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L'Europe, un asile d'aliénés
La modernité de L'Eloge de la folie
d'Erasme
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 5 décembre 2014
Quel spectacle à donner le vertige aux
historiens, aux psychologues, aux
politologues, aux chroniqueurs, aux
anthropologues, aux mémorialistes, aux
sociologues, aux psychanalystes, quel
spectacle, dis-je, pour ces usagers de
leur cervelle que celui de la chute
subite de Paris, de Berlin, de Londres,
de Rome, de Madrid dans l'abîme d'une
démence inconnue des Tacite, des
Thucydide et des Tite-Live! Si Erasme
revenait nous aider de ses sarcasmes, il
nous raconterait les exploits d'un César
de la démocratie mondiale qui
contraindrait, en pleine paix et au seul
profit de son propre sceptre, vingt-huit
Etats européens à déclarer une guerre
économique sans merci à la Russie. Puis,
l'auteur de L'Eloge de la folie
nous narrerait d'une plume alerte
l'indignation des va-t-en guerre quand,
ô surprise, l'ex-empire des tsars eut
l'effronterie, à laquelle personne ne
s'attendait, de rendre la pareille à ses
agresseurs.
Mais, depuis que
l'Europe s'est soudainement réfugiée
dans l'asile d'aliénés qu'elle est
devenue à elle-même, Moscou a le toupet
de s'interroger sur la singularité de la
sclérose neuronale qui a frappé de plein
fouet une civilisation née des Archimède
et des Euclide, des Copernic et des
Newton, des Sophocle et des Cervantès.
Erasme n'était pas
un aliéniste rompu à la radiographie
philologique de la démence dont souffre
l'humanité, sinon il aurait observé avec
stupéfaction qu'il existe une folie
intellectuelle d'origine psychogénétique
et des folies collatérales. Les
Esculapes de ces dernières les
qualifient de dérivées, d'annexes ou de
bénignes. Les folies enracinées sont
codifiées, officialisées, règlementées,
légalisées, internationalisées,
statufiées, dogmatisées, théologisées,
rigidifiées et armées d'instruments de
coercition terrifiants, dont les
tortures éternelles sous la terre. Puis,
dans la périphérie des délires mineurs,
on voit paraître des dérangements
cérébraux localisés et imposés aux
neurones malades de la bête par les
pactes de fer que toutes les Eglises
scellent avec les Etats dévots.
Seuls des
dérèglements marginaux d'Adam sont tenus
pour rigolos parce qu'ils demeurent
minoritaires, subsidiaires et
fantaisistes, de sorte que leur nocivité
est censée échapper à la pathologie
native de la créature. C'est à prix d'or
que le clergé roumain d'aujourd'hui vend
encore aux fidèles des meubles et des
tapis à usage posthume. Mais il s'agit
d'une survivance déjà étiquetée par
Erasme: les marchands d'immortalité,
rappelle-t-il, s'enrichissent depuis des
siècles d'un commerce florissant avec
les trépassés: "Ces docteurs de rien
s'enrichissent de si belles choses sur
l'enfer ! Ils connaissent les
appartements divers du feu éternel, sa
nature singulière, ses multiples et les
emplois distincts des mauvais esprits."
(L'Eloge de la folie,
trad. Diéguez)
Erasme avait élevé
la folie au rang d'un personnage
historique. Mais il a fallu attendre
Shakespeare, Swift et Cervantès pour en
faire le principal acteur du monde.
Shakespeare lui a donné les traits du
roi Lear, Swift observe à la loupe la
minusculité de l'encéphale des
Lilliputiens, Cervantès démontre
l'avortement du germe de sagesse des
chrétiens, dont les saints ont revêtu
d'une majuscule la Folie capable
d'observer la folie des animalcules -
car il faut monter sur une hauteur pour
observer les microbes de leur foi.
Le XXIe siècle
illustre un tournant dans l'histoire
mondiale de la folie. Mais, cette
fois-ci, c'est au tour du mythe de la
Liberté de professer un catéchisme
planétaire qui permet à Lucifer de faire
tomber dans la sotériologie politique
une Europe en panne d'un Traité de la
démence de l'humanité.
Mais ce n'est plus
sur des sentiers subalternes que la
folie court le guilledou, c'est le
cancer généralisée d'une folie innée qui
multiplie ses tours; et cette nosologie
galopante inquiète les aliénistes russes
les plus célèbres. Car, disent-ils, les
sanctions économiques promulguées à
notre encontre ne sont en rien une
variante adventice d'un mythe central de
la Liberté considéré en son essence et
quintessence et qui violeraient le droit
international sur quelques lopins
seulement du droit public - ces
ramifications sont
anticonstitutionnelles, donc sacrilèges.
Un gouvernement ne saurait se réclamer
de l'orthodoxie démocratique et, dans le
même temps, interdire aux populations,
et au nom même de leur foi, le droit de
vendre à qui bon leur semble les
produits de leur industrie, de leur
commerce et de leur agriculture. Il
s'agit de l'arme de guerre inaugurée par
un tyran au début du XIXe siècle -
Napoléon l'a imaginée contre
l'Angleterre et l'a baptisée le blocus.
Mais il y a plus:
ce n'est nullement un petit César local
et fièrement dressé sur les ergots de sa
nation, mais un César de stature
internationale qui impose leur auto-
strangulation économique aux démocraties
européennes vassalisée par sa couronne
depuis 1945. Du coup, les gouvernements
devenus les esclaves de son sceptre sont
menacés d'une accusation redoutable - et
sur leurs propres arpents - celle de
trahir purement et simplement leur
patrie. Car une démocratie prosternée
devant un despote mondial renvoie à une
théologie qui nierait l'existence même
du Dieu qu'elle prétendrait vénérer. Il
s'agit donc d'une folie inconnue des
hectares assermentés de l'orthodoxie
d'Erasme, qui s'indignait seulement
qu'on rabrouât les gens de Lettres
coupables de quelques plaisanteries bien
senties sur une religion aux fondements
à l'abri du badinage.
Il s'agit donc
d'observer les traits originels de la
Démocratie messianique et de son Saint
Esprit en folie - le mythe de la Liberté
- afin de comparer les apanages de sa
sainteté avec le fonctionnement réel des
trois monothéismes sur notre astéroïde.
Car le dieu américain illustre
l'ubiquité de sa puissance militaire
d'un côté et l'ubiquité de sa
sotériologie verbale de l'autre. Quant à
la roue des sacrifices cultuels que le
Nouveau Monde fait tourner sans relâche,
elle est fabriquée sur le même modèle
que celui du Dieu unique.
Pour ne remonter
qu'à 2001, ce Dieu a conduit ses fidèles
en croisade à Kaboul, à Bagdad, à
Tripoli, à Kiev. Mais le César du ciel
de la Liberté en personne des modernes
s'est vu contraint de demeurer tout
piétinant aux portes de Damas, de
Téhéran, de Moscou; et les fous placés
sous le joug de Washington commencent de
se dire: "Comment se fait-il que
l'épicentre des notre géopolitique en
folie se déplace d'un endroit du globe
terrestre à un autre, mais toujours au
seul profit de notre Alexandre universel
de la Justice et du Droit?"
C'est la conversion
subite du Continent européen a une folie
confusible avec un blasphème universel
qu'il s'agit de comprendre. Les embarras
des aliénistes russes les plus illustres
- les Dostoïevski, les Tolstoï, les
Soljenitsyne - ont fait tellement
progresser la science des pathologies
cérébrales du genre humain que nous
remettons à la semaine prochaine de les
suivre dans la spéléologie
post-erasmienne de la folie.
Le 5 décembre 2014
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