Idlib et
changement de scénario en Syrie :
la
guerre est "gelée" et conservée
Karine Bechet-Golovko
Vendredi 14 septembre 2018
La rencontre entre
les présidents russe et turc ce 17
septembre en Russie a pris de court: non
l'intervention russe n'aura pas lieu à
Idlib, l'armée syrienne est paralysée et
"l'occupation" turque est légitimée. La
Turquie étant membre de l'OTAN, c'est sa
présence qui est actée dans une "zone
démilitarisée" autour d'Idlib, empêchant
la Syrie de reprendre possession de son
territoire et de rétablir donc le
fonctionnement normal de ses
institutions. Après ce revirement de
taille dans la position russe, une
attaque a été lancée par Israël sur
Lattaquié, là où se trouve la base
militaire russe, un missile a été tiré
par la frégate française Auvergne et un
avion militaire russe est tombé en mer
avec 15 hommes à bord. Les premiers
résultats de cet accord dit "hostorique"
Poutine-Erdogan laissent songeur.
Le contenu de
l'accord Poutine-Erdogan
Hier soir 17
septembre, les présidents russe et turc
ont annoncé la création d'une zone
démilitarisée autour de Idlib. Voici le
contenu principal de leurs déclarations,
publiées intégralement sur le
site officiel du Kremlin ici.
Le discours de
Poutine, commence traditionnellement
par quelques données chiffrées sur
l'augmentation de la coopération
commerciale entre les pays, par le
tourisme, par l'annonce du renforcement
de la coopération en matière
énergétique. Pour finalement en arriver
à l'objet de la rencontre: la Syrie.
Ainsi, d'ici le 15
octobre, doit être créée une zone
démilitarisée jusqu'à la ligne
de combat sur la zone de déescalade
d'Idlib - la dernière sur laquelle la
Syrie n'a pu étendre sa souveraineté
nationale. Elle doit être d'une
profondeur de 15-20 km. Il faudra
en faire sortir les groupes radicaux,
notamment Al Nusra.
D'ici le 10
octobre, sur proposition turque, il
faudra sortir de la zone
l'artillerie lourde, les tanks,
les mitrailleuses, etc. de tous les
groupes armés d'opposition.
Le contrôle
sera effectué par des patrouilles russes
et turques. D'ici fin 2018, les
routes Alep - Lattaquié et Alep - Hama
doivent être rouvertes.
Cela doit permettre
de réactiver le processus de
Genève.
Cette proposition
est globalement soutenue par la
Syrie et des consultations
ultérieures auront lieu avec le pouvoir
syrien.
Et la Russie et la
Turquie ont l'intention d'utiliser le
Format d'Astana et les possibilités du
Format de Genève sous l'égide de l'ONU.
Le travail sur la
formation du Comité
constitutionnel comprenant des
représentants du pouvoir, de
l'opposition et de la société civile
continue.
Le discours
d'Erdogan commence exactement de la
même manière, absolument symétrique:
commerce, tourisme, projets
énergétiques, etc. Mais sur la
Syrie, la tonalité est très différente.
Il commence par rappeler la réunion
tripartite de Téhéran, lors de
laquelle la Turquie a fermement et
clairement affirmé sa position (à savoir
pas d'intervention militairecontre les groupes terroristes à
Idlib). L'enjeu de cette réunion avec
Poutine a été de réaliser cette position
:"aujourd'hui nous avons réfléchi à
comment la réaliser" dit-il. Il a été
décidé de trouver une sortie en tenant
compte des intérêts nationaux.
Il a été décidé de
démilitariser le territoire qui se
trouve sous contrôle de l'armée syrienne
et de l'opposition. L'opposition
qui contrôle ces territoires pourra y
rester. Mais la Turquie va
s'efforcer avec la Russie pour en faire
sortir les groupes radicaux.
Erdogan évoque
également les patrouilles communes. Mais
surtout parle du renforcement, d'ici
là, de ses points de contrôle dans
la zone.
Et le cadeau
supplémentaire à la Turquie: lors de la
rencontre, il a été convenu que les
risques de déstabilisation de la région
ne viennent pas uniquement des groupes
dans la région d'Idlib, mais vont
au-delà, surtout en ce qui concerne la
question kurde et le YPG,
qui présente selon Erdogan, un danger
pour la Turquie et qui doit être
totalement anéanti.
En ce qui concerne
la réforme constitutionnelle,
il est souhaitable qu'elle ait lieu pour
qu'ensuite soient organisées des
élections libres et que le
peuple syrien puisse vivre dans la
démocratie.
Les
sous-entendus de ce plan de
démilitarisation
Lorsque l'on
compare les deux discours, l'on voit
tout d'abord des différences: Poutine
évoque la démilitarisation de l'opposition, Edogan des forces
régulières et de
l'opposition. Cette divergence est de
taille, car elle enlève toute
possibilité à la Syrie de reprendre
possession de sa souveraineté.
De même, Poutine
n'a pas évoqué la question kurde, et
pour cause. Le YPG tant
décrié par Erdogan a aussi la mauvaise
idée de lutter non pas tant contre
Assad, que contre les groupes
terroristes Al Nusra et Daesh. Le site
turc
TRT vient d'ailleurs de publier un
article intéressant, dans lequel il est
précisé que le YPG "oblige" les
jeunes de Rakka à aller se battre contre
Daesh dans la région de Deir Ezzor,
cette région privatisée par la coalition
américaine en raison de ses ressources
pétrolières. Ce qui semble inquiéter la
Turquie ...
Ensuite, sur la question constitutionnelle.
Poutine parle de la mise en place d'un
Comité constitutionnel, Erdogan reprend
la réthorique de la coalition américaine
et de l'OTAN sur la "transition
démocratique" qui sous-entend le
départ d'Assad.
Les questions
soulevées par ce plan de
démilitarisation
Ce plan soulève un
certain nombre de questions, tant
juridiques que politiques.
Sur le plan
strictement juridique, comment un
Etat (en l'occurrence la Russie) peut
légitimer la présence d'un Etat (ici la
Turquie) sur le territoire d'un Etat
tiers (la Syrie)? Afin de limiter
l'atteinte portée à la souveraineté
syrienne par ce plan, qui interdit quand
même à un pays de défendre son
territoire contre des groupes armés, un
"accord global" de la Syrie est avancé -
mais qu'il faudra encore préciser. Or,
pour respecter aussi les formes, ce qui
n'est pas négligeable, il eut été plus à
propos de laisser Assad l'annoncer. Sauf
si, in fine, il s'agit de l'en
écarter avec cette réforme
constitutionnelle.
Sur le plan
politico-technique, la
question de la présence et/ou
exfiltration des groupes "d'opposition"soulève beaucoup de questions.
Poutine déclare qu'il faudra faire
sortir Al Nusra. Et pour les envoyer où
cette fois? Quant à Erdogan, sans
préciser desquels il s'agit, il estime
que les groupes d'opposition peuvent
rester sur les territoires qu'ils
détiennent. Le problème est qu'aucun
accord n'a jamais pu être atteint sur la
qualification "opposition" /
"terroristes". Et s'ils n'ont pu être
réellement séparés dans le cadre de la
"zone de désescalade", ce qui était
pourtant prévu, rien ne laisse entendre
qu'ils le seront dans le cadre de la
"zone démilitarisée". Ces groupes auront
simplement obtenu le droit légitime de
tenir le territoire et l'armée syrienne
aura perdu le droit de les combattre.
Sur le plan
stratégique géopolitique, cette
annonce surprend les analystes et les journalistes
russes sont en peine de trouver une
explication rationnelle et positive à ce
revirement conséquent. S'agit-il de
raisons purement mercantiles,
d'ouverture du marché turc? Cela semble
quand même un peu ... petit pour
renoncer à une opération militaire qui
devait mettre un terme à la guerre en
Syrie. S'agit-il d'une sorte de
négociation : le patriarche de
Constantinople va arrêter son mouvement
de reconnaissance de l'Eglise
ukrainienne orthodoxe et le schisme qui
ne va manquer d'en découler? Peu
probable, de toute manière ce n'est pas
lui qui prend ces décisions, ni Erdogan.
Alors quelle
est la raison de cet accord entre la
Russie et la Turquie?
Difficile de le
savoir, on ne peut que supposer, car les
évènements, aussi chaotiques qu'ils
puissent le paraître ont un sens, en
général. Souvent indirectement révélé.
Rappelons-nous que
Trump avait déclaré impossible une
intervention militaire à Idlib, position
soutenue par les Etats-satellites
européens et par l'OTAN.
La Turquie est
membre de l'OTAN, elle a défendu cette
position lors de la réunion tripartite
de Téhéran et elle l'a réaffirmée avec
Poutine: aucune intervention militaire
contre ces groupes n'est possible et
Assad doit être arrêté. Pourquoi? Parce
que sinon, comme nous l'avions écrit,
les Etats-Unis perdraient la face. Or,
c'est une ligne rouge qui ne peut être
franchie. Et qui manifestement n'a pas
été franchie.
S'il existe
d'autres explications, je serai très
heureuse de les connaître. A part, les
slogans humanitaires, bien sûr. La
destruction de Rakka n'a posé de cas de
conscience à personne.
Epilogue
Comme de bien
entendu, l'on ne frappe jamais les
forts. A peine quelques heures après ces
déclarations historiques,
Lattaquié, là où se trouve la base
militaire russe, a été l'objet de tirs
intensifs de missiles,
attaque qui a été menée depuis la
mer qui a fait au moins 7 blessés.
Plusieurs sites industriels étaient
visés, mais heureusement l'attaque a été
déjouée par le système de protection
aérien. Israël a été mise en cause, de
même que les Etats-Unis et la France, un
missile a été tiré depuis l'emplacement
où se trouve la frégate
Auvergne, selon les données du
ministère de la défense russe. A ce
moment-là, un avion militaire russe a
disparu en mer avec 15 hommes à son
bord, une opération de sauvetage est
lancée et le Président russe a déjà
présenté ses condoléances aux familles.
Le
ministère de la défense russe accuse
Israël et se garde le droit de répondre.
Quelle est la
raison de cette attaque? Stabiliser la
région? La démilitarisation de Idlib
semble avoir lancé un signal politique
inquiétant pour la suite des opérations:
la Russie est d'accord pour ne pas
dépasser la ligne rouge des Etats-Unis.
Ou bien y a-t-il une autre explication?
Certes, le
potentiel militaire russe est devenu
concurrentiel, les Etats-Unis eux-mêmes
le reconnaissent. Mais rappelons une
vérité très simple: une arme a un
potentiel dissuasif non pas uniquement
en raison de son existence, pas
nécessairement lorsqu'elle est utilisée
(puisque le stade dissuasif n'a pas
fonctionné), mais lorsque votre
vis-à-vis est persuadé que vous aurez la
volonté politique de l'utiliser.
En attendant,
contrairement à ce que nous avions pensé
(voir
notre texte ici), la Russie a fait
un pas en arrière et gèle le conflit
syrien, ne permet pas sa résolution. Il
rejoint ainsi les conflits post-modernes,
suspendus par des négociations
politiques aux résultats improbables,
permettant au clan atlantiste d'obtenir
sur le plan politique l'avantage qu'il
ne peut obtenir sur le plan militaire.
Ce fut déjà le cas, d'une certaine
manière, avec les Accords de Minsk. A
moins qu'il ne s'agisse d'une version
bis post-moderne du Pacte
Molotov-Ribbentrop. Dans le premier cas,
la situation va simplement pourrir
pendant quelques années avant d'être
liquidée lorsqu'elle ne présentera plus
aucun intérêt, dans le second cas le
conflit est inévitable, il n'est que
repoussé. Mais si à l'époque l'URSS
avait besoin de gagner du temps pour
moderniser son arsenal, cette phase
semble, selon les déclarations multiples
en Russie, avoir déjà été réalisée.
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