France-Irak
Actualité
Egypte : société civile et pouvoir
militaire
Jean Pileur
Le
maréchal Sissi, président de la
République égyptienne
Samedi 22 avril 2017
Contraints d’ouvrir la boîte de Pandore
lors de la chute de Moubarak, les
militaires parviendront-ils à retrouver
leur pouvoir sans partage ?
M.A. était un
éminent helléniste et un ardent
promoteur de la renaissance de l’antique
bibliothèque d’Alexandrie. Il parvint
d’ailleurs à réaliser son projet qui est
devenu un des fleurons de sa ville
natale. Voici un quart de siècle, il fut
exproprié par l’armée d’un grand terrain
situé en bord de mer. Sécurité nationale
oblige. Mais quelle ne fut sa surprise
quelques années plus tard de découvrir
que les biens saisis, sensés contribuer
à la défense de la patrie, avaient fait
l’objet d’un lotissement servant de lieu
de villégiature à de hauts gradés. Ayant
saisi les tribunaux et après de longues
années de procédure et l’armée ayant
épuisé tous les recours, il obtint un
jugement favorable. Venu exécuter ce
verdict et récupérer son bien auprès du
responsable de l’autorité militaire, il
s’entendit rétorquer, ainsi qu’il nous
le confia : « Votre jugement est bien
conforme. Mais il faut que vous sachiez
que ce pays n’est pas à vous, ce pays
nous appartient. Aussi vous n’obtiendrez
rien ! Désabusé, il partageait le
sort de tous les propriétaires de biens
saisis sur six Kms de long, entre
l’autoroute et le rivage, situé quelques
Kms en contre-bas, à Sidi Kreir.
Origine d’un
comportement
Plus qu’une
anecdote, ce dévoiement caractérisé
illustre l’attitude de l’institution
militaire à l’égard des citoyens et en
général du pays. Elle se place au-dessus
des lois. En effet dans la conception
qu’elle inculque à ses membres, elle se
voudrait la protectrice de la nation et
encore plus sa tutrice car elle la
considère comme mineure. Il lui incombe
donc de la régenter. S’étant emparée des
rênes de l’Etat en 1952, l’armée s’y est
maintenue à travers quatre des siens :
Naguib, Nasser, Sadate et Moubarak. Elle
a renforcé au fil des ans son emprise
d’abord sur la machine administrative,
puis progressivement sur différents
rouages de l’économie et de la vie
civile (voir encadré « Le complexe
militaire »). De surcroît étant
parvenue à écarter les élites
étrangères, qui dominaient le pays
depuis plus de deux millénaires, elle se
voit dépositaire du destin de l’Egypte
s’estimant la plus apte à la diriger.
Evidemment une
telle suffisance produit des abus,
d’autant plus qu’au fil des ans les
classes moyennes et supérieures, s’étant
substituées aux étrangers, étaient
prêtes à prendre les commandes. Mais
elles restaient captives dans l’ombre du
pouvoir. L’ample soulèvement de janvier
2011 contre le président Moubarak porta
en avant ces élites. Paradoxalement
c’est l’armée qui dans un premier temps
soutint leur mouvement. Il était vital
pour les caciques militaires d’écarter
de la succession du président
vieillissant son fils Gamal désireux d’y
parvenir. Sans grande affinité avec la «
Grande muette » celui-ci s’affirmait
l’adepte d’une économie libérale (voir
en particulier l’entretien qu’il avait
accordé à France 24 anglais et arabe
quelques jours avant le soulèvement du
25 janvier 2011). Pour y parvenir, il
souhaitait la privatisation des grands
ensembles détenus par l’Etat et en
particulier l’énorme puissance gérée par
les militaires. Aussi le retour de
l’armée dans ses casernes, écartée des
rouages de décisions
politico-financières, aurait permis à
l’héritier de s’emparer, avec quelques
oligarques civils de ses amis, de
nouveaux fleurons. De la richesse
nationale
Alliance de
circonstance
La résilience des
équipes proches de Moubarak face au
soulèvement a été longue, car elles
vivaient en symbiose avec son pouvoir.
Il fallut donc, s’appuyer sur les
classes en révolte afin de mettre au pas
les alliés du chef de l’Etat déchu. La
haute hiérarchie militaire qui s’était
regroupée au sein du Conseil supérieur
des Forces Armées (SCAF, selon
l’acronyme anglais) chercha ainsi à
réduire la force des partisans du
président déchu, en les intégrant au
besoin dans une nouvelle configuration.
Cette longue manœuvre s’est achevée avec
l’accession au pouvoir des Frères
musulmans en 2012, imposée à l’Etat-Major
par la pression des Etats-Unis. L’année
suivante, excédée par les tendances
hégémoniques et l’incompétence aux
commandes des dirigeants intégristes,
les classes moyennes et supérieures se
soulevaient en masse une seconde fois.
En dépit des interventions énergiques de
l’ambassadrice des Etats-Unis, Ann
Paterson, en faveur du président
islamiste Morsi, le SCAF décidait de le
démettre, se plaçant du côté des
Egyptiens.
Cette étape
franchie, le SCAF cherche depuis à
remettre au pas la société civile dans
la situation où elle avait été longtemps
tenue : à la marge. Assez rapidement
après l’éviction de Morsi, les services
de l’armée procédaient à des rafles de
militants civils, y compris des
opposants déclarés des Frères musulmans.
Le 27 janvier 2014 le SCAF invitait dans
un communiqué le tout nouveau Maréchal
Abdel Fatah Sissi à se présenter à la
présidence de la république. Il
signifiait pour la première fois depuis
le début des années 1950 la prééminence
ouverte de l’armée sur les institutions.
Sympathique,
avenant et enclin à adopter des propos
et des attitudes conciliantes, si ce
n’est progressistes, le nouveau
président jouissait d’une sérieuse
popularité. Proclamant devant de hautes
autorités musulmanes la nécessité de
tenir un « nouveau discours religieux
», se rendant à l’office de Noël dans la
cathédrale copte, visitant une jeune
femme victime d’exactions policières ou
évoquant ses années de jeunesse lorsque
son « réfrigérateur ne contenait que
des bouteilles d’eau », Abdel Fatah
Sissi en a séduit plus d’un.
Retour du balancier
Mais quand le
réformateur Islam al-Beheyri voulut
proposer de nouvelles interprétations de
sa religion, le tribunal le jeta en
prison sous prétexte d’ « insulte à
l’islam ». Il y a quatre mois,
Ibrahim Issa pourfendeur des excès du
pouvoir militaires et dénonciateur de sa
complicité ,implicite avec les radicaux
voyait son émission de télévision
interrompue, tandis qu’il était traîné
devant les tribunaux pour « insulte
au parlement ». Plus dramatique fut
l’assassinat de sang-froid, en 2015, de
la dirigeante de gauche Chayma’ Sabbagh,
venue porter des fleurs à la mémoire des
manifestants de 2011, ou celle du
journaliste Italien tué l’année suivante
pour la même célébration. Dans les deux
cas, en 2015 et 2016, la police a fait
de la surenchère pour mettre un terme au
souvenir du soulèvement de 2011 et aussi
afin de placer en porte-à-faux le
pouvoir militaire qui l’a réduite à la
portion congrue depuis cette date.
Ces sommets émergés
de l’iceberg révèlent l’offensive lancée
contre les secteurs « mal pensant de la
société» : militants de divers bords
refusant de se conformer au rôle de
figurants qu’on voudrait leur assigner.
Ils signalent aussi les menaces voilées
adressées aux nombreux faiseurs
d’opinion (intellectuels, journalistes,
politiciens et universitaires) contraint
à l’autocensure. Il laisse entrevoir les
milliers d’arrestations et les dizaines
de disparitions et l’antagonisme entre
police et armée qui les sous-tend.
Destin en jeu
Sur le plan
international La décision intempestive
de céder les îles de Tiran et Sanafir,
qui contrôlent l’entrée du golfe de
‘Akaba, à l’Arabie saoudite a
cristallisé l’opposition du public.
Cette cession d’une portion de
territoire national, abandonné d’un
trait de plume a soulevé un torrent de
condamnations, y compris dans les
cercles du pouvoir. La justice saisie
par les opposants leur a donné raison à
plusieurs reprises. Il est intéressant
de noter au passage la grande
indépendance dont font preuve certains
magistrats, autant maintenant que sous
Moubarak que sous Morsi. Cependant les
autorités s’obstinent à vouloir imposer
leur choix probablement tenues par des
dettes au royaume saoudien.
Encore moins
compréhensible pour l’opinion, une
interminable saignée tue au Sinaï quasi
quotidiennement des civils, des
policiers et des militaires, victimes
d’un groupe affilié à l’« Etat islamique
» (initialement Ansar bayt al-Maqdess).
Certains estiment que les Frères
musulmans interdits en Egypte y
poursuivraient la lutte armée (voir
l’encadré « Paramètres d’une
insurrection »). Quant au volcanique
voisin libyen, les Egyptiens ont retenu
le retour dramatique de centaines de
milliers de leurs expatriés, souvent
dépouillés de tout, quand ce n’était pas
massacrés telle la vingtaine de coptes
égorgés sur une plage de Tripoli. Reste
la lointaine Ethiopie que dans un
discours Sissi a tenu à « rassurer
», alors qu’elle s’apprête à réduire le
débit du Nil.
Interpellée par le
contraste entre l’image débonnaire
affichée par le chef de l’Etat et les
bavures de son pouvoir l’opinion
s’interroge. Aurait-il été victime des
intrigues, de ses services, comme l’a
laissé entendre Philippe Folliot,
député centriste du Tarn et président du
groupe d’amitié France Égypte à
l’Assemblée ? Ou plus simplement ne
serait-il que le chargé des relations
publiques du SCAF, dont la gestion
chaotique au lendemain de la chute de
Moubarak avait déconcerté les Egyptiens
? La question n’est plus d’actualité
depuis qu’un nouveau spectre hante les
bords du Nil.
Enjeux économiques
Voilà plusieurs
années que l’économie égyptienne
naviguait comme un funambule tendu sur
une natalité prolifique, une
productivité plutôt médiocre et une
politique sociale prudente. Le balancier
qui équilibrait l’ensemble provenait des
revenus du tourisme, des exportations
d’hydrocarbures, des capitaux envoyés
par les émigrés et des rentrés du Canal
de Suez. Malheureusement le tourisme se
fige à chaque rebond du terrorisme.
L’accroissement de la consommation
intérieure et la croissance
insuffisantes de la production
d’hydrocarbures ont rendu l’Egypte
importatrice. Quant au Canal de Suez,
ses revenus plafonnent par suite du
ralentissement de l’économie mondiale.
Fuite en avant
Confronté à cette
situation le pouvoir, après
tergiversations, s’est rendu aux sirènes
du Fond Monétaire International (FMI).
Or, tous les prédécesseurs de Sissi
l’avaient toujours esquivé. Selon ses
recommandations, la Banque Nationale
d’Egypte a laissé flotter la Livre
égyptienne. En moins de huit mois (de
juin 2016 à janvier 2017) la livre avait
perdu la moitié de sa valeur (passant de
10 LE pour 1 € à 20 LE pour 1 €). Comme
l’Egypte importe une grande partie de ce
qu’elle consomme, les prix ont flambé et
l’on évoque une inflation annuelle de 25
%. Et ce n’est qu’un début ! Diverses
mesures vont être adoptées ou le sont
déjà selon le diktat du FMI. Ainsi une
grande partie des transactions
financières entre les citoyens et l’Etat
doit-elle impérativement s’effectuer à
travers un compte auprès du géant VISA.
A terme, la réduction drastique de la
circulation fiduciaire extra-bancaire
jusqu’ici, considérable, semble
souhaitée.
Etant donné qu’il
n’existe pas d’indexation des salaires
et que seul l’Etat a accordé une faible
augmentation à ses agents (déjà mal
payés) et qu’il a automatiquement accru
la tarification des services qu’il
fournit, le choc de l’inflation sur la
population n’est pas encore amorti. Ses
conséquences pourraient s’avérer
tragiques. On peut craindre une
paupérisation d’une partie de la classe
moyenne et un significatif
appauvrissement des classes
défavorisées. Parvenu à ce point, les
problèmes du pouvoir et des droits
préoccuperont moins les citoyens que la
question de leur subsistance et celle
des leurs.
Cet ébranlement de
l’échelle sociale pourrait avoir des
conséquences radicalement différentes.
Soit un effondrement accompagné du
renoncement aux luttes sociales et
politiques, c’est-à-dire la résignation
à son sort. Soit un soulèvement général
des classes pauvres encadrées par des
éléments des classes moyennes déchus et
révoltés par le sort qui leur était
fait. Il va de soi que les autorités,
déjà engagées dans une politique
sécuritaire, chercheraient à noyer dans
l’œuf toute sédition. Mais elles n’y
parviendraient qu’à la seule condition
qu’aucune faille n’entame leur
résolution, contrairement à ce qui
advint au terme de la présidence de
Moubarak.
Le complexe
militaire
A la suite de la «
Révolution de 1952 », fomentée par un
groupe clandestin : « les Officiers
Libres », ses membres se sont emparé de
la tête de l’Etat et partagé le
positions-clef de sorte à conserver
l’intégralité du pouvoir. A partir de là
ils ont coopté des fidèles, souvent
militaire à la retraites, dans
l’administration civile.
Progressivement, l’armée a pris une
grande importance dans la société grâce
à ses anciens, pourvus de passe-droits
et de privilèges. Simultanément au cœur
même de l’institution militaire, des
avantages de plus en plus conséquents en
faisaient un monde clos obéissant à ses
impératifs internes. Cci d’autant plus
que le musellement de la vie politique
leur laissait les coudées franches.
Finalement le corps
des officiers s’estimant dépositaire du
destin national, est devenu autarcique
(fabricant quantité de produits
industriels et agricoles pour son propre
usage) tout en contrôlant de larges pans
de l’économie. Son dynamisme se trouve
renforcé par les exemptant de certaines
charges imposées au reste des citoyens.
Ainsi en est-il de la dispense de payer
les droits d’importation ou de la
non-imposition commune aux autres
entreprises civiles ‘y compris lorsque
il s’agit de productions
non-militaires). De même l’utilisation
de la main d’œuvre gratuite constituée
par les conscrits dans les usines
militaires, dans les grands chantiers
gérés par l’armée (Canal de Suez,
autoroutes) ou dans les latifundia
qu’elle exploite l’avantagent. En plus
des productions purement militaires
(armes, munitions, véhicules de combat,
moyens de communications), l’armée
dispose d’aciéries, de cimenteries, elle
produit des aliments, des médicaments,
de l’électronique possède des sociétés
de tourisme, de négoce, etc.
A l’instar de ce
qui se retrouve dans d’autres pays à des
degrés divers, Dans la vie quotidienne
les militaires et leur famille, en
particulier les officiers jouissent de
boutiques détaxées, de clubs et de lieux
de villégiatures propres, de l’accès
quasi gratuit à des cercles fermés,
d’hôpitaux disposant des techniques les
plus avancées et de personnel qualifié
(cependant accessibles à tous), de
bourses pour leurs enfants et de
facilités exceptionnelles pour accéder à
la propriété.
Contrairement au
complexe militaro-industriel des
Etats-Unis, qui associe grandes
entreprises privées et armée, le
complexe militaire égyptien, continue le
socialisme nassérien, intégrant trois
entités : le ministère de la Production
militaire, l’Organisation arabe pour
l’industrialisation et, la plus
importante pour notre propos,
l'Organisation nationale de services.
Selon diverses estimations difficiles à
vérifier, entre 20 et 45 % de l’économie
égyptienne serait contrôlée, directement
ou indirectement, par l’armée, première
puissance* financière, industrielle,
commerciale et agricole du pays. Or son
budget présenté au SCAF et à un comité
restreint par le ministre de la défense
(obligatoirement un officier choisi par
ses pairs) n’est pas soumis au parlement
(art. 200 de la constitution) !
(*) Voir les
nombreuses publications de
l’universitaire Robert Springborg
Paramètres d’une
insurrection
Les violences qui
secouent le Sinaï depuis quelques années
s’expliquent simplement. Les tribus
autochtones refusent l’afflux incessant
d’un nombre croissant de nouveaux
résidents issus du reste de l’Egypte et
s’insurgent contre leur comportement
méprisant et dominateur. Ils retrouvent
cette même discrimination face à
l’administration égyptienne. A cela
s’ajoute le soutien idéologique et
technique reçu de la part du Hamas
voisin. De plus certaines opérations
épisodiques menées dans la vallée du Nil
auto-attribuées par les jihadistes n’ont
abouti, si loin de leurs bases qu’avec
une infrastructure de soutien. De
nombreux indices pointent vers les
Frères musulmans dont les cellules
dormantes au sein de l’administration
sont aussi susceptibles d’agir contre
les organes de sécurité.
Néanmoins,
plusieurs points sont à relever. La
région en effervescence se limite au
triangle formé par les villes d’al ‘Arich
(capitale de la région), Rafah (bordant
la bande de Gaza) et Cheikh Zayed ( non
loin de la frontière israélienne), A
peine 1 % de la surface totale (soit
70.000 Km²) de la péninsule. Les
populations concernées n’y dépassent pas
quelques dizaines de milliers de
personnes. L’incapacité de la police,
puis de l’armée égyptienne à réduire ce
foyer est d’autant plus surprenante que
des milliers de soldats bien armés, les
blindés, l’artillerie et l’aviation sont
utilisés. Pour ce faire, il a fallu
qu’Israël accepte des transgressions aux
accords de Camp David de 1978, qui
limitait le nombre de soldats et le type
de matériels militaires. On sait aussi
que les tribus du Sinaï entretiennent
traditionnellement des relations avec
celles du Néguev, que les Israéliens
lors de leur occupation de la péninsule
y ont tissé de nombreux liens avec elles
et qu’enfin un trafic clandestin, mais
réel, traverse la frontière (hommes,
drogue, armes). Autre aspect curieux,
l’Egypte ayant suspendu son réseau de
téléphonie mobile dans la région pour
affaiblir les jihadistes, ceux-ci
communiquent entre eux à travers le
réseau israélien.
En Conclusion :
Israël aimerait user l’armée égyptienne
par jihadistes interposés, cette
dernière constate que cette
insurrection, en dépit des pertes
subies, lui a permis de revenir en force
là où elle était interdite d’accès.
Quant aux militaires israéliens, ils se
sont plusieurs fois réservés le droit
d’intervenir, si l’armée égyptienne
échouait dans sa mission. Un prétexte
pour réoccuper le Sinaï.
Le sommaire de Gilles Munier
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