Palestine
Comment ne pas se défendre
des accusations d’antisémitisme
Jean Bricmont
Dimanche 10 août 2014
Récemment, le Parti
du Travail de Belgique (PTB) a pris des
positions courageuses, en tout cas pour
un parti représenté au parlement, sur la
question palestinienne, appelant par
exemple à suspendre certaines relations
commerciales entre la Belgique et Israël
(http://ptb.be/articles/petition-faire-des-affaires-avec-israel-inadmissible).
Cette position, qui devrait être
généralisée, est assez rare et doit être
applaudie. Le PTB a aussi été, surprise,
surprise, accusé d’antisémitisme, ce
dont il s’est défendu dans un
communiqué: http://ptb.be/communiques/le-ptb-lutte-contre-toute-forme-d-antisemitisme-et-s-oppose-fermement-la-politique-menee
Il y a
malheureusement beaucoup de choses
critiquables dans cette « défense » du
PTB face à l’accusation d’antisémitisme:
bien sûr, ils ne sont pas antisémites et
le soutien aux Palestiniens ne l’est pas
non plus. Mais leur défense sous-estime
les effets que l’accusation
d’antisémitisme a dans nos sociétés,
bien au-delà de la question
palestinienne.
En effet, ils
écrivent qu’il vont continuer « à réagir
contre toutes les expressions
d’antisémitisme », sans définir ce
qu’est l’antisémitisme. Or tout le
problème est de savoir de quoi il
s’agit. L’antisémitisme, est-ce la
défense de la liberté d’expression? Le
fait de rire aux spectacles de
Dieudonné? De lire des ouvrages
interdits à propos de l’holocauste? De
considérer comme déterminante l’action
du lobby pro-israélien dans la politique
américaine au Moyen-Orient? Tout cela
est stigmatisé au nom de la « lutte
contre l’antisémitisme ». Tant que le
mot « antisémitisme » n’est pas défini,
dire qu’on va réagir contre son
expression mène à l’arbitraire.
Si l’antisémitisme
c’est « détester les juifs pour ce
qu’ils sont et pas pour ce qu’ils font »
(ou que certains d’entre eux font), il
faudrait donner des exemples de gens
rentrant dans cette catégorie,
c’est-à-dire de gens qui auraient les
opinions qu’ils ont sur les juifs
indépendamment des actions d’Israël, de
celles des organisations communautaires,
des campagnes de haine menée au nom de
l’antiracisme etc. Et comment démontrer
une telle accusation?
Ensuite le PTB
« rappelle qu’il a été fondé en 1979 par
la résistante juive Juliette Broder,
pour qui l’engagement pendant la
Deuxième Guerre Mondiale dans la
résistance contre le régime meurtrier
d’Hitler faisait intégralement partie de
son engagement marxiste. » J’ai connu
Juliette Broder mais je ne peux pas m’en
réclamer, vu que j’étais en désaccord
avec elle sur beaucoup de points, en
particulier l’URSS et Staline.
Je n’ai pas non
plus combattu « le régime meurtrier
d’Hitler », vu qu’il était mort quand je
suis né et que j’ai peu de goût pour les
combats aussi faciles qu’imaginaires.
Mais, cela étant,
ai-je néanmoins des droits, en
particulier ceux qui me sont conférés en
principe par la constitution de mon
pays, à commencer par le droit à la
liberté d’expression? C’est toute la
question qui est occultée par la défense
adoptée par le PTB.
Les gens qui ne
sont ni juifs, ni marxistes, qui n’ont
pas combattu le fascisme, et qui ne
croient pas à une société-bisounours
(une « perspective socialiste d’une
société solidaire, chaleureuse et
tolérante ») devraient néanmoins avoir
des droits. Je note au passage qu’en
1979 le socialisme du PTB (et de
Juliette Broder) était fondé sur l’idée
de dictature du prolétariat, ce qui
n’est pas tout-à-fait la même chose que
la « solidarité et la tolérance »; on
peut d’ailleurs se demander si, dans la
société-bisounours envisagée, les mal
pensants (ceux qui n’aiment pas la
tolérance par exemple) auraient les
droits que la dictature du prolétariat
leur refusait.
Avant de parler de
bons sentiments (chaleur et tolérance),
il faudrait parler d’égalité des droits,
pas en Palestine, mais dans nos propres
sociétés, pour ceux qui aiment les
spectacles de Dieudonné et ceux qui ne
les aiment pas, pour ceux qui pensent
qu’il y a un lien entre judaïsme et
sionisme et pour ceux qui ne le pensent
pas, et pour tous ceux qui ont des vues
hétérodoxes en histoire, sur Hitler,
Staline, Mao, Pol Pot, Pétain, De Gaulle
ou Napoléon. On pourrait allonger la
liste, mais il est évident qu’une telle
égalité aujourd’hui n’existe pas.
Le remplacement du
droit par les bons sentiments est sans
doute la plus grande menace pour ce
qu’il y a de relativement civilisé dans
nos sociétés, à savoir le respect de
règles légales qui sont les mêmes pour
tous. Cela menace même à terme le
« vivre ensemble » que les bonnes âmes
prétendent défendre.
La réponse correcte
aux accusations d’antisémitisme n’est
pas de s’en défendre pour soi-même
(« c’est pas moi, Monsieur, c’est
l’autre »), mais de défendre la liberté
d’expression pour tous. Si quelqu’un
crie au loup, on n’est pas obligé de
démontrer qu’on ne marche pas à quatre
pattes, qu’on ne hurle pas à la pleine
lune et qu’on ne dévore pas les brebis.
La croyance à la nécessité de se
défendre de l’accusation d’antisémitisme
comme le fait le PTB n’est d’ailleurs
pas propre à ce parti, mais contamine
presque toute la gauche et est une des
sources de sa faiblesse.
On ne peut rendre
de pire service aux Palestiniens que de
refuser à nos propres concitoyens, au
nom d’une lutte mal définie contre
l’antisémitisme, leur droit à leurs
libertés les plus fondamentales. Il ne
faut d’ailleurs pas s’étonner si, une
fois ce droit détruit, les journalistes
et politiques ici sont si biaisés sur la
question palestinienne (alors que
beaucoup d’entre eux n’en pensent pas
moins en privé).
Tant que nous
n’assumerons pas collectivement nos
droits, nous continuerons à être soumis
au chantage des organisations et des
individus qui défendent Israël (et les
Etats-Unis). Le jour où nous les
assumerons, cette accusation
d’antisémitisme rejoindra celle de
mécréant ou d’ennemi du peuple qui aussi
a été une arme de terrorisme
intellectuel en d’autres temps et
d’autres lieux.
Jean Bricmont –
10 août 2014
Professeur de
physique théorique et mathématique,
Université de Louvain, Belgique. Auteur
de plusieurs articles sur Chomsky,
co-directeur du Cahier de L’Herne n° 88
consacré à Noam Chomsky. Il a publié
notamment avec Alan Sokal Impostures
intellectuelles (1997), À l’ombre des
Lumières avec Régis Debray (2003) et
Impérialisme humanitaire (2005). Son
dernier ouvrage : La République des
censeurs. Editions de l’Herne, 2014
Source: Jean
Bricmont
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