Russie politics
Gilets jaunes : ces cahiers de doléances
que personne n'a l'intention de lire
Karine Bechet-Golovko
Mardi 11 février 2020 Au début de la
crise, le Gouvernement a lancé de
grandes vagues de consultations, qui
outre la campagne nationale de Macron,
se sont concrétisées en diverses
mesures, sans évidemment aucune portée
politique, mais qui devaient permettre
de gagner du temps et d'évacuer le
surplus de vapeur dans la partie
"tranquille" de la population. En jouant
sur les associations d'idées
révolutionnaires - les Gilets Jaunes se
voulant révolutionnaires, mais sans
prendre le pouvoir - Macron a transposé
sur le plan de l'imitation un mécansme
politique. Ainsi, la population a pu
écrire des cahiers de doléances - que
personne n'a jamais lu. Et pourquoi les
élites prendraient-elles le temps de les
lire, alors qu'elles sont en place
justement pour réaliser cette politique,
si les Gilets Jaunes, finalement, ne
veulent pas prendre le pouvoir ?
Il y a un an de
cela, comme le rappelle
France Inter, des maires déposaient
en Préfecture des cahiers de doléances
citoyennes. Près de 10 000 cahiers.
Concrètement, les gens ont écrit souvent
sur de simples cahiers à spirales, mis à
disposition dans les mairies, leurs
problèmes, ce qui à leur avis ne
fonctionne pas dans le pays. Parfois
aussi leur tragédie personnelle.
S'il s'est agi d'un
grand cri de désespoir, c'était aussi
une vague d'espoir. Espoir, un peu naïf,
que la politique mise en oeuvre ne
fonctionne pas dans l'intérêt de la
population, parce que les élites
politiques ne sont pas au courant.
Espoir qu'il suffit de leur dire à quel
point l'on souffre, leur dire ce qui ne
va pas au quotidien, pour qu'elles
réalisent et prennent ensuite les bonnes
décisions. Espoir que justement ces
élites ne mettent pas en oeuvre le
programme pour lequel elles sont en
place, mais qu'elles aient commis une
erreur. Espoir. Presque une prière.
Or, non seulement
ces tonnes de feuilles n'ont pas été
lues, mais elles ont simplement été
numérisées à la BNF et renvoyées
en Préfecture aux archives. Maintenant,
les scientifiques râlent, parce que les
textes ont été enregistrés sous forme
d'image et que les programmes ne peuvent
pas automatiquement traiter ces textes,
les classer, etc. Bref, quelle horreur,
il faudrait les lire et personne ne
semble en avoir eu l'intention.
Donc, pour résumer,
non seulement les politiques n'ont pas
pris la peine de lire les cahiers de
doléances (et ne semblent en avoir
jamais eu l'intention), mais les
universitaires eux-mêmes trainent la
patte, car il y en a trop. Ils ont
tous oublié que la numérisation ne
remplace pas la lecture ... Or,
rappelons quand même que les gens qui
ont versé par écrit leur douleur ne
pensaient pas participer à une grande
étude sociologique. Ils voulaient très
concrètement faire passer un message au
pouvoir. Ils attendaient une réponse
politique, pas une étude de société par
des laboratoires de recherche. Non
seulement ces Cahiers n'ont conduit à
aucune attention humaine envers une
population qui souffre, mais les gens
ont été transformés en souris de
laboratoire, en objets d'étude.
Ce pouvoir qui n'a
fait que gagner du temps et épuiser la
douleur des gens. Sans même avoir la
moindre volonté de résoudre leurs
problèmes. Puisque cela impliquerait un
changement de cap idéologique. Or, l'on
ne change pas de cap idéologique avec
des manifestations pacifiques, même
pendant des années. Le pouvoir se permet
aujourd'hui de ne tenir compte ni des
doléances, ni des manifestations, car il
sait pertinemment que ces mouvements ne
présentent strictement aucun danger
politique, autrement dit qu'il ne remet
pas en cause son existence.
Et la durée, la
permanence du conflit permet au pouvoir
de légitimer avec le temps une autre
configuration de gouvernance, intégrant
ce conflit même comme une donnée.
Puisque les sociétés néolibérales ne
peuvent fonctionner sans conflit, elles
l'intègrent - et le digèrent. Pour ne
rien changer.
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