Opinion
L'Ukraine : un enjeu géostratégique,
au cœur de la guerre tiède
Jean Géronimo
Des
partisans du parti «parti de la liberté»
(svoboda en ukrainien) manifestent aux
côtés des opposants au régime ukrainien
à Kiev, en décembre 2013.
Vendredi 7 février 2014
En se
rendant à Kiev pour soutenir les
opposants y compris d’extrême droite au
régime ukrainien, Catherine Ashton
assume un acte hostile à la Russie, qui
avait demandé à l’UE de ne pas
intervenir. Ce soutien des puissances
occidentales à la troublante «
révolution » ukrainienne vise-t-il à
faire entrer ce pays dans le giron de
l’UE et de l’OTAN, et aussi à empêcher
le retour de la Russie comme grande
puissance en cherchant son
affaiblissement régional ?
A travers le soutien occidental à une
troublante « révolution » ukrainienne et
sa volonté d'ingérence, c'est l'idée
d'empêcher le retour de la Russie comme
grande puissance, via son
affaiblissement régional, qui revient
sur le devant de la scène.
Dans le cadre d'une stratégie de
reflux (roll back) de la puissance
russe, menée depuis la fin de la Guerre
froide, les puissances occidentales
affichent une méfiance endémique à
l'égard d'un État désespérément perçu
comme l'héritier de l'axe (communiste)
du mal. Cette stratégie « anti-russe »
est attestée par les tentatives
régulières de cooptation des anciennes
républiques de l'URSS, au moyen
d'innovations politiquement orientées
telles que le « Partenariat oriental »
(via l'UE) ou le « Partenariat pour la
paix » (via l'OTAN) et, plus récemment,
« l'accord d'association » de l'UE avec
l'Ukraine.
De manière plus ou moins explicite,
ces « innovations » politiques
développent l'idée d'un « voisinage
partagé » et de valeurs communes,
exprimant un droit d'ingérence
occidental en périphérie post-soviétique,
y compris en Ukraine. A l'échelle de la
CEI, ces prérogatives politiques ne
relèveraient donc plus du seul monopole
russe et, en ce sens, menaceraient sa
zone d'intérêts historique. Ce que
Moscou ne pourra jamais accepter.
L'Ukraine,
au cœur d'une lutte d'influence
Dans une large mesure, cette
configuration explique l'enjeu
géopolitique sous-jacent à la crise
ukrainienne, qui loin d’être une «
révolution », se retrouve en réalité au
cœur d’une lutte d’influence entre les
deux grands ennemis historiques. Depuis
la transition post-communiste, cette
lutte se poursuit dans le cadre de la
guerre « tiède »(1), forme actualisée et
désidéologisée de la Guerre froide,
recentrée sur le contrôle des espaces et
des « nœuds » stratégiques.
Dans ce contexte, tout rapprochement
de l'Ukraine avec l'UE (via l'accord
d'association) peut être considéré comme
l'étape préalable et « naturelle » à sa
future intégration à l'OTAN, comme cela
a été confirmé par Washington –
véritable gifle et provocation
stratégique à l'égard de la Russie. Sur
un plan structurel, ces deux objectifs
restent des priorités implicites de la
nouvelle diplomatie américaine,
verrouillée par l'administration Obama.
Or, tendanciellement, la puissance russe
est désireuse de sanctuariser son
étranger proche, contre les velléités
expansives occidentales. Dans cette
optique, l'OTAN reste, pour elle, un
levier offensif et injustifié de la
vieille lutte contre le communisme.
Incroyable acharnement.
Tout en s'inscrivant dans la
stratégie anti-russe préconisée sous la
Guerre froide par l'ancien conseiller du
président américain J. Carter, Z.
Brzezinski (2), ce double objectif de la
politique étrangère américaine justifie
l'énorme investissement médiatique de
l'Occident dans l'actualité ukrainienne
en vue de déstabiliser le gouvernement
pro-russe et obtenir la démission du
président (pourtant) légitime, Viktor
Ianoukovitch. Le plus inquiétant est que
l'évolution ukrainienne s'inscrit dans
le prolongement des « révolutions »
libérales « de couleur » en Géorgie
(2003), en Ukraine (2004) et au
Kirghizstan (2005) encouragées et
financées en partie par l'administration
américaine, selon une technique éprouvée
et politiquement correcte.
Une «
révolution » manipulée
Cette configuration explique
l’existence de manipulations
occidentales via les ONG (au nom
des « droits de l’homme ») et leur
soutien à l'opposition ukrainienne, la
désinformation et le conditionnement de
l'opinion publique, ainsi que
l’ingérence troublante de dirigeants
étrangers, dont américains et européens
– et, naturellement, l’accusation de la
« main de Moscou ». Aujourd'hui,
l'Europe brille par son absence en
Afrique et au Moyen-Orient, mais par
contre, n'hésite pas à s'ingérer dans
les affaires politiques intérieures de
la souveraine Ukraine, en place de Kiev,
par l'intermédiaire de Catherine Ashton,
soutenue par son mentor américain, John
Kerry. On croit rêver...
Désormais, comme le souligne fort
justement J.M. Chauvier, on assiste à
une dérive extrémiste de nature néo-nazi
de manifestations surfant sur un
nationalisme anti-russe et échappant, de
plus en plus, au contrôle des leaders de
l'opposition pourtant aiguillés par
l'Occident. Là est sans doute la plus
grave erreur et le plus grand danger
pour une Europe maladroite, dont la
politique inconsciente contribue à
réveiller les « vieux démons » dans
l'espace post-soviétique, notamment dans
les pays baltes et l'Ukraine. Or cette
information est totalement occultée par
la pensée unique, allégrement relayée
par nos médias.
Un accord
dangereux pour l'Ukraine
Pour les dirigeants occidentaux il
s'agit de faire pression sur le
président Ianoukovitch pour l'obliger à
faire le « choix de l'Europe et de la
liberté », selon le slogan redondant de
l'opposition sous influence occidentale
et ainsi, protéger le « bon peuple
ukrainien » d'un éventuel retour de
l'impérialisme russe –, au risque de
heurter les susceptibilités de
l'administration Poutine. Dans ce
contexte, on comprend mieux le recul du
président ukrainien, désireux de
défendre ses intérêts nationaux et dans
ce but, adoucir les contraintes
drastiques (et irresponsables) imposées
par l'accord d'association et de
libre-échange. Contrairement à la rumeur
médiatique, il ne s'agit donc pas d'un
rejet de l'Europe mais d'une demande de
reformulation de cet accord,
politiquement non neutre et
économiquement suicidaire pour
l'Ukraine. Un rappel, aujourd'hui
nécessaire.
Face à cette
instrumentalisation politique, la Russie
ne pouvait rester sans réactions.
D'autant plus que l'intégration de
l'Ukraine à l'espace économique européen
(objectif déclaré de l'UE) transformera
ce pays en plateforme de réexportation
des produits occidentaux – via les
firmes multinationales – vers la Russie,
dont l'économie serait ainsi attaquée et
déstabilisée. Très vite, V. Poutine a su
trouver une réponse adéquate,
correspondant aux intérêts économiques
de l'Ukraine mais respectant les
intérêts politiques de la Russie,
encline à protéger sa zone d'influence
contre les convoitises de plus en plus
pressantes de l'UE. Moscou ne l'a jamais
caché et montre même une certaine
transparence dans ce domaine,
contrairement au jeu obscur de l'Europe,
guidée par la « main » de Washington et
navigant dans les eaux troubles de « sa
» prude démocratie – imposée au monde
globalisé, comme une vérité suprême.
Curieux messianisme.
Le retour
russe, malgré tout...
De manière explicite, cet accord vise
à imposer l'idéologie néolibérale du «
libre-marché », à partir d'une
dérégulation économique et financière
exprimant une vision anti-étatique
désastreuse et, sur le moyen terme,
considérablement appauvrissante pour la
société ukrainienne – avec le risque de
fabriquer une « nouvelle Grèce ». Le «
peuple » qui manifeste ne le sait, sans
doute, pas. Et il ne sait plus vraiment
pourquoi il manifeste, emporté par la
vague enthousiaste et mobilisatrice
d'une révolution manipulée, comme la
précédente de 2004. Encouragé par la
bienveillance occidentale, il n'hésite
plus à investir les bâtiments officiels,
par la force et à « casser du flic ».
Inquiétante redondance.
Contrairement à ses homologues
occidentales, la Russie est respectueuse
des règles de droit internationales,
dont celles sur la souveraineté des
États. Suite à sa double initiative
d'assistance financière (prêt de 15
milliards de dollars) et de réduction
(d'un tiers) du prix du gaz acheminé en
Ukraine, ainsi qu'à sa volonté de
développer une véritable coopération
économique et technologique avec cette
dernière, Moscou a fait preuve, une fois
de plus, d'une redoutable efficacité en
matière de diplomatie – inversement à
l'UE. Alors que d'autres États, d'une
manière insidieuse, n'hésitent pas à
instrumentaliser les « révolutions ».
Mais, à quel prix ?
Indéniablement, la Russie
post-communiste revient de loin et, peu
à peu, elle rejoue dans la cours des «
grands », pour y défendre une certaine
éthique et, si nécessaire, s'opposer aux
fausses révolutions.
La partie d'échecs américano-russe
continue donc, au cœur de l'Eurasie, en
Ukraine.
(1) Geronimo J. (2012) « La
Pensée stratégique russe – Guerre tiède
sur l’Échiquier eurasien : les
révolutions arabes, et après ? »,
préface de J. Sapir, éd. Sigest.
(2) Z. Brzezinski est connu pour
avoir provoqué l'intervention de l'armée
rouge en Afghanistan, fin décembre 1979,
dans l'optique de l'enliser dans un
conflit périphérique, économiquement
épuisant et politiquement destructeur
pour l'URSS. Cette initiative
stratégique a précipité la chute du
régime soviétique, fin décembre 1991.
Décembre maudit.
Jean Géronimo, expert
de l’économie et de la géostratégie
russes.
© Journal
L'Humanité
Publié le 8 février 2014 avec l'aimable
autorisation de
L'Humanité
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