Réseau Voltaire
L'assassinat de la Grèce
James Petras
Yánis
Varoufákis et Aléxis Tsípras
Dimanche 5 avril 2015
James Petras a été directeur du
Centre d’études méditerranéennes à
Athènes (1981-1984) et conseiller du
Premier ministre Andreas Papandréou
(1981-1984). Il analyse ici la crise
grecque et ses enjeux au sein de l’Union
européenne.
Le gouvernement
grec est aujourd’hui enfermé dans
une lutte à mort face à l’élite qui
domine les banques et les centres du
pouvoir politique de l’Union
européenne.
Ce qui est en jeu, ce sont les
conditions de vie de 11 millions de
travailleurs, fonctionnaires et
artisans grecs, ainsi que la
viabilité de l’Union européenne. Si
le gouvernement de Syriza capitule
face aux exigences des banquiers de
l’Union européenne et accepte de
poursuivre la politique d’austérité,
la Grèce sera alors condamnée à des
décennies de régression, de misère
et de domination coloniale. Si la
Grèce décide de résister et si elle
est contrainte de quitter l’Union
européenne, il lui faudra répudier
une dette extérieure de 270
milliards d’euros, provoquant la
chute des marchés financiers
internationaux et l’effondrement de
l’Union européenne.
Les dirigeants de l’Union
européenne misent sur un reniement
par les dirigeants de Syriza des
promesses faites à l’électorat grec
qui, au début du mois de février
2015, voulait, à une écrasante
majorité (plus de 70 %), en finir
avec l’austérité et le paiement de
la dette, développer les
investissements de l’état dans
l’économie nationale et le
développement social [1].
Les choix sont douloureux, leurs
conséquences auront une portée
historique mondiale. Les enjeux vont
bien au-delà de l’aspect local, ou
même régional à court terme. C’est à
l’échelle mondiale que tout le
système financier en sera affecté [2].
Bien au-delà de l’Europe, le
non-remboursement de la dette va se
propager à tous, débiteurs ou
créanciers ; la confiance des
investisseurs à l’égard de l’empire
financier occidental sera ébranlée.
Avant tout, toutes les banques
occidentales ont des liens directs
ou indirects avec les banques
grecques [3].
Quand ces dernières s’effondreront,
elles seront profondément affectées
au-delà de ce que leurs
gouvernements peuvent supporter.
L’intervention massive de l’État
sera à l’ordre du jour. Le
gouvernement grec n’aura plus alors
d’autre choix que de prendre le
contrôle de l’ensemble du système
financier… l’effet domino affectera
en premier lieu l’Europe du Sud puis
se propagera aux « régions
dominantes » du nord ainsi qu’à
l’Angleterre et à l’Amérique du
Nord [4].
Afin de comprendre les origines
de ces crises et des choix auxquels
la Grèce et l’Union européenne sont
confrontées, il est nécessaire de
passer rapidement en revue les
développements économiques et
politiques des trois dernières
décennies. Nous procéderons en
examinant les relations grecques et
européennes entre les années 1980 et
2000, puis la crise actuelle et
l’intervention européenne dans
l’économie grecque. Dans la section
finale, nous discuterons de
l’ascension et de l’élection de
Syriza et de sa soumission
grandissante dans le contexte de
domination et d’intransigeance de
l’Union européenne, mettant en
évidence la nécessité d’une cassure
radicale avec les anciennes
relations de « seigneur à vassal ».
Histoire
ancienne : la fondation de l’empire
européen
En 1980 la Grèce fut admise dans
la Communauté économique européenne
(CEE) comme un état vassal de
l’empire émergent franco-allemand.
Avec l’élection d’Andreas
Papandréou, chef du parti
panhellénistique socialiste grec qui
disposait d’une majorité absolue au
parlement, l’espoir d’un changement
radical dans les affaires
intérieures et extérieures se
faisait jour [5].
En particulier, pendant la campagne
électorale, Papandréou avait promis
la sortie de l’Otan et de la CEE,
l’annulation des accords autorisant
les États-Unis à maintenir des bases
militaires en Grèce et une économie
fondée sur la « propriété sociale »
des moyens de production. Après
avoir été élu, Papandréou a
immédiatement assuré à la CEE et à
Washington que son gouvernement
resterait au sein de la communauté
européenne et de l’Otan et renouvelé
les accords sur les bases militaires
des États-Unis. Des études,
commandées par le gouvernement au
début des années 80, montrant les
résultats à moyen et long terme du
maintien de la Grèce dans la CEE,
notamment la perte de contrôle du
commerce, des budgets et des
marchés, ont été ignorées par
Papandréou qui a choisi de sacrifier
l’indépendance politique et
l’autonomie économique sur l’autel
des transferts de fonds à grande
échelle, des prêts et des crédits
venant de la CEE. Depuis son balcon,
Papandréou a parlé aux masses
d’indépendance, de justice sociale,
alors qu’il conservait des liens
avec les banquiers européens et les
oligarques grecs, armateurs comme
banquiers. L’élite européenne à
Bruxelles et les oligarques grecs à
Athènes ont gardé la mainmise sur
les hautes sphères du système
politique et économique de la Grèce.
Papandréou a conservé les
pratiques de clientélisme politique
mises en place par les précédents
gouvernements de droite, remplaçant
uniquement les fonctionnaires de
droite par des membres du parti
Pasok.
La CEE a balayé la rhétorique
radicale bidon de Papandréou et
s’est focalisée sur le fait qu’elle
achetait le contrôle et la
soumission de l’État grec en
finançant un régime clientéliste
corrompu, qui détournait les fonds
des projets de développement de la
compétitivité économique grecque au
profit d’un système de favoritisme
fondé sur une consommation accrue.
Les élites européennes savaient,
au final, que la mainmise financière
sur l’économie leur permettrait de
dicter la politique grecque et de la
garder au sein de l’empire européen
émergent.
En dépit de la rhétorique
démagogique « tiers-mondiste » de
Papandréou, la Grèce était
profondément ancrée au sein de
l’Union européenne et de l’Otan.
Entre 1981 et 1985, Papandréou a
rejeté sa rhétorique socialiste en
faveur d’une augmentation des
dépenses sociales pour les réformes
de l’aide sociale, l’augmentation
des salaires, des pensions et de la
couverture de santé, tout en
renflouant les entreprises en
faillite économique mises à terre
par des capitalistes kleptocrates.
Résultat, tandis que le niveau de
vie augmentait, la structure
économique de la Grèce ressemblait
toujours à celle d’un état vassal
fortement dépendant de la finance de
l’Union européenne, des touristes
européens, et à une économie de
rente basée sur l’immobilier, la
finance et le tourisme.
Papandréou a consolidé le rôle de
la Grèce comme avant-poste vassalisé
de l’Otan, une plate-forme pour une
intervention militaire états-unienne
au Proche-Orient et en Méditerranée
orientale doublée d’un marché pour
les produits manufacturés
d’Allemagne et d’Europe du Nord.
D’octobre 1981 à juillet 1989 la
consommation grecque a augmenté
tandis que la productivité stagnait.
Papandréou a remporté les élections
en 1985 en utilisant les fonds de la
CEE. Pendant ce temps la dette
grecque européenne s’envolait… Les
dirigeants de l’UE ont condamné la
mauvaise utilisation des fonds par
la vaste armée de kleptocrates de
Papandréou mais pas trop bruyamment.
Bruxelles reconnaissait que
Papandréou et le Pasok
représentaient le meilleur moyen
pour museler l’électorat radical
grec et garder la Grèce sous tutelle
de la CEE et comme fidèle vassal de
l’Otan.
Des leçons pour
Syriza : les réformes à court terme
et la stratégie vassaliste du Pasok
Qu’il soit dans le gouvernement
ou en dehors, le Pasok a suivi les
traces de son adversaire de droite
(Nouvelle Démocratie) en acceptant
la camisole de force de l’Otan-CEE.
La Grèce a continué à maintenir les
dépenses militaires par habitant au
niveau le plus élevé de tous les
membres européens de l’Otan.
Résultat, la Grèce a reçu prêts et
crédits pour financer des réformes
sociales à court terme et la
corruption à grande échelle à long
terme, tout en élargissant
l’appareil politique de
l’État-parti.
Avec l’ascension du Premier
ministre ouvertement néolibéral
Costas Simitis en 2002, le régime du
Pasok a manipulé les comptes,
fabriqué des données
gouvernementales sur son déficit
budgétaire, avec l’aide des banques
d’investissement de Wall Street, et
est devenu un membre de l’Union
monétaire européenne. En adoptant
l’euro, Simitis a favorisé une plus
grande subordination financière de
la Grèce aux fonctionnaires
européens non élus de Bruxelles,
dominés par le ministère allemand
des Finances et les banques.
Les oligarques grecs ont fait de
la place au sommet pour une nouvelle
espèce d’élite kleptocratique issue
du Pasok, qui a détourné des
millions sur les achats militaires,
commis des fraudes bancaires et
s’est livrée à une évasion fiscale
massive.
Les élites bruxelloises ont
permis à la classe moyenne grecque
de vivre l’illusion d’être des
« Européens prospères » car elles
conservaient une influence décisive
à travers les prêts et
l’accumulation des dettes.
Une fraude bancaire à grande
échelle —trois cent millions
d’euros— a même impliqué le bureau
de l’ex-Premier ministre Papandréou.
Les relations clientélistes à
l’intérieur de la Grèce n’avaient
d’égales que les relations
clientélistes entre Bruxelles et
Athènes.
Même avant le krach de 2008 les
créanciers de l’UE, banquiers privés
et prêteurs officiels, fixaient les
paramètres de la politique grecque.
Le krach mondial révéla les
fondations fragiles de l’État grec
—et conduisit directement à
l’intervention directe et brutale de
la Banque centrale européenne, du
Fonds monétaire international et de
la Commission européenne— la
tristement célèbre « Troïka ». Cette
dernière a imposé les politiques
« d’austérité » comme condition du
« sauvetage », qui ont dévasté
l’économie, provoquant une crise
économique majeure, appauvrissant
plus de 40 % de la population,
réduisant les revenus de 25 % et
générant 28 % de chômage.
La Grèce :
captivité par invitation
Prisonnière de l’UE politiquement
et économiquement, la Grèce était
impuissante au plan politique. Mis à
part les syndicats qui ont lancé
trente grèves générales entre 2009
et 2014, les deux principaux partis,
Pasok et Nouvelle Démocratie, ont
amené la prise de contrôle par l’UE.
La dégénérescence du Pasok en un
appendice de l’UE constitué
d’oligarques et de vassaux
collaborateurs a vidé de son sens la
rhétorique ‘socialiste’. Le parti de
droite Nouvelle Démocratie a
renforcé et rendu plus profonde
encore la mainmise de l’UE sur
l’économie grecque. La Troïka a
prêté à son vassal grec des fonds
« de sauvetage » qui furent utilisés
pour rembourser les oligarques
financiers allemands, français et
anglais et renforcer les banques
privées grecques. La population
grecque était affamée » par les
politiques « d’austérité » destinées
à maintenir le flot des
remboursements sortant vers le haut.
L’Europe : Union
ou Empire ?
La crise de l’Union européenne de
2008/2009 eut plus d’impact sur ses
maillons faibles, l’Europe du Sud et
l’Irlande. L’UE a révélé sa
véritable nature d’empire
hiérarchique, dans lequel les États
puissants, l’Allemagne et la France,
pouvaient ouvertement et directement
contrôler l’investissement, le
commerce, les politiques monétaires
et financières. Le « sauvetage » de
la Grèce tant vanté par l’UE était
en fait le prétexte pour imposer de
profonds changements structurels.
Ceux-ci incluaient la
dénationalisation et la
privatisation de tous les secteurs
économiques stratégiques, les
remboursements de dettes perpétuels,
les diktats étrangers sur les
politiques de revenus et
d’investissements. La Grèce a cessé
d’être un État indépendant : elle a
été totalement et absolument
colonisée.
Les crises
perpétuelles de la Grèce : la fin de
« l’illusion européenne »
L’élite grecque et, au moins
depuis 5 ans, la plupart des
électeurs, ont cru que les mesures
régressives (« austérité ») adoptées
—les licenciements, les coupes
budgétaires, les privatisations,
etc.— étaient des traitements amers
de courte durée qui mèneraient
rapidement à une réduction de la
dette, à l’équilibre budgétaire, à
de nouveaux investissements, à la
croissance et au redressement. Du
moins, c’est ce que leur disaient
les experts économiques et les
dirigeants de Bruxelles.
En réalité, la dette a augmenté,
la spirale descendante de l’économie
s’est poursuivie, le chômage s’est
amplifié, la dépression s’est
aggravée. « L’austérité » était une
politique de classe instaurée par
Bruxelles pour enrichir les
banquiers étrangers et piller le
secteur public grec.
La clé du pillage par l’UE a été
la perte de la souveraineté grecque.
Les deux partis majoritaires,
Nouvelle Démocratie et le Pasok, en
étaient des complices actifs. Malgré
un taux de chômage de 55 % chez les
16-30 ans, la coupure de
l’électricité de 300 000 foyers et
un exode de masse (plus de 175 000),
l’UE (comme on pouvait le prévoir) a
refusé d’admettre que le plan
d’« austérité » avait échoué à
redresser l’économie grecque. La
raison pour laquelle l’UE
s’obstinait dans cette « politique
ayant échoué » résidait dans le fait
qu’elle bénéficiait du pouvoir, des
privilèges et des profits du pillage
et de sa suprématie impériale.
De plus, la reconnaissance par
l’élite de Bruxelles de son échec en
Grèce aurait probablement pour
résultat qu’il lui serait demandé de
reconnaître également ses échecs
dans le reste de l’Europe du Sud et
au-delà, y compris en France, en
Italie et chez d’autres membres clés
de l’UE [6].
Les élites dirigeantes, financières
et entrepreneuriales, d’Europe et
des USA ont prospéré par les crises
et la dépression, en imposant des
coupes budgétaires dans les secteurs
sociaux, les salaires et les
traitements. Admettre un échec en
Grèce aurait des répercussions en
Amérique du Nord et en Europe,
remettant en question leurs
politiques économiques, leur
idéologie et la légitimité des
dirigeants. La raison pour laquelle
tous les régimes de l’UE soutiennent
l’insistance de l’UE à ce que la
Grèce continue à respecter cette
politique « d’austérité »
manifestement perverse et rétrograde
et impose des « réformes
structurelles » réactionnaires, est
que ces mêmes gouvernants ont
sacrifié le niveau de vie de leur
propre population active au cours
des crises économiques [7].
Les crises économiques, de
2008/2009 jusqu’à aujourd’hui
(2015), demandent toujours de durs
sacrifices pour perpétuer les
profits des classes dirigeantes et
financer les subventions publiques
des banques privées. Toutes les
institutions financières majeures
—la BCE, la Commission européenne et
le FMI— suivent la même ligne :
aucune contestation ou écart ne sera
toléré. La Grèce doit accepter les
diktats de l’UE ou faire face à
d’énormes représailles financières.
« Étranglement économique ou servage
perpétuel envers la dette » est la
leçon que Bruxelles envoie à tous
les états membres de l’UE. Alors
que, ostensiblement, elle parle à la
Grèce – c’est un message destiné à
tous les États, mouvements
d’opposition et syndicats qui
mettraient en question les diktats
de l’oligarchie bruxelloise et de
ses suzerains allemands.
Tous les principaux médias et
grands pontes de l’économie ont
servi de mégaphone aux oligarques de
Bruxelles. Le message répété sans
cesse par les libéraux,
conservateurs et sociaux démocrates
aux nations persécutées, aux
travailleurs dont les revenus
baissent, qu’ils soient salariés ou
payés à la tâche, ainsi qu’aux
petits entrepreneurs, est qu’ils
n’ont pas d’autre choix que
d’accepter des mesures rétrogrades,
taillant dans le vif de leurs
conditions de vie (les « réformes »)
s’ils veulent espérer la « reprise
économique » —qui, bien sûr, n’a pas
eu lieu depuis cinq ans !—
La Grèce est devenue la cible
principale des élites économiques en
Europe car les grecs sont passés de
manifestations sans conséquence au
pouvoir politique. L’élection de
Syriza, sur la base d’une
souveraineté convalescente, rejetant
l’austérité et redéfinissant ses
relations avec les créditeurs en
faveur d’un développement national
marque les prémices d’une éventuelle
confrontation à l’échelle du
continent.
L’ascension de
Syriza : héritage douteux, luttes de
masse et promesses radicales non
tenues
La croissance de Syriza, d’une
alliance de petites sectes marxistes
en un parti électoral de masse, est
largement due à l’incorporation de
millions de fonctionnaires des
classes moyennes, de retraités et de
petits entrepreneurs. Beaucoup
soutenaient le Pasok auparavant. Ils
ont voté Syriza pour retrouver leurs
conditions de vie et la stabilité de
l’emploi de la précédente période de
« prospérité » (2000-2007) qu’ils
avaient obtenue au sein de l’UE. Le
rejet total du Pasok et de la
Nouvelle Démocratie fut
l’aboutissement de 5 années de
profondes souffrances qui auraient
pu provoquer une révolution dans un
autre pays. Leur radicalisme
commença par des manifestations, des
marches, et des grèves qui furent
autant de tentatives de pression sur
les régimes de droite pour qu’ils
changent le cap de l’UE et que cesse
l’austérité tout en restant au sein
de l’UE.
Ce secteur de Syriza est
« radical » en ce qu’il oppose le
conformisme présent à la nostalgie
du passé —le temps des vacances à
Londres et Paris financées par
l’euro, du crédit facile pour
acheter voitures et mets importés,
pour ‘se sentir moderne’ et
‘européen’ et parler anglais !—
La politique de Syriza reflète,
en partie, cette part ambigüe de son
électorat. D’un autre côté, Syriza
s’est assuré le vote des jeunes
radicaux, chômeurs et travailleurs,
qui n’ont jamais fait partie de la
société de consommation et qui ne
s’identifient pas à « l’Europe ».
Syriza s’est imposé comme un parti
de masse en moins de 5 ans et ses
sympathisants comme ses dirigeants
reflètent un haut degré
d’hétérogénéité.
La branche la plus radicale,
idéologiquement, est représentée
principalement par des groupes
marxistes qui à l’origine se sont
regroupés pour former un parti. La
branche des jeunes chômeurs s’y est
jointe suite aux émeutes contre la
police déclenchées par l’assassinat
d’un jeune activiste lors des
premières années de la crise. La
troisième vague est composée en
majorité de milliers de
fonctionnaires licenciés et de
retraités qui ont souffert de larges
coupes dans leurs pensions sur ordre
de la troïka en 2012. La quatrième
vague représente les membres de
l’ex-Pasok qui ont fui le naufrage
d’un parti en faillite.
La gauche de Syriza se trouve
principalement dans la base
populaire et parmi les dirigeants
des mouvements locaux issus des
classes moyennes. Les grands
dirigeants de Syriza qui tiennent
les postes-clés sont des
universitaires, dont certains
étrangers. Beaucoup sont des membres
récents voire ne sont même pas
membres du parti. Peu d’entre eux
ont pris part aux luttes de masse –
et beaucoup n’ont que peu de liens
avec les militants de base. Ils sont
les plus enclins à signer un
« accord » trahissant des grecs
appauvris.
Depuis que Syriza a remporté les
élections en 2015, le parti a
commencé à enterrer son programme
initial de changements structurels
radicaux (socialisme) et à adopter
des mesures visant à s’adapter aux
intérêts du secteur des affaires
grec. Tsipras a parlé de la
« négociation d’un accord » dans le
cadre d’une Union européenne dominée
par les Allemands. Tsipras et son
ministre des Finances ont proposé de
renégocier la dette, l’obligation de
payer et 70 % des réformes ! Quand
un accord a été signé, ils ont
complètement capitulé !
Pendant un court moment, Syriza a
maintenu une position double :
« s’opposer » à l’austérité et
parvenir à un accord avec ses
créanciers. Cette politique
« réaliste » reflète les positions
des nouveaux ministres
universitaires, des anciens membres
du Pasok et de la classe moyenne qui
s’enfonce. La rhétorique et les
postures radicales de Syriza sont
révélatrices de la pression des
chômeurs, de la jeunesse et de la
masse pauvre, qui seraient ceux qui
auraient à perdre si un accord de
paiement aux créanciers était
négocié.
Union
européenne–Syriza : les concessions
avant la lutte ont mené à la
reddition et à la défaite
La « dette grecque » n’est pas
vraiment une dette des grecs. Les
créanciers institutionnels et les
banques européennes ont prêté
sciemment et à grand risque de
l’argent à des kleptocrates, des
oligarques et des banquiers qui en
ont siphonné la plus grande partie
dans des comptes en Suisse, dans de
l’immobilier de grand standing à
Londres et à Paris, activités
incapables de générer des revenus
afin de rembourser la dette. En
d’autres termes, la dette est en
grande partie illégitime et a été
mise à tort sur le dos des grecs.
Syriza, depuis le début des
« négociations », n’a pas remis en
question la légitimité de la dette
ni identifié les catégories
spécifiques de personnes et les
entreprises qui devraient la payer.
De plus, pendant que Syriza
contestait la politique
« d’austérité », il ne remettait pas
en cause les organisations et les
institutions européennes qui
l’imposaient.
Depuis ses débuts, Syriza a
accepté l’adhésion à l’Union
européenne. Au nom du « réalisme »,
le gouvernement Syriza a accepté de
payer la dette ou une partie de
celle-ci comme base de négociation.
Structurellement, Syriza a
développé une direction très
centralisée dans laquelle toutes les
décisions majeures sont prises par
Alexis Tsipras, ce qui limite
l’influence des militants de base
radicalisés. Cela a facilité les
« compromis » avec l’oligarchie de
Bruxelles qui vont à l’encontre des
promesses de campagne et qui peuvent
mener à la perpétuelle dépendance de
la Grèce aux dirigeants et
créanciers de l’UE.
De plus, Tsipras a resserré la
discipline au sein du parti au
lendemain de son élection,
s’assurant qu’aucun compromis
douteux ne ferait l’objet d’un
quelconque débat public ou d’une
révolte extra-parlementaire.
L’Empire contre
le succès démocratique grec
Lors des élections parlementaires
grecques, probablement les plus
importantes depuis la Seconde Guerre
mondiale, les travailleurs grecs ont
défié une incroyable campagne
médiatique de peur et ont voté
massivement pour le parti de gauche,
anti-austérité, Syriza.
Dès l’instant où Syriza a reçu un
mandat démocratique, l’élite de l’UE
a suivi la route autoritaire typique
de tous les monarques impériaux.
Elle a exigé de Syriza :
1.
une reddition inconditionnelle,
2.
le maintien des structures,
politiques et pratiques du précédent
régime vassal de coalition
(Pasok-Nouvelle Démocratie)
3.
que Syriza suspende toute réforme
sociale, (augmentation du salaire
minimum, augmentation des dépenses
dans le secteur des retraites, de la
santé, de l’éducation et de la lutte
contre le chômage)
4.
que Syriza se plie aux directives
économiques strictes et à la
supervision développées par la
Troïka (la Commission européenne, la
Banque centrale européenne, et le
Fonds monétaire international)
5.
que Syriza conserve l’objectif
actuel d’excédent budgétaire
primaire de 4,5 % du PIB en
2015-2017.
Pour renforcer sa stratégie de
strangulation du nouveau
gouvernement, Bruxelles a menacé de
couper brusquement toutes les
facilités de crédit présentes et
futures, de réclamer tous les
paiements de dette, de mettre fin à
l’accès aux fonds d’urgence, et de
ne pas soutenir les obligations
bancaires grecques – lesquelles
fournissent les prêts aux
entreprises locales.
Bruxelles offre à Syriza la
funeste « solution » de commettre un
suicide politique en acceptant le
diktat qui lui est imposé,
s’aliénant ainsi son électorat. En
trahissant son mandat, Syriza se
confronterait à des manifestations
de colère populaire. En rejetant le
diktat de Bruxelles et en mobilisant
son électorat, Syriza pourrait
chercher de nouvelles sources de
financement, en imposant un contrôle
des capitaux et en s’orientant vers
une « économie d’urgence » radicale.
Bruxelles s’est retranché sur ses
positions et a fait la sourde
oreille aux premières concessions de
Syriza, préférant interpréter
celles-ci comme une avancée vers une
capitulation totale, au lieu d’y
voir des efforts pour parvenir à un
« compromis ».
Syriza a déjà abandonné ses
demandes d’effacement de grandes
parts de la dette, en faveur d’une
extension de la période de
recouvrement de celle-ci. Syriza a
accepté de continuer à payer ses
échéances, du moment qu’elles soient
liées au taux de croissance
économique. Syriza accepte la
supervision de l’UE, tant qu’elle
n’est pas menée par la Troïka
honnie, laquelle a des connotations
toxiques pour la plupart des Grecs.
Malgré tout, les changements
sémantiques ne changent pas la
substance de la « souveraineté
limitée ».
Syriza a déjà accepté une
dépendance structurelle à moyen et
long terme dans le but de s’assurer
le temps et la marge de manœuvre
nécessaires afin de financer ses
programmes populaires à court terme.
Tout ce que Syriza demande c’est un
minimum de flexibilité fiscale sous
la supervision de « radicaux » ayant
la qualité de ministre des Finances
allemand !
Syriza a temporairement suspendu
les privatisations en cours de
secteurs clés de l’infrastructure
(infrastructures portuaires et
aéroportuaires), de l’énergie et des
télécommunications. Cependant, elle
n’y a pas mis fin, ni révisé les
privatisations passées. Mais pour
Bruxelles, la « liquidation » des
lucratifs secteurs stratégiques
grecs est une partie essentielle de
son agenda de « réformes
structurelles ».
Les propositions modérées de
Syriza et ses efforts pour opérer
dans le cadre structurel de l’UE
établi par les précédents
gouvernements vassaux ont été
rejetés par l’Allemagne et ses 27
larbins de l’UE.
L’affirmation dogmatique de
politiques extrémistes, ultra
néolibérales de l’UE, y compris le
démantèlement de l’économie
nationale grecque et le transfert
des secteurs les plus lucratifs dans
les mains d’investisseurs impériaux,
est répétée dans les pages de tous
les principaux quotidiens. Le
Financial Times, le Wall
Street Journal, le New York
Times, le Washington Post,
Le Monde sont des armes de
propagande de l’extrémisme de
l’Union européenne. Confronté à
l’intransigeance de Bruxelles et
face au « choix historique » de la
capitulation ou de la
radicalisation, Syriza a essayé de
persuader des gouvernements clés.
Syriza a tenu de nombreuses réunions
avec des ministres de l’UE. Le
Premier ministre Aléxis Tsipras et
le ministre des Finances Yanis
Varoufákis sont allés à Paris,
Londres, Bruxelles, Berlin et Rome
pour chercher un accord de
« compromis ». Cela n’a servi à
rien. L’élite bruxelloise martelait
sans relâche : « La dette devra être
payée entièrement et dans les
temps ».
La Grèce devrait restreindre ses
dépenses pour accumuler un surplus
de 4,5 % ce qui assurerait les
paiements aux créanciers, aux
investisseurs, spéculateurs et
kleptocrates.
Le manque de toute flexibilité
économique de l’Union européenne,
comme de toute disposition à
accepter le moindre compromis, est
une décision politique : humilier et
détruire la crédibilité de Syriza en
tant que gouvernement anti-austérité
aux yeux de ses soutiens nationaux
et de ceux qui seraient susceptibles
de l’imiter à l’étranger, en
Espagne, en Italie, au Portugal ou
en Irlande [8].
Conclusion
L’étranglement de Syriza fait
partie intégrante du processus, long
de 10 ans, visant à l’assassinat de
la Grèce par l’Union européenne. Une
réponse brutale à la tentative
héroïque d’un peuple entier, projeté
dans la misère, condamné à être
dirigé par des conservateurs
kleptocrates et des
sociaux-démocrates.
Les empires ne se défont pas de
leurs colonies par des arguments
raisonnables ni par la faillite de
leurs « réformes » régressives.
L’attitude de Bruxelles envers la
Grèce est guidée par la politique du
« diriger ou ruiner ». « Sauvetage »
est un euphémisme pour recycler les
financements, traversant la Grèce et
retournant aux banques contrôlées
par la zone euro, pendant que les
travailleurs et salariés grecs sont
accablés par une dette toujours plus
importante et une domination
durable. Le « plan de sauvetage » de
Bruxelles est un instrument de
contrôle par des institutions
impériales, qu’elles s’appellent
Troïka ou autre.
Bruxelles et l’Allemagne ne
veulent pas de membres
contestataires, ils peuvent
néanmoins condescendre à faire de
petites concessions afin que le
ministre des Finances Varoufákis
puisse revendiquer « une victoire
partielle » – une comédie grotesque
ayant pour euphémisme : « Rampez !
Sinon… »
Le plan de sauvetage sera décrit
par Tsipras-Varoufákis comme étant
« nouveau » et « différent » des
accords passés ou encore comme un
repli « temporaire ». Les Allemands
peuvent « accorder » à la Grèce de
réduire son excédent de budget
primaire de 4,5 à 3,5 % l’an
prochain – mais elle devra toujours
réduire les fonds destinés à
stimuler l’économie et « reporter »
la hausse des retraites, des
salaires minimums…
Les privatisations et autres
réformes régressives ne s’arrêteront
pas, elles seront « renégociées ».
L’État ne gardera qu’une « part »
minoritaire.
On demandera aux ploutocrates de
payer quelques taxes supplémentaires
mais pas les milliards d’euros
d’impôts non payés au cours des
dernières décennies.
De même les kleptocrates du
Pasok-Nouvelle Démocratie ne seront
pas poursuivis en justice pour
pillage et vol.
Les compromis de Syriza
démontrent que la définition
délirante donnée par la droite (The
Economist, Financial Times, New York
Times, etc.) de Syriza comme
appartenant à la « gauche dure », ou
ultra-gauche n’est nullement fondée
sur la réalité. Car « l’espoir pour
l’avenir » de l’électorat grec
pourrait à présent virer à la
colère. Seule une pression populaire
peut inverser l’apparente
capitulation de Syriza, et les
infortunés compromis du ministre des
Finances Varoufákis. Comme celui-ci
manque de soutien dans son parti,
Tsipras peut facilement le démettre
pour avoir signé un « arrangement »
qui sacrifie les intérêts
fondamentaux du peuple.
Cependant, si, dans les faits, le
dogmatisme de l’Union européenne et
son intransigeance excluent même les
accords les plus favorables, Tsipras
et Syriza (contre leur volonté)
pourraient être forcés de quitter
l’Empire de l’euro et faire face au
défi de bâtir une politique et une
économie vraiment nouvelles et
radicales, en tant qu’État libre et
indépendant.
Une sortie réussie de la Grèce de
l’Empire germano-bruxellois
entraînerait probablement la
dissolution de l’UE, car d’autres
États vassaux se rebelleraient et
suivraient l’exemple grec. Ils
renieraient non seulement
l’austérité mais aussi leurs dettes
extérieures et le paiement éternel
des intérêts. L’empire financier
tout entier – le prétendu système
financier mondial pourrait être
ébranlé… La Grèce pourrait redevenir
le « berceau de la démocratie ».
Traduction
Les Crises
Il y a trente ans, je fus un participant
actif et un conseiller pendant trois ans
(de 1981 à 1984), du Premier ministre
Papandréou. Tout comme Tsipras, il a
commencé avec des promesses de
changement radical et a fini par
capituler devant Bruxelles et l’Otan, se
rangeant aux côtés des oligarques et des
kleptocrates au nom de « compromis
pragmatiques ». Espérons que face à une
révolte de masse, le Premier ministre
Alexis Tsipras et Syriza prendront un
tout autre chemin. L’Histoire n’est pas
obligée de se répéter comme une tragédie
ou une farce
[1]
Financial
Times
7-8/2/15, p. 3.
[2]
Financial
Times
10/2/15, p. 2.
[3]
Financial
Times
2/6/15, p. 3.
[4]
Financial
Times
9/2/15, p. 2.
[5]
Le compte-rendu du régime d’Andreas
Papandreou s’appuie sur mon expérience
personnelle, des interviews et des
observations et sur mon article (écrit
en collectif) « Socialisme grec : L’État
patrimonial revisité » paru dans
Paradoxes
méditerranéens : la structure politique
et sociale de l’Europe du Sud,
James Kurth et James Petras (Oxford :
presse de Berg 1993/ pp. 160-224).
[6]
The
Economist
17/1/15, p. 53.
[7]
Financial
Times
13/2/15, p. 2.
[8]
The
Economist
1/17/15, p. 53.
James Petras
Professeur émérite de sociologie à
l’université Binghamton de New York.
Dernier ouvrage publié en français :
La Face cachée de la mondialisation :
L’Impérialisme au XXIe siècle,
(Parangon, 2002). Dernier ouvrage publié
en anglais :
The Arab Revolt and the Imperialist
Counter Attack, (Clarity Press,
2011).
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