l'ignorance et de
l'irréflexion - et si l'on ne reproche
au Front National que de faire
rétrograder la France des petits
synchrétistes triomphants, c'est dans
l'oubli que ce parti passe outre, comme
tous ses confrères, à toute spéléologie
du crâne humain, donc à toute
résurrection de la raison mondiale. On
ne fait pas revenir une nation sur son
décervellement à prétendre réhabiliter
le vieux principe de la séparation entre
une Eglise stagnante et un Etat creux.
Mais pourquoi ce
parti du "renouveau" fait-il aussi peu
progresser la connaissance
anthropologique des ressorts et des
rouages des croyances sacrées que les
défenseurs de toutes les superstitions
du monde? C'est cela, la mort d'une
civilisation: on brandit le drapeau d'un
humanisme vide de sens et fondé en
catimini sur le refus pur et simple
d'approfondir la connaissance critique
des évadés partiels de la zoologie, on
exalte subrepticement une " tolérance "
religieuse glorificatrice d'une culture
épidermique. Circulez, il n'y a rien à
voir.
2 - L'animalité
cérébralisée
Comment se fait-il
que la question centrale des apanages
que revendiquent respectivement le
temporel et le mythe n'ait jamais été
abordée ni de front, ni de biais dans la
République et que le débat soit tombé
dans l'insignifiance aux yeux des plus
hautes instances de l'Etat laïc? Une
démocratie n'aurait-elle pas le plus
grand intérêt - et précisément un
intérêt proprement politique - à
préciser les prérogatives que s'arrogent
des croyances réputées de provenance
surnaturelle d'un côté et, de l'autre,
les apanages majeurs que revendique la
pensée logique - celle dont le sens
rassis du genre humain voudrait se
réclamer à bon escient - alors que cette
aporie s'est rallumée sur les cinq
continents depuis un demi-siècle et
n'est pas près de quitter l'estrade de
la géopolitique du XXIe siècle?
L'Amérique du Sud
veut rendre le christianisme allègre et
libérateur, mais ne sait que faire de la
théologie des empires infernaux en
fusion dont les trois monothéismes se
partagent l'incendie éternel, que
l'islam se déchire sur toute la terre
entre les fanatiques et les médiateurs
avisés d'Allah et que l'Europe des Etats
issus du siècle des Lumières sombre dans
la crainte de peser les encéphales
métazoologiques, ce qui lui interdit de
rédiger un nouveau Discours de la
méthode sur notre astéroïde.
Tristan Bernard
disait: "Shakespeare est mort, Dante
et mort, Goethe est mort et moi-même je
ne me sens pas très bien". L'heure
aurait-elle sonné de dire: "Jonathan
Swift est mort, Darwin est mort, Kafka
est mort. Ces trois méta-zoologues de
génie ont tenté de cerner l'animalité
spécifique du singe locuteur et de
préciser les contours d'une bestialité
cérébralisée." La postérité de ces
trois précurseurs sera celle d'une
science du regard que les évadés de la
zoologie porteront demain sur le crâne
que leur évolution a fait débarquer dans
leurs univers de la parole.
3 - Que signifie
le verbe penser?
Jusqu'où un régime
politique officiellement fondé sur
l'éducation patiente des nations
demeurées en retard dans l'ordre de la
pensée logique et des cervelles encore
en gésine de l'espèce de raison que le
XVIIIe siècle avait lancée sur le marché
de la connaissance scientifique,
jusqu'où ce régime, dis-je, pouvait-il
solennellement réaffirmer l'existence de
Dieu jusque dans l'enceinte de ses
écoles publiques, mais sans jamais peser
le sens du verbe exister?
Jusqu'où l'éducation pseudo rationaliste
moderne a-t-elle tenté de valider le
coup de force, astucieusement imaginé
par Napoléon, de faire promulguer
l'existence de Zeus par la volonté
expresse des Athéniens rassemblés sur
l'Agora et de légitimer, par conséquent,
le christianisme et tous ses dogmes en
état de marche par la volonté expresse
d'un suffrage universel miraculeusement
informé des ultimes secrets de la
matière cosmique?
"Le peuple français
proclame l'existence de Dieu" avait fait
dire l'empereur aux citoyens campés en
souverains aussi bien du cosmos que
d'eux-mêmes sur leurs lopins. Il faut
s'y résigner: le Dieu privé de grammaire
actuellement en fonction n'a pas jailli
des fonts baptismaux d'une théologie
révélée, mais d'une souveraineté
démocratique salutatrice des exploits
religieux de la culture mondiale. Le
trône de ce législateur est donc
subjectif par nature ce qui le rend
renversable au gré des majorités
culturelles du moment. Du coup, le ciel
peut également retrouver subitement,
toutes ses prérogatives provisoirement
abolies par le verdict passager des
urnes. Mais alors, sur quelle
civilisation de la raison un dieu
Démocratie issu de la seule volonté du
peuple souverain fonde-t-il la
transcendance de la bête métazoologique?
4 - Les embarras
de la science
Si la laïcité a
bâti la validité des croyances dites
"révélées" sur la liberté d'opinion
pleine, entière et mise hors de contrôle
de toutes les nations et de tous les
peuples semi-rationnels de la terre et
si la croyance en l'existence de ce
Dieu-là loge qui bon lui semble dans les
nues, il faut reconnaître que la syntaxe
et le vocabulaire de la laïcité moderne
se dont rendues plus décérébrées que la
théologie des juifs, des chrétiens ou
des musulmans réunis, puisqu'elle ne
précise ni le statut politique de la
raison seulement humaine, ni celui d'une
foi scindée entre plusieurs théologies
du monothéisme; car elle se contente de
gérer dans son coin et platement la
confusion mentale qu'elle a
universalisée au nom d'un Dieu
boitillant entre ses majorités
passagères. Mais pourquoi l'ignorance
des ignorants blasonnés du titre de
docteurs par la foule massée sur les
places publiques serait-elle moins
observable sous le baudrier de
l'éducation nationale que celle des
prêtres de l'Apollon de Delphes ou de
l'Aphrodite d'Ephèse?
Et pourtant, une
histoire asservie aux sortilèges d'un
temporel assermenté par les feux-follets
d'une démocratie claudicante se hâte
davantage que la foi des ancêtres de
réfuter l'interdiction laïque de penser
sérieusement. Car les civilisations
tombées dans les mythologies sacrées se
réjouissent bruyamment de penser tout de
travers; mais de son côté et deux
siècles seulement après la prise de la
Bastille, une République délibérément
privée de cerveau cogitant se châtie
durement elle-même; car du moins s'en
veut-elle d'échouer dans son combat
décérébré contre la décérébration d'une
démocratie mondiale qui se garde bien de
penser l'humanité à l'échelle de la
planète. Pourquoi cela, sinon parce que
la séparation orageuse entre la
souveraineté de l'Eglise et celle de
l'Etat, donc entre la vérité réputée
venir d'ailleurs et l'erreur rusée des
hommes, cette séparation, dis-je, s'est
couverte de la poussière d'un siècle
entier, comme il est dit plus haut, pour
n'avoir osé aborder aucune des
difficultés psychologiques,
anthropologiques, historiques ou
politiques que soulève la survivance
entêtée des cosmologies oniriques des
premiers âges au sein de la civilisation
mondiale tout entière.
Comment la pensée
logique refuserait-elle de se demander
pour quelles raisons les évadés actuels,
donc partiels de la zoologie se dotent
obstinément d'un chef et d'un maître
inégalement vaporeux et qu'ils
installent plus ou moins commodément ou
au prix des plus grandes difficultés
dans la solitude du cosmos? Pourquoi
défrichent-ils le désert de l'immensité,
pourquoi labourent-ils un vide avec
lequel seul celui de l'infini se met en
mesure de rivaliser?
Une chanson de
Charles Trenet dit:
Le soleil a
rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil
l'attend
L'origine de
l'alliance du pouvoir politique avec le
pouvoir religieux résulte de
l'impossibilité, pour les classes
dirigeantes des sociétés primitives,
d'avouer à leurs congénères qu'elles
ignorent l'origine du soleil et de la
lune. Avant l'invention des cosmologies
mythiques, seul le culte des morts et
des dieux lares rattachait la conduite
des Etats à la connaissance des ultimes
secrets de l'univers. Puis, peu à peu,
une astronomie demeurée mi-descriptive,
mi-explicative a passé pour coiffer les
pénates. Et maintenant, on ne sait plus
quelle est l'origine de notre système
d'éclairage du cosmos, mais on calcule
la masse de lumière et de chaleur que
dégagent nos lampions. Et pourtant le
poète chantant, avec son vers de douze
pieds, vaillamment suivi d'un autre de
treize, échoue à redonner aux astres le
rang de personnages en activité dans une
immensité mystérieuse - et nous ne
savons toujours pas ce que sont nos deux
geôliers principaux, l'espace et le
temps.
Toute la physique
contemporaine a oublié que le temps
n'est pas seulement un coadjuteur chargé
d'épauler la matière en mouvement et de
régler le débit des heures sur la
vitesse de son compagnon de route, mais
la condition de l'existence même du
cosmos. Le temps échappe à
l'expérimentation de l'accélération des
particules: impossible de jamais
connaître ce cocher dans son existence
spécifique. Sitôt que je veux rendre
compte de cet acteur de l'univers, je
suis déjà pris dans son enceinte, donc
incapable de jamais me situer hors de
son étau; et si j'entends penser le
temps qui me capture, donc le monde dont
il tient les rênes, c'est l'univers tout
entier que je dois renoncer à placer
sous le joug du verbe être.
Impossible de
s'attacher à préciser la nature d'une
durée qui échappe à nos cyclotrons et
qui ne saurait se présenter à
l'observation, puisque le temps trépassé
ne saurait se placer sur la balance à
peser l'existence d'un monde encapsulé
dans le temps. Mais s'il faut peser la
lumière du non-être à la lumière du
non-être, seuls les mystiques ont
rencontré l'aporie à laquelle se
heurtera toute la science physique de
demain - à entendre les expérimentateurs
du néant, l'univers serait "tombé
dans le temps".
La physique
mondiale a rendez-vous avec l'ultime
finitude de la science de la matière et
du temps; et cette finitude-là ne se
laissera pas "observer" dans les
laboratoires. On attend les
expérimentateurs de la mort de Chronos.
5 - Notre double
cécité
La loi de 1905 sur
le divorce de l'Eglise d'avec l'Etat
coïncide avec la découverte de la
relativité générale d'Einstein. Cent dix
ans plus tard, l'enseignement laïc n'a
pas davantage adapté l'éducation
nationale à l'univers de la quatrième
dimension dans les écoles de la
République que l'Eglise du XVIIe siècle
n'avait quitté l'astronomie de Ptolémée.
En ce temps-là,
l'espace et le temps étaient encore
candidement séparés, et nos ancêtres les
croyaient unifiables chacun de son côté.
Aristote avait expédié la question en
arpenteur: "Le temps est la mesure du
mouvement", disait-il, ce qui
supposait que la clepsydre ou le sablier
cachaient deux acteurs dans leur coulée,
la durée ou l'étendue.
Mais, en 1904,
Copernic enregistrait naïvement une
métamorphose du cosmos qu'il aurait dû
prévoir. Pourquoi ne tirait-il pas les
conséquences logiques de l'expérience
suivante: si vous échangez des balles
sur un navire en marche, leur
va-et-vient ne tient aucun compte de la
course de leur support sur les eaux; et
si tout objet en mouvement charrie son
espace et sa durée confondus avec ses
atomes, on comprend que la lune tourne
autour de la terre comme si celle-ci ne
courait pas autour du soleil à la
vitesse de trente kilomètres à la
seconde. De même les planètes tournent
autour d'un astres censé immobile dans
l'espace de Copernic, alors que cette
étoile se rue en direction de la
constellation de Bételgeuse. Pis encore,
si je chevauchais un rayon de lumière,
je périrais aussitôt, parce que mon cœur
battrait cent fois moins rapidement,
mais si je survivais un an à ce
ralentissement, je retrouverais la terre
vieillie d'un siècle.
Le temps n'est donc
pas plus unifiable que l'étendue - je
suis lové dans une durée dont la coulée
obéit à des rythmes variables, je suis
livré à un vide coupé en tranches
mystérieusement séparées. Tout cela n'a
rien de commun, existentiellement
parlant, avec le système métrique sûr de
lui et les horloges peu étonnées de
Copernic et de Newton. La laïcité
peut-elle se tromper d'astronomie comme
elle se trompe d'anthropologie?
6 - Retour au
temple d'Aphrodite
La difficulté de
penser le sacré démocratique et le sacré
religieux commence avec l'impossibilité
de préciser le contenu scientifique et
psychologique d'une foi stabilisée par
une théologie rigoureuse. Quel était le
contenu doctrinal bien arpenté de la foi
des Grands à la cour de Louis XIV? D'un
côté, ils écoutaient les logiciens d'un
ciel bien structuré par les Bossuet, les
Bourdaloue ou les Massillon avec une
ferveur conciliatrice de la dialectique
avec la politique, mais, de l'autre, ils
réconciliaient autant que faire se
pouvait, les maîtresses du roi avec la
monarchie de droit divin, donc un
Evangile irénique avec les conquêtes
guerrières dont se nourrit la gloire de
tous les rois du monde.
Un siècle plus
tard, quel était le contenu
syllogistique de la foi d'une haute et
d'une moyenne bourgeoisie plongée dans
la lecture de Madame Bovary
ou de La Vie de Jésus
de Renan? Quelle est la dévotion
argumentée des Napolitains
d'aujourd'hui? Chaque année, le 19
janvier, une foule de fidèles convaincus
de la sincérité de leurs dévotions se
presse dans l'enceinte de la cathédrale
où un notaire apostolique est censé
constater de ses yeux le prodige rituel
de la liquéfaction, tantôt retardée de
quelques instants, tantôt ponctuelle à
souhait du sang d'un saint Janvier
appelé à se retrouver durci dans sa
fiole pour le reste de l'année. Sur
quelle assise catéchétique la foi de cet
officier ministériel repose-t-elle?
Visiblement, il est de mèche avec un
Vatican dont la pastorale juge sage de
cautionner le subterfuge par l'autorité
d'un tabellion assermenté. Mais ni la
piété notariale, ni l'ecclésiale n'en
sont ébranlées pour un sou. Dans ce cas,
quelle est le pilier cérébral de la
dévotion censée argumentée du Saint
Siège lui-même?
Et maintenant,
quittez les parvis de la superstition
napolitaine et courez dans les rues et
les ruelles de la ville, et maintenant
demandez aux passants leur sentiment sur
le miracle traditionnel du 19 janvier.
Je vous le dis, vous ne croiserez pas un
seul mécréant, parce que le prodige
figure dans la liste des trésors
religieux de la ville. Si vous vous
rendez à Milan ou à Venise,
trouverez-vous des jaloux du riche
magasin des accessoires religieux des
Napolitains? Nenni: le même patriotisme
confessionnel vous dira que l'Italie est
la capitale d'une religion universelle,
donc respectable et qu'il ne serait pas
civique de porter atteinte à la gloire
d'un saint célèbre dans le monde entier.
Les visiteurs des temples prestigieux
d'Aphrodite, d'Apollon ou de Junon ne
disaient pas autre chose.
Puis, partez pour
l'Allemagne protestante où Luther vous
fera prudemment escamoter, mais
nullement réfuter vigoureusement le
dogme de l'immaculée conception ou de la
naissance virginale, tandis que la
Prusse calviniste vous livrera à un Dieu
privé des colifichets d'une prêtrise
substantifiable, donc de lien social
pétrifié, mais dont le sceptre sera
d'autant plus redoutable que ses foudres
se seront privées des renforts du bois,
du fer ou de la pierre et n'auront ni
anse, ni manche à tenir dans vos mains.
Le fondement de la foi réformée
serait-il seulement la croyance ferme et
inébranlable en l'existence du Dieu
solidifié que les Français ont couronné
de la tiare de Napoléon?
7 - Qui suis-je ?
Mais, du coup,
votre embarras ne fera que grandir. Car
s'il est possible de préciser ce que
signifie concrètement le verbe
exister appliqué à un arbre ou à une
charrue, que faut-il entendre par la
notion abstraite d'existence
attribuée à un Dieu insaisissable par
nature et par définition? Bien plus,
qu'en est-il de l'existence vaporeuse,
mais établie, de la géométrie si seule
la logique d'Euclide s'en porte garante
et si elle a fait naufrage dans le
cosmos en 1905? Que penser des
démonstrations attestées des
mathématiques tridimensionnelles, que
dire d'une philosophie ritualisée par sa
scolarisation intensive, comment peser
une République enchainée à ses
démagogues institutionnels, comment
libérer une Démocratie ficelée à un
corps électoral d'ignorants? Ou bien
vous observez la nation telle qu'elle se
présente ligotée dans l'enceinte d'une
Assemblée Nationale de la sottise
publique ou d'un Sénat des Sancho Pança
de la démocratie et, dans ce cas, ce
n'est pas elle que vous voyez si mal
fagotée par ses écuyers, mais seulement
son ombre ou sa caricature. Mais si vous
la définissez dans son idéalité
cérébrale, donc dans sa perfection
gargarisée, jamais vous ne saisirez ce
don Quichotte à bras le corps - le
canasson Rossinante veille au grain.
Il en est ainsi de
"Dieu": cette Dulcinée échappe à ses
liturgies, à ses encensoirs ou à ses
prêtrises sur le même modèle que la
République tourne le dos à ses
magistrats, à son clergé d'Etat et à
tout son cérémonial. Mais si vous
évoquez le souffle du mythe caricaturé
par sa pastorale, sa toison vous
glissera sans cesse des mains. Et vous
vous direz: "Qu'en est-il de ce
personnage d'apparat dont le monde
entier se dit habité"?
Serions-nous sur la
piste de cet acteur obsédant? Car enfin,
nous sommes tous dichotomisés sur le
modèle de cette effigie: notre corps, ce
n'est pas nous, mais notre âme est un
vivant incapturable: "Je pense, donc je
suis", disait fièrement Renatus
Cartesius. Mais qui es-tu, toi qui
voudrais te connaître pour un animal
pensant, alors que ta pensée n'est
jamais que ton spectre et qu'à peine
cernée un instant, cette ombre a bondi
plus loin et te précède de nouveau?
Décidément, le sang tour à tour coagulé
et liquéfié de saint Janvier, c'est toi
! Quel alchimiste que le mythe!
En vérité, nous ne
savons ni qui nous sommes entre nos
Béatrice et nos Maritorne, ni de qui
nous parlons quand nous évoquons la
France, la République ou la divinité.
Nos mathématiques demeurent en cours de
définition, mais elles sont
inachevables, notre philosophie est en
cours d'accouchement, mais elle a ouvert
l'infini devant elle. Qu'en est-il de
l'ambition de connaître l'animal en
fuite devant la bête qu'il pourchasse et
qui n'est autre que lui-même ?
8 - Le grand
absent
Si l'éducation
nationale initiait les nations à la
spiritualité qui inspirerait une laïcité
pensante, peut-être la raison du monde
trouverait-elle un pilote capable de
conjuguer le verbe exister. Car,
selon les Grecs, symboliser (sum-ballein)
c'est "jeter ensemble" le signe
et la chose signifiée. Si la France des
signaux trouvait un gouvernail, si la
lucidité et le courage trouvaient leur
signalétique, si la pensée trouvait sa
solitude, si la politique se signalait
comme une bouée de sauvetage sur une mer
démontée, la laïcité dirait à ses
prêtres: "Vous êtes les hommes-signes de
ce temps. Qui serez-vous quand vous
conjuguerez le verbe le plus
porte-lanternes dans toutes les langues
de la terre, le verbe exister?"
Décidément, une
laïcité respirante dans le symbolique se
réserverait bien des surprises. Qu'en
serait-il de son identité intellectuelle
et spirituelle? Longtemps, cette actrice
s'est montrée trop sûre de sa démarche.
Elle s'est voulue le guide de l'esprit
de raison de la France, celle du "Que
sais-je?" de Montaigne, puis elle
s'est rêvée le souffle ascensionnel de
notre nation et son éducatrice sur le
long chemin des élévations du genre
humain. Mais pourquoi ne se
demanderait-elle pas également ce qu'il
en est de l'identité titubante des
grands vivants en devenir de leur
absence qu'elle a largués dans le
cosmos?
Chez les Grecs
déjà, les dieux dissimulaient leur
absence sous les masques de leurs
géniteurs apeurés. Qu'ont-ils à se
cacher à eux-mêmes, les fabricants des
masques titanesques qui leur accordent
une prestigieuse effigie en retour?
Serait-ce la peur qui leur interdit de
se glisser dans le dos de leurs
portraits gigantifiés dans le sacré?
Mais si Jupiter était seulement
l'exorciste de la solitude de ses
créatures et le pédagogue de leur
érémitisme originel, quelle ascension
que d'enseigner aux idoles qu'elles
n'ont pas de vis-à-vis sur lesquels se
retourner et qu'elles servent seulement
de béquilles du vide aux infirmes
épouvantés par l'infini d'une éternité
privée d'interlocuteur?
Qu'ont fait d'autre
tous les mystiques du monde, sinon de
chercher l'Absent dont ils se trouvaient
habités? Qu'est-ce donc que l'élévation
intérieure, sinon cette ascension-là?
Mais alors, qu'en serait-il de la
laïcité française si elle initiait la
nation de la pensée aux secrets de vie
ascensionnelle de la raison elle-même,
celle qui réconcilierait vingt-cinq
siècles de la philosophie d'un
"connais-toi" insaisissable avec les
profanateurs des idoles qui disaient à
Zeus: "Ote-toi de là, Grand Fuyard, je
n'ai pas besoin du soutien du soutien de
ton effigie. Je sais que je brûle du feu
de ton absence." L'absence de "Dieu" est
le pain spirituel de tous les saints.
Et si les
solitaires du cosmos, c'était chacun de
nous?
7 juin 2014
Reçu de l'auteur pour publication
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