Décodage
anthropologique de l'histoire
contemporaine
De Sotchi à Kiev, la postérité
anthropologique de Machiavel et la
politologie moderne
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 4 avril 2014
|
1 - Une
histoire des Yahous
2 - L'homme est-il un animal
semi cérébralisé
3 - A la découverte de
l'animalité rationalisée
4 - Les aventures de
l'historicité humaine
5 - Les déconfitures de la
postérité de Machiavel
6 - Le message de Sotchi
7 - La Russie et l'avenir de
l'Europe de la pensée
8 - Le pape François et la
Russie
|
1 - Une histoire
des Yahous
On se souvient des
mois les plus dramatiques de 2014: les
politologues, les anthropologues et les
méthodologistes les plus célèbres d'une
science historique nouvelle alors en
gestation dans le monde entier avaient
commencé de s'avouer la nécessité
d'armer leurs disciplines demeurées
flottantes d'un regard de l'extérieur
sur l'animalité sui generis du genre
humain, tellement les disciplines
locales des spécialistes les plus
illustres de l'époque perdaient et le
code de navigation de leur rationalité
interne. Mais comment conquérir un
savoir englobant et surplombant si
aucune cervelle ne venait unifier le
savoir des sciences humaines en général
et de leurs comportements
épistémologiques multicolores?
Rappelons, en tout
premier lieu, les circonstances
tragiques de l'époque. L'accès au
pouvoir des Trajan, des Hadrien, des
Marc-Aurèle réveillait davantage
l'espérance politique de la masse des
citoyens de l'empire que le spectacle de
l'extinction des derniers feux de la
civilisation française dont les
flambeaux mourants avaient passé des
mains inutiles de M. Jean-Marc Ayrault à
celles, plus vaines encore, de M. Manuel
Valls. Et pourtant, tout le monde savait
que la chute de Rome dans l'abime ne
pouvait plus se trouver conjurée, parce
que l'heure avait sonné où le cours
fatal de l'histoire n'était plus
exorcisable. Il en était désormais de
même pour Paris.
Jusqu'en octobre
2013, les sanctions économiques édictées
à l'échelle internationale contre un
Etat souverain de soixante quinze
millions d'habitants, l'Iran, avaient
démontré à quel point la planète était
livrée à l'autorité exclusive des
Etats-Unis et d'Israël. Cette politique
avait coûté l'assèchement d'un marché de
plusieurs centaines de milliers de
véhicules à la seule industrie
automobile des Gaulois. Et maintenant,
Pékin venait rafler la mise : la vente
de Citroen et de Renault à la Chine pour
un montant de 14% seulement de la valeur
en bourse de l'entreprise permettait
d'avance à l'empire du Milieu
d'accroître sa future appropriation
totale du capital de ces deux marques et
cela au fur et à mesure des besoins de
plus en plus pressants en trésorerie
d'une Ve République aux abois. De toutes
façons, il était impossible de jamais
diviser par deux ou par trois le montant
des salaires mensuels de la classe
ouvrière française, de sorte que le coût
grandissant de la main-d'œuvre du Vieux
Monde ne pouvait que creuser sans cesse
davantage, rendre plus saignante la
plaie thanatogène du chômage et conduire
à l'abîme un continent incurable.
Une entreprise
tentaculaire comme Airbus avait huit ans
de commandes en provenance du monde
entier à satisfaire; et pourtant elle
faisait maigrir ses effectifs et
délocalisait partiellement sa masse
salariale aux Etats-Unis parce que son
dirigeant, un Allemand méthodique et
lucide savait que l'avenir commercial du
Titan, donc son existence ramifiée,
dépendait exclusivement de ses succès
d'exportateur et que le chiffre des
ventes résultait de la diminution des
bénéfices des actionnaires et de la
réduction drastique de la masse
ouvrière.
La logique
syllogistique d'Aristote enseigne,
hélas, qu'une civilisation dans laquelle
les machines à deux bras et à deux
jambes surmontées d'une tête coûtent
plus cher que les machines de fer et
privées de cervelle, repose sur la
contradiction suicidaire d'accumuler des
biens destinés à des goussets vides.
De plus, la source
principale du chaos économoque mondial
résultait du coup d'Etat monétaire
perpétré par Richard Nixon et de la FED
qui, en, 1971, avaient imposé un
"flottement" permanent aux monnaies du
monde entier. Du coup, les besoins de
l'Etat créateur de dollars mettaient la
valeur des monnaies nationales à la
merci de leur maître d'outre-Atlantique.
L'euro, qui valait 0,80$ en 1999,
oscille entre 1,30 et 1,50$ en 2014.
Comme les Etats-Unis ont imposé, en
outre, que le commerce de leurs vassaux
ou de leurs subordonnés - c'est-à-dire
du monde entier - fût libellé
exclusivement en dollars, les
exportations en euros se trouvent
pénalisées de 60 à 80% face au
papier-monnaie de leur maître. L'empire
des Machiavel de la démocratie mondiale
repose sur sa puissance militaire et
c'est à ce titre que la nouvelle Rome
impose au reste de la planète une
escroquerie monétaire himalayenne.
2 - L'homme est-il
un animal semi cérébralisé
Face à cette
tragédie sans issue par nature et par
définition, comment expliquer au corps
électoral français primo, que le
gouvernement Ayrault avait jugé
saugrenue l'idée de regarder un instant
le monde droit dans les yeux, secundo,
que le verdict prononcé par le suffrage
universel avec vingt-deux mois de retard
n'était pas moins ignorant que celui de
la divinité précédente, qu'on avait
éduquée là-haut pendant tant de siècles,
tertio, que l'Etat avait
écarquillé les yeux à l'écoute de la
sentence et que toute la classe
dirigeante avait demandé avec le plus
grand entrain, le privilège de continuer
de diriger la barque, les oreilles
bouchées et un bandeau sur les yeux,
quarto, que cette cécité collective
des ambitions permettait aux philosophes
des désastres de rappeler à toutes les
sciences dites humaines de l'époque que,
selon Socrate, l'ignorance est la source
de tous les maux - adage auquel François
Mitterrand fait timidement écho en
rappelant seulement que "l'ignorance n'a
pas tous les droits"?
Car enfin, l'élite
politique de la nation se révélait
soudainement unanime dans son
indignation et sa stupéfaction face à
l'étendue du désastre: personne ne
doutait que le suffrage sacré du peuple
avait prononcé un oracle souverain et
inattaquable, puisque hautement inspiré
par le ciel irréfutable de la
démocratie. On était seulement ahuri,
abasourdi et éberlué de ce que de tout
temps, le avait partagé une condamnation
légitimée à titre préjudiciel par la
souveraineté des idéalités régnantes et
que la classe dirigeante ait attendu le
culte du couperet pour saluer
unanimement une guillotine infaillible.
Mais si la solution
était à portée d'un tranchoir, pourquoi
n'avoir pas usé plus tôt de cette
coutellerie? La bête sait-elle ce
qu'elle prétend savoir ? L'orchestre qui
avait continué de jouer jusqu'à
l'engloutissement du Titanic savait,
lui, que le paquebot coulait,
inexorablement tandis que la classe
dirigeante française ne partageait en
rien cet héroïsme, car elle savait et
ignorait, selon une mixture et un
salmigondis dont les semi-évadés de la
zoologie ignorent la recette. Comment
peser la semi connaissance du monde et
d'elle-même dont s'alimente la cervelle
de cette étrange espèce, sur quelle
balance apprendre à peser l'animal qui
se sait informé, mais qui ne se l'avoue
jamais vraiment, à moins que des coups
de massue sur la tête la mettent
provisoirement au parfum.
3 - A la découverte
de l'animalité rationalisée
Que l'orage
grondant eût éclaté, que la pierre qui
roulait sur la pente fût tombée dans la
plaine, que le fleuve grossissant fût
sorti de son lit, que toute la classe
dirigeante se fût ruée dans les cuisines
afin de confectionner à la hâte les
mêmes plats - et à l'aide des mêmes
recettes - tout cela démontrait que
l'espèce humaine écoute ses clarinettes,
ses trompetteries et ses clochetteries.
Mais si la valse des cérémonies
rappelait que le chimpanzé
hypercérébralisé sauvegarde jusqu'à la
mort ses rituels et ses liturgies
politiques et si les maîtres d'hôtel et
les majordomes ne cessent de défiler, et
si les rosettes et les cocardes
clopinent tout leur content. C'est que
l'ignorance invétérée et pourtant
désirée du genre humain se veut à la
fois aveugle et inguérissable, donc
propre à la bête suicidaire et soumise
aux électrochocs de la fatalité.
Du coup, les
sciences humaines de l'époque ont
commencé de se dire qu'il fallait
commencer d'apprendre à regarder le
Yahou de l'extérieur; car il se trouve
ce bimane se révèle doté d'une infime
"lueur de raison", selon les dires et
les écrits d'un certain Jonathan Swift.
L'homme serait-il demeuré le chimpanzé
des forêts qui dansait sous la pluie à
l'annonce d'un ouragan?
4 - Les aventures
de l'historicité humaine
Mais comment se
faisait-il qu'une mutation du regard des
historiens sur leur matériau se fût
déclenchée précisément au lendemain des
évènements de 2014 en Crimée, alors que
le tissu des travaux et des jours des
nations européennes demeurait tout
événementiel sur la scène internationale
et ne semblait nullement avoir changé
soudainement de nature? Qu'y avait-il de
nouveau dans la notion même d'historicité
pour qu'une refonte radicale de la pesée
du temps des nations s'imposât au sein
de l'espèce simiohumaine? Il était bien
naturel, n'est-ce pas, que la guerre des
empires présentât le spectacle classique
du vieillissement des armures demeurées
entre les mains fatiguées des
générations précédentes, il était bien
naturel, assurément, que le mot Liberté
se fût évaporé sur les brûle-parfums du
vainqueur de 1945, il était bien
naturel, évidemment, que les encensoirs
du messianisme démocratique se fussent
prélassés sur les coussins des
narrateurs de l'épopée de 1789, il était
bien naturel, n'est-il pas vrai, que la
Russie reconquît son territoire du
XVIIIe siècle et s'assurât l'accès de la
Mer Noire, il était bien naturel, enfin,
qu'une Europe engloutie et
progressivement dissoute dans
l'atlantisme approuvât d'un seul élan et
sans avoir été seulement consultée le
remplacement de son portier, M.
Rasmussen, un Danois, par M. Soltenberg,
ancien premier ministre de Norvège,
tellement, dans les naufrages
politiques, un homme de paille chasse
l'autre.
Mais, derrière le
décor qu'un néologisme vieux de deux
décennies permettait de qualifier d'événementiel,
le regard que Clio portait sur notre
espèce avait entièrement changé
d'envergure et de structure, parce qu'un
siècle et demi après la parution de
L'Evolution des espèces de
Darwin, le rideau des heures se levait
sur un tout autre spectacle et s'ouvrait
sur un paysage connu, mais jamais
exploré, celui d'un animal plus projeté
sur le théâtre de ses songes que jamais.
Comment l'historien moderne était-il
devenu un radiographe et un
anthropologue de la vie de ses
congénères dans le fantastique
religieux, comment avait-il conquis le
rang d'examinateur et d'interprète d'une
espèce dont l'animalité spécifique
commençait de se dessiner en traits
précis au spectacle de ses
lectisternia?
La lectica
était la chaise à porteurs capitonnée
des Anciens. Aussi, le verbe sternere
nous rappelle-t-il l'origine somptueuse
des mots prosternation,
prosternement, sternum. Apprendre à
lire notre histoire sur la rétine des
poulets du sacrifice, qu'on appelait des
hostiae, n'est-ce pas
consternant? Certes, depuis Homère notre
littérature s'efforce d'ouvrir l'œil de
Clio sur la bête dont les rêves sacrés
conquièrent des empires capables de
terrasser la mort. Le siècle de
Corneille avait tenté de peindre nos
amours avec, pour toile de fond,
l'histoire sanglante de nos Etats et de
nos rois. Puis le XVIIIe siècle a mis le
temps de notre histoire à l'écoute du
rire et de la farce; puis Balzac a peint
l'humanité de son temps en anthropologue
et en biologiste de nos sociétés; puis
Schiller a fait de l'histoire du monde
le cœur battant de notre espèce; puis
Malraux a raconté la Condition
humaine sur le fond orchestral
de la guerre d'Espagne et d'une
évangélisation marxiste dont la
sotériologie submergeait la planète de
son temps - mais, cette fois-ci, ce
n'est plus l'histoire apostolique des
évènements qui éclaire le narrateur en
retour, mais la bête des autels, des
sacrifices et des lectisternes
d'autrefois qui voit défiler des
évènements eschatologisés sur la rétine
d'un nouveau rédempteur, la Liberté.
Le basculement
subit de la science historique des
génuflexions dans l'examen
anthropologique des prosternations de
l'humanité devant cette idole, a
subitement donné au philosophe, primo,
une distanciation nouvelle, secundo
une proximité inédite: un recul
transcendantal d'abord, parce que
l'anecdotique se noie maintenant dans
l'ampleur de la vision du narrateur
stellaire, une proximité ensuite, parce
que le récit historique classique
s'incruste désormais dans le discours
englobant des observateurs sommitaux de
la bête. On ne comprend plus les
évènements à l'écoute des évènements
eux-mêmes, on les pèse sur la balance
des regardants de Sirius. C'est cette
distanciation soudaine de la raison des
historiens attachés à fabriquer le
cerveau de la bête qui donne derechef à
une théologie soudainement redevenue
prospective - donc à nouveau greffée sur
une anthropologie abyssale et sacrilège
- une scientificité qui met le pape
François en position de psychanalyste de
la vie mystique et en explorateur
virtuel des méthodes d'une science
mondiale iconoclaste. L'animal immergé
de naissance dans le temporel inspire
désormais une politologie rationnelle à
vocation planétaire. La vision
blasphématoire des mystiques féconde en
secret une psychologie expérimentale
étendue à l'histoire et à la politique
de la bête des origines à nos jours.
5 - Les
déconfitures de la postérité de
Machiavel
Pour illustrer ce
point décisif, rappelons que, depuis le
Ve siècle avant notre ère, la
politologie occidentale et la science
historique se divisent entre les
constructeurs de cités idéales d'un
côté, tous issus de la République
parfaite, mais imaginaire de Platon, et
les réalistes de l'autre, dont le
Thrasimaque du même Platon,
avait mis en scène l'esprit pratique et
le cynisme politique.
Depuis Thucydide ou
Tacite, la science historique oscille
entrez Ménélas et Iphigénie, Cléon et
Antigone, Montesquieu et Joseph de
Maistre, Machiavel et Karl Marx, Hérode
et Jésus-Christ. Mais si la politologie
sérieuse se trouve entre les mains des
réalistes, leur devoir était de
se doter d'une connaissance
spéléologique de la bête onirique, parce
qu'on ne saurait raconter objectivement
les guerres de religion du XVIe siècle
et prétendre se visser le casque de la
science des utopies sur le tête si l'on
n'a pas de connaissance des enjeux
politiques et psychiques qui pilotent
les délires théologiques de la bête.
Ce blocage neuronal
des sciences humaines et la chute de
leurs méthodes dans une paralysie des
anthropologies de laboratoire remonte
précisément à Machiavel, ce grand
humaniste et ce passionné de politique
expérimentale qui, le premier, a osé se
donner l'histoire du monde pour champ
d'observation et de vérification, mais
qui ne pouvait conduire la politologie
de son siècle à un décryptage
psychologique et anthropologique des
mythes dont la cervelle de la bête se
révèle le théâtre, parce que son époque
l'interdisait encore par la peur la plus
efficace, celle du bûcher. Né en 1469 et
mort en 1527, le prudent Florentin passe
à pas feutrés sur les guerres rarissimes
que Cicéron appelait des bella pro
religionibus suscepta - en ces temps
reculés, les dieux des vaincus passaient
sans rechigner dans le camp des
vainqueurs et sans se faire tirer
longtemps l'oreille.
Mais les évènements
d'Ukraine interdisent désormais à la
politologie scientifique d'ignorer les
rouages et les ressorts planétaires de
l'humanité religieuse, parce que les
défenseurs des autels pseudo universels
de la Liberté américaine, débarqués à
Kiev à coups de milliards de dollars se
sont révélés une masse d'ignorants, de
profiteurs et de corrompus. Du coup, le
vieil humanisme européen n'est plus de
taille à donner à la Russie la boussole
d'une connaissance anthropologique de
l'encéphale des évadés de la zoologie.
Si les évènements
mondiaux n'avaient pas illustré la chute
du mythe démocratico-chrétien dans un
machiavélisme au petit pied et si une
religion de maffieux de la Liberté
n'avait alerté le cerveau endormi du
culte chrétien, la science historique
des nouveaux regardants de la bête
n'aurait pas conquis un recul
post-darwinien à l'égard de la boîte
osseuse de l'animal prosterné de
naissance devant sa propre image
glorifiée à l'école de ses auréoles
verbales?
Avec une Crimée
encastrée entre l'Amérique des croisés
de leurs abstractions célestifiées et
une Russie éclairée par les jeux de
Sotchi, la scène illustre désormais une
conjonction saisissante entre l'histoire
christianisée du cerveau simiohumain et
le récit en images évangélisées des
évènements historiques les plus
sanglants; mais l'anthropologue moderne
dispose-t-il d'ores et déjà d'un champ
d'observation unifié, délimité et
localisé des aventures cérébrales de
l'animal dont nous parlons? Dans ce cas,
le pape François et la Russie
proposeraient-ils à la politologie
mondiale et à la science historique une
nouvelle plateforme épistémologique de
la connaissance universelle du genre
humain.
6 - Le message de
Sotchi
Pour tenter d'
approfondir cette question dans la
postérité épistémologique et
méthodologique de Machiavel, il faut
commencer par rappeler qu'une éthique de
la politique et de l'histoire se révèle
nécessairement le moteur secret de de
l'humanité. Aussi l'ex-empire des Tsars
a-t-il couronné la fête des corps
glorifiés par leur musculature par la
fête des marathoniens de leur soleil.
C'est au nom de Tolstoï, de Gogol, de
Dostoïevski, de Tchékhov, de
Soljenitsyne, de Chagall de Tchaïkovski,
de Rimski-Korsakov, de Rachmaninov que
la Russie de ses étoiles et de ses
œuvres a convié la planète à renouveler
l'alliance de la lumière éphémère des
ossatures avec les flambeaux éternels de
l'intelligence russe.
La Grèce antique
n'a pas appelé les Platon, les Sophocle,
les Eschyle à couronner de la tiare
d'Homère les corps de ses athlètes; et
ce fut à l'écoute de l'âme de la
civilisation mondiale que les écrivains,
les compositeurs et les poètes de l'âme
de l'humanité sont allés triompher dans
le stade à Sotchi. C'est cette Russie-là
que la France de la raison appelle à
secourir l'Europe des barbares
mécanisés.
Car le Vieux
Continent, lui aussi, a longtemps
enfanté des fils mémorables de la
lumière du monde. Puisse la nation de
Catherine II et de Pierre le Grand
écouter les appels du génie agonisant de
l'Europe - car ce soleil mourant nous
annonce, en retour, que l'heure est
propice à un nouvel élan spirituel et
politique de l'ex-empire des tsars sur
la scène internationale.
Je disais plus haut
que la crise ukrainienne changera
l'interprétation de l'histoire du monde,
parce qu'il sera impossible aux
Etats-Unis d'entraîner longtemps ses
vassaux dans une défense des idéaux
frelatés de la démocratie de Kiev, parce
qu'il sera impossible à une classe
ukrainienne aussi corrompue que la
précédente de prendre la tête de la
civilisation de la Liberté, de l'Egalité
et de la Justice: il n'y a pas de lord
Byron caché dans les coulisses de la
démocratie planétaire pour chanter les
retrouvailles d'une Hellade de pacotille
avec des contrefaçons du mythe de 1789.
7 - La Russie et
l'avenir de l'Europe de la pensée
Le champ d'exercice
le plus décisif des exploits de la
raison du monde qu'il appartient à la
France et à la Russie de féconder côte à
côte est celui d'une connaissance
abyssale de l'âme cachée de nos deux
pays. Savez-vous que la nation laïque,
la nation "incroyante", la nation de
Descartes et des droits universels de
l'intelligence rationnelle est également
celle des Bernanos, des Péguy, des
Claudel ? Comment expliquez-vous cette
convergence? Se pourrait-il que le
souffle ascensionnel de la France fût
précisément celui d'une mystique
orientale dont l'orthodoxie russe se
veut l'héritière?
Dans ce cas, la
"théologie de l'esprit" dont l'Europe et
la France se nourriraient depuis
longtemps, mais secrètement, se mettrait
à l'écoute de saint Jérôme, de saint
Grégoire de Nysse, de saint Grégoire de
Naziance, de saint Jean Chrysostome.
D'un côté, comment recevrions-nous le
message civilisateur des jeux olympiques
d'hiver de Sotchi si nous méconnaissions
la nature de la fête de l'esprit et des
corps dont la Russie a offert le
spectacle à un Occident médusé, de
l'autre, la Russie des profondeurs
rappelle à une Europe oublieuse de ses
sources orientales que l'Occident de la
Renaissance se fonde tout entier sur la
redécouverte des lumières du Moyen
Orient et que nous devons aux
hellénistes du XVIe siècle la traduction
en latin des mystiques orientaux que
l'empire romain moribond avait à peine
commencé d'entreprendre.
Depuis lors, nous
avons reperdu la mémoire des ascensions
de l'intelligence critique dont les
mystiques orientaux présentent le
théâtre aux alpinistes de la vie
intérieure de l'humanité. Depuis
vingt-cinq siècles, la philosophie
mondiale se demande comment distinguer
clairement la raison, que les Grecs
appelaient également le savoir, de la
simple opinion publique, qui est
désordonnée, irraisonnée et flottante.
Mais, chez Kant déjà, la notion
utilitaire de raison a fait naufrage
dans le superficiel, tellement l'analyse
de la généalogie psychobiologique des
principes qui régissent la logique
d'Aristote et la "raison pure" ont porté
la quête du "rationnel" occidental à la
critique des sécrétions
tridimensionnelles de la bête cogitante
- celle que les Anciens avaient baptisée
l'animal rationale.
Du coup, nos
premiers anthropologues transcendantaux
commencent de se demander, in petto
et dans la postérité de Nietszche, si la
vraie "vie spirituelle", comme on
disait, ne serait pas liée à une ascèse
purificatrice de la notion de raison.
Cette symbiose entre les corps et les
voix était à l'œuvre à Sotchi- mais les
organisateurs des jeux ne savaient pas à
quel carrefour de cette coalescence
mystérieuse le dieu Kronos leur avait
donné rendez-vous - à savoir, le
carrefour où l'âme de la Russie
débarquait dans le stade olympique.
Quels sont les ultimes secrets
psychiques d'un évadé de la zoologie que
ses chromosomes voudraient rendre
ascensionnel dans l'arène du monde?
Décidément, les
ressorts de l'élévation humaine ne se
cachent pas dans les rouages des dogmes
impérieux que professe une théologie de
juristes. Hier encore, le Saint Siège se
voulait tout imprégné d'un esprit
doctrinal et césarien. Mais quoi de plus
étranger à la philosophie des Grecs dont
l'Orient chrétien demeure pourtant tout
imprégné! Par delà l'esprit de
discipline des armées, le souffle qui
inspire l'embryon de raison de notre
espèce n'a jamais été militaire.
L'orthodoxie de l'Eglise russe a hérité
du génie irénique de Socrate, et elle en
a fait don à la civilisation mondiale -
Gogol, Dostoïevski, Tolstoï respirent à
la même hauteur que Péguy, Bernanos,
Claudel. C'est pourquoi Paris a servi,
sans s'en douter le moins du monde, de
caisse de résonance universelle à la
postérité d'une "théologie de l'esprit "
inspirée par des saints étrangers à la
hiérarchie des guerriers.
Comment Cervantès,
Swift, Shakespeare, Rabelais, Molière
auraient-ils trouvé leur souffle
littéraire dans la fruste théologie du
père de famille des Romains ? C'est aux
côtés de Gogol, de Tolstoï, de
Dostoïevski, que la France demande à la
Russie de l'aider à changer le regard du
monde sur l'histoire de l'esprit et de
l'âme de l'humanité; et c'est pourquoi,
le 26 mars 2014, le pape François, qui a
débarqué sur la scène de la politique
internationale par l'exploit d'aider la
Russie à tuer dans l'œuf la guerre de
Syrie, a dit au croisé d'outre-mer d'une
Liberté démocratique armée jusqu'aux
dents que la guerre est toujours une
défaite du genre humain tout entier et
que la vie spirituelle passe par la
compassion franciscaine.
8 - Le pape
François et la Russie
Qu'est-ce que la
compassion en tant qu'échiquier d'une
politologie mondiale ? On sait qu'à
partir de la Réforme de Luther et de
Calvin, la France républicaine se cache
à elle-même et - jusque dans l'enceinte
de ses écoles publiques - la criante
évidence que la raison européenne du
XVIe siècle a tourné résolument le dos à
Thomas d'Aquin, le juriste de Dieu et le
philosophe aristotélicien. Cela ne peut
s'expliquer que si, de génération en
génération, la culture et la pensée de
l'Occident ont pris en secret la
direction opposée à celle d'un empire de
conquérants. Tentons d'expliquer cela à
la lumière d'une anthropologie
ambitieuse de sonder les profondeurs
psychobiologiques des fuyards du règne
animal.
Le pape François
est un théologien italien et
sud-américain initié aux secrets de
l'ascension intérieure des mystiques
orientaux. Le seul fait qu'il se soit
nourri des fruits de la spiritualité
orthodoxe crève les yeux de tous les
connaisseurs de l'histoire des
théologies monothéistes. Mais il se
trouve que François d'Assise avait
retrouvé d'instinct l'évangélisme
irénique de l'Eglise d'Orient. Qu'est-ce
d'autre d'accorder tous ses droits à
l'esprit saint, qu'est-ce d'autre de
faire prendre au "souffle de Dieu" le
pas sur une hiérarchie ecclésiale
militarisée par le couple guerrier du
Père et du Fils, qu'est-ce d'autre que
d'accorder le premier rang à l'alliance
des poètes et des saints, qu'est-ce
d'autre que d'attirer l'attention des
chancelleries du monde entier sur la
souffrance des peuples jetés jour après
jour dans la géhenne d'une histoire
ensauvagée, qu'est-ce d'autre que tout
cela, sinon délégitimer le culte pour
des idéalités à la fois abstraites,
idolâtres et enragées, qu'est-ce d'autre
que de frapper d'ostracisme les
promesses du salut que véhiculent les
mots d'une théologie vaniteuse,
qu'est-ce d'autre que d'en appeler aux
saints nourris du mythe symbolique de la
descente de l'esprit saint sur les
disciples à la Pentecôte?
La théologie
orthodoxe est la fille aînée du mythe de
la caverne, dont la signalétique occupe
une place centrale dans la littérature
mondiale. Selon Platon, l'humanité est
demeurée plongée dans les ténèbres de
l'ignorance, de l'aveuglement et de la
peur, l'humanité se montre tout entière
ficelée par les jambes et par le cou à
un petit banc, l'humanité ne voit que
des ombres défiler sur un petit mur -
mais un soleil brille par delà les
ténèbres du monde. Si les prisonniers de
l'antre tentaient de monter vers le
soleil et de recevoir la lumière dans
tout son éclat, ils se frapperaient de
cécité, parce qu'il faut un long
apprentissage pour regarder la vérité en
face. C'est cela, le message de la
spiritualité grecque, c'est cela, le feu
de la France "chrétienne", et c'est de
ce feu-là que le génie commun à notre
nation et à la Russie se veulent les
sentinelles et les flambeaux.
C'est ce que nous
examinerons de plus près la semaine
prochaine.
Reçu de l'auteur pour publication
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