Qu'est-ce que
philosopher?
L'animal qui tentait de se regarder de
l'extérieur
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 6 mai 2016
|
1 - L'humanité
est-elle connaissable en tant
que telle ?
2 - Comment s'évader de la
zoologie ?
3- Qu'en est-il de l'objectivité
de l'historien ?
4 - La théologie négative et la
science historique de demain
5 - Le réveil des esclaves
|
1- L'humanité
est-elle connaissable en tant que telle
?
Karl Barth
(1886-1968) était le théologien
protestant le plus illustre de son
temps. Il enseignait à l'Université de
Bâle, parce qu'en Suisse, comme dans
tous les pays protestants de l'Europe,
la théologie est encore tenue pour une
discipline rationnelle. Au fur et à
mesure que son enseignement mûrissait,
il se rapprochait des mystiques de la
"théologie négative" - theologia
negativa - qui ne tentent pas de
brosser le portrait en pied d'une
divinité robuste, roborative et civique,
mais de préciser ce que "le vrai Dieu"
n'est pas. Cette inflexion de plus en
plus marquée de Karl Barth en direction
des Nicolas de Cuse et des Me Eckkhardt
jetait le trouble parmi ses étudiants et
auprès des autorités ecclésiales du
pays: le protestantisme avait autorisé
l'introduction d'une dose de
rationalisme dans le fétichisme et la
rechute du catholicisme romain dans les
superstitions du paganisme.
Mais il n'était pas
question de contester la vocation
politique et sous l'égide de l'Etat, du
Dieu de Luther et de Calvin ou de
renoncer au rôle politique qu'ils jouent
au cœur de la citoyenneté et de
l'éthique minimale des Etats. En courant
de plus en plus vers les grands
mystiques de la "théologie négative"
- parmi lesquels il faut compter saint
Jean de la Croix - Karl Barth se
rapprochait de la finalité critique de
la pensée scientifique, mais également
d'un approfondissement anthropologique
de l'humanisme, puisque Jean de la Croix
officiellement élevé au rang de
"prince des poètes espagnols". La
théologie de la nuit tente de conquérir
une objectivité définie par la capacité
de regarder le genre humain du dehors.
Aussi Karl Bath a-t-il été exclu de
l'Université helvétique au profit d'un "Créateur"
ayant pignon sur rue.
2 - Comment
s'évader de la zoologie ?
A sa manière,
l'anthropologie critique est en
apprentissage d'une scientificité de
nature à mettre en évidence le
parallélisme entre toute science
véritable et la "théologie négative".
Car il s'agit, dans le combat pour la
connaissance réelle et en profondeur du
genre humain, de savoir ce qu'il en est
de la distanciation de la pensée humaine
à l'égard d'une espèce partiellement
évadée de la zoologie.
Mais si l'homme
tend à se forger un regard de
l'extérieur sur lui-même, ce regard
demeurera nécessairement lié à la
zoologie inconsciente qui lui appartient
en propre. Le Dieu que cet animal se
forgera alors se révèlera nécessairement
en évolution à son tour. Il existe donc,
non seulement un parallélisme, mais un
mimétisme, entre l'homme en évolution et
l'évolution de sa divinité suprême
puisque celle-ci se trouve construite à
"l'image et ressemblance" de la
créature.
Karl Barth, comme
tous ses illustres prédécesseurs, se
trouvait donc engagé sans le savoir sur
le chemin de l'évolutionnisme découvert
en 1859 et il se produira nécessairement
une rencontre entre la "théologie
négative" et l'interprétation
moderne de l'évolutionnisme. Mais alors,
est-il possible de porter un regard de
l'extérieur sur une humanité en
évolution si cette extériorité demeure
toujours relative à la théologie civique
et politique qualifiée de "positive"?
Quand
l'anthropologie critique observe
l'animalité politique du Dieu des
chrétiens, des musulmans et des juifs,
elle pose la question de
l'anthropomorphisme de leur "Créateur",
donc des dieux monothéistes que sont le
Jahvé des Hébreux, l'Allah des musulmans
et le Dieu trinitaire des chrétiens.
Depuis les
origines, l'humanité tente de conquérir
un regard sur elle-même, mais elle se
hâte d'en conférer l'exclusivité à une
divinité chargée précisément de
camoufler à la fois sa propre animalité
politique et l'animalité politique de la
créature. Mais si l'humanité ne trouve
pas de territoire extérieur à sa
condition, que va-t-il advenir de sa
pulsion à s'évader de la zoologie? Sans
une plateforme stable pour y installer
les caméras, les prises de vue
demeureront sans valeur.
De même qu'il est
impossible de porter un regard du dehors
sur l'espace et le temps, tout
simplement parce que l'espace et le
temps sont infinis, donc étrangers à la
notion même d'extériorité, il
sera impossible de porter un regard de
l'extérieur sur une espèce évolutive et,
de ce fait, impossible à jamais de la
doter d'une frontière. Mais si la
science anthropologique et toutes les
sciences de l'humain ne se laissent pas
davantage cerner que l'espace et le
temps, la "théologie négative"
devient l'axe central de la réflexion
socratique sur le "connais-toi".
3- Qu'en est-il de
l'objectivité de l'historien ?
L'anthropologie
critique n'est pas stratosphérique. Elle
entend donner au réalisme et à
l'objectivité de la science historique
la profondeur d'une raison béante sur le
tragique de la condition humaine. Rien
n'est moins réaliste que le réalisme
superficiel chargé de masquer une
subjectivité collective. Il est trop
facile de chapeauter d'une universalité
de confection des apparences mises
d'avance à l'école de l'abstrait. Il
n'est pas objectif de démontrer que
Zeus, Osiris ou les trois dieux uniques
qui ont succédé aux Olympes du
polythéisme, n'ont jamais existé
ailleurs que dans l'esprit de leurs
adorateurs, puis d'omettre de se
demander comment et pourquoi des dieux
trônent dans l'encéphale du simianthrope
où ils se couronnent des lauriers d'un
savoir que tout une époque juge
irréfutable. Les dieux sont des témoins
abyssaux de l'espèce bicéphale. Si le
réalisme ne nous appelait pas à ouvrir
une brèche dans l'ignorance, ce réalisme
demeurerait embourbé dans une
subjectivité inconsciente de ses
présupposés.
Mme Jacqueline
de Romilly (1913-2010 ) était
l'helléniste la plus célèbre de la
moitié du siècle dernier. Mais elle
appelait objectivité la
subjectivité politique et scolaire
que la IIIe République avait élaborée et
dont le faux réalisme se parait des
apanages de la scientificité. Quand elle
raconte l'expédition de Sicile que les
Athéniens avaient approuvée sur l'Agora,
contre l'avis de Périclès, elle ne
comprend en rien les raisons pour
lesquelles la cité a subitement démenti
sa décision précédente pour courir à la
poursuite d'Alcibiade, le chef de
l'expédition et pour le mettre en état
d'arrestation en haute mer. C'est que le
bruit courait qu'Alcibiade avait fait
mutiler le sexe de tous les Hermès de la
ville, qui indiquaient la direction et
leur destination aux voyageurs. Pour
elle, l'offense à la piété publique
qu'exprimait cette mutilation n'était
qu'une superstition populaire à écarter
d'une chiquenaude.
Le rationalisme
laïc de la France de l'époque découlait
de la loi de séparation de 1905 entre
l'Eglise et l'Etat. Cette législation
avait fait des professeurs d'histoire
des hussards d'une laïcité
bidimensionnelle. L'enseignement de Mme
de Romilly au Collège de France ignorait
tout des travaux de Jacques-Antoine
Dulaure (1755-1835) Le culte
du phallus chez les Anciens et les
Modernes) - thème repris et
illustré par Catherine Lieutenant
(Arduinna, La bête du Staneux
fut-elle pour quelque chose dans le
congrès de Polleur). Ces auteurs
ont démontré que le culte des Priapes
était d'origine égyptienne et qu'il
était devenu omniprésent à Athènes.
Comment
décrypterions-nous les identités
collectives coiffées du casque de
l'objectivité historique et du prestige
de la pensée rationnelle si nous ne nous
demandions pas comment les citoyennetés
locales se sont donné une identité au
profit d'un réalisme convenu et d'un
rationalisme de façade. Un réalisme de
confestion demeure inapte à nous
éclairer en retour sur les cécités de
masse. Mme de Romilly rejetait en bloc
et sans examen l'interprétation
nietzschéenne de la religion des
Athéniens. A ses yeux, l'auteur de
La Naissance de la tragédie
(1844-1900) substituait ses vues
personnelles à une objectivité qui
reposait sur le sens commun et les
évidences acceptés par tout le monde.
De même
Jean-Pierre Vernant (1914-2007)
avait projeté sa vie durant les a priori
d'un marxisme rédempteur et salvateur
sur son interprétation de la
civilisation grecque; puis l'écroulement
de cette utopie messianisée l'avait fait
tomber dans le récit événementiel
aveugle et qui rejetait toute tentative
de rendre la science historique non
seulement explicative, mais abyssale.
4 - La théologie
négative et la science historique de
demain
En vérité,
l'humanité a toujours tenté de se
connaître de haut et de loin, donc de
trouver le recul qui lui permettrait de
conquérir une véritable connaissance
d'elle-même. Mais comment cette
distanciation rencontrerait-elle quelque
succès dès lors que, depuis 1859, nous
savons que l'animal rationale se
révèle insaisissable à lui-même ?
L'animalité de la politique des Célestes
se donne désormais à décrypter. Les
enquêteurs modernes s'attachent à cerner
la politique du "Dieu" scindé entre un
paradis ridicule et un enfer des
tortures éternelles.
En vérité, toute la
science historique moderne a conduit les
historiens à s'inscrire dans la
postérité bucolique et pré-romantique de
"La Confession du vicaire
savoyard" de Rousseau. La
théologie chrétienne est devenue
champêtre. Certes, on sait gré à
Ernest Renan (1823-1892) d'avoir,
dix ans après David Strauss
(1808-1874), publié la première
Vie de Jésus (1863) débarrassée
de la croyance aux prodiges et aux
miracles du grand Galiléen. Mais ce
n'est pas à l'écoute des écologistes
renaniens que l'on rend compte de la
stature d'un prophète qui chassa à coups
de fouet les marchands du temple.
Mais comment se
fait-il qu'en 1945, dès les premiers
mois de la Libération et le retour en
force de la laïcité républicaine, un
Daniel Rops (1901-1965), pourtant
ancien normalien ait pu faire paraître
un Jésus en son temps rédigé sous
l'Occupation et qui raconte pieusement
les prodiges physiques censés accomplis
par Jésus? Comment expliquer le succès
du retour en force de la mythologie
officielle du catholicisme sinon parce
que Renan n'a substitué au Jésus de
l'Eglise qu'un romantisme théologique
hérité de Rousseau?
Un Jacques
Lacarrière (1925-2005) dans son
Au cœur des mythologies, En suivant
les dieux, paru en 2003, met à
juste titre l'accent sur la dimension
allégorique des récits mythologiques.
Mais faute d'avoir articulé l'allégorie
sur le symbolique, l'auteur ne saurait
donner son sens à une espèce symbolique
des pieds à la tête et qui trace le
chemin de sa propre existence dans le
symbolique. La véritable histoire de
l'humanité est celle de ses signifiants
et c'est de ces signifiants qu'elle
grave la trace dans le temps historique,
ce que j'expliciterai le 20 mai, en
commentaire de la commémoration du
quatre centième anniversaire de la mort,
la même année, de Cervantès et de
Shakespeare. A l'école du romantisme
hérité de Renan, Pierre Nora mythologise
des "lieux de mémoire".
Que valent
l'historicité et la scientificité
contemporaines dès lors que l'on ne se
risque pas à approfondir la notion de
raison et à remonter aux origines
sacrificielles des mythes religieux?
Visiblement, on craint de décrypter
l'animalité spécifique de la condition
humaine. Car l'épouvante se place au
fondement du politique.
On voit que si l'on
tire les vraies leçons anthropologiques
de la "théologie négative", on
conduit la science de la mémoire à
approfondir son réalisme et sa
rationalité. Si la science historique ne
rencontre pas le politique, elle souffre
d'une pauvreté intellectuelle qui la
réduit à un livre d'images à l'usage des
enfants.
5 - Le réveil des
esclaves
Et voici que le bal
des masques et le clapotis des
apparences s'interrompt un instant: M.
Barack Obama prend la peine d'écrire
noir sur blanc dans le Washington
Post qu'il appartient à
l'Amérique, et à elle seule, d'imposer
ses règles et ses directives au monde
économique et au commerce mondial. Les
autres nations, et d'abord la Chine et
l'Europe doivent rentrer dans le rang -
ce que son parti avait déjà asséné par
la voix de Mme Hillary Clinton quelques
jours auparavant.
Quel réveil pour
les vassaux que le rugissement du lion
de l'histoire: sidérés, éberlués,
ébahis, les voici contraints de sortir
de leur hébétude et de redécouvrir le
cours réel de l'histoire de notre
astéroïde. M. Hollande lui-même ne peut
plus garder le silence et il se voit
contraint de renoncer à l'emprisonnement
de la France et de l'Europe dans le
traité de libre échange transatlantique,
parce que, dit-il, il ne saurait
renoncer à défendre "nos
agriculteurs, notre culture, notre accès
aux marchés".
Mais il est trop
tard: du reste, ni la presse, ni les
radios françaises n'en ont souffle mot,
de sorte que le peuple souverain ignore
tout de ce gigantesque changement de cap
du gouvernement. Comment ce Président
craintif et docile se rendrait-il
crédible à emprunter tout subitement la
dégaine d'un chef énergique et lucide?
Tout le monde comprend que s'il a
attendu un an avant les élections
présidentielles pour sembler prendre une
décision dans l'intérêt supérieur de la
France, il n'en a pas pour autant changé
de nature et que cette feuille au vent
demeurera une proie malléable de
l'empire américain. Washington fera
sonner à ses oreilles les clochettes de
l'évangélisme de type démocratique que
l'on sait et il changera à nouveau de
casaque. Déjà le Pentagone déclare
unilatéralement qu'il va renforcer sa
présence en Europe, tellement il se sait
en terrain conquis.
Si la science
historique ne devenait pas critique,
comme la chimie est une critique de
l'alchimie, comme l'astronomie est une
critique de l'astrologie, comme la
politologie est une critique du récit de
l'interprétation théologique du passé,
du présent et de l'avenir de l'humanité,
comment l'Europe conquerrait-elle les
armes d'une véritable science de la
mémoire du genre hume que réclame notre
temps.
Le 6 mai 2016
Le sommaire de Manuel de Diéguez
Les dernières mises à jour
|