RussEurope
Poutine à l’ONU
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mardi 29 septembre 2015
Le discours prononcé lundi 28
septembre à l’Assemblée Générale de
l’ONU par le Président Vladimir Poutine
a été au centre des débats[1].
Ce discours a même éclipsé celui du
Président Obama, et a été suivi, le fait
est suffisamment rare pour être signalé,
par une tempête d’applaudissement venant
des délégations de ce que l’on appelait
encore, il y a trente ans, le
« Tiers-Monde ».
Un discours
de combat ?
Ce discours a été significatif même
si, dans son contenu, peu de choses
nouvelles ont été dites. De ce point de
vue, il n’a pas la dimension
programmatique du discours de Munich en
février 2007. Il faut ajouter que le
cadre de l’ONU ne s’y prêtait guère.
Dans un discours minuté, il faut aller à
l’essentiel et l’on ne peut développer
tous les aspects de sa pensée, en
particulier en ce qui concerne le droit
international[2].
Ce discours n’a pas la même densité que
celui que Vladimir Poutine a prononcé
lors de la conférence du Club Valdaï en
octobre 2014[3].
Dans ce discours Poutine avait posée la
question de l’hégémonie. Il n’était plus
question d’une organisation multipolaire
du monde, bien que cela reste un
objectif de long terme pour la Russie
mais de ce qu’il appelait alors le
« leadership économique ». Or, cette
question n’est autre en réalité que la
la question de l’hégémonie. Cette
question posse immédiatement le problème
de guerre et de paix. La dramatisation
des enjeux correspondait à la nouvelle
période qui s’est ouverte avec
l’intervention des puissances
occidentales en Libye.
Mais, ce discours est important parce
qu’il confirme ce que l’on savait depuis
des années mais qui devient aujourd’hui
évident : les puissances que l’on
qualifie « d’occidentales », même si ce
terme est très imparfait et fait
implicitement référence à la « guerre
froide », n’ont plus la maîtrise des
affaires internationales. La réception
qui lui a été faite à l’Assemblée
Générale des Nations Unies le prouve.
Nous sommes bien entrés dans le monde
issu de la chute du Mur de Berlin et de
la fin de l’URSS, ce XXIème siècle issu
de l’avortement de la tentative des
Etats-Unis à asseoir leur hégémonie[4].
Mais ce monde n’est pas celui de l’hyperpuissance
américaine. Il est devenu un monde
multipolaire, et il le doit en
particulier à l’action constante de la
Russie, et de son Président, depuis le
début des années 2000. L’alliance
Russo-Chinoise n’est que l’une des
manifestations de ce nouvel état du
monde.
De ce point de vue, le discours de
Vladimir Poutine est un discours de
combat.
Poutine où
le compromis fondateur
Ce discours commence par un rappel
des raisons de la constitution et des
principes d’organisation qui régissent
les Nations-Unies. Il rappelle ainsi les
conditions qui ont présidées à la
constitution de l’ONU, c’est à dire la
« Grande Alliance » de la lutte contre
le nazisme : « Le 70e anniversaire
de l’ONU est l’occasion d’évoquer le
passé et de réfléchir à l’avenir. En
1945, les pays ont uni leurs efforts
pour penser à l’après-guerre, et c’est
dans notre pays, à Yalta, que se sont
réunis les chefs de la coalition
antihitlérienne »[5].
Mais il ajoute immédiatement un point
particulièrement important. Les pays
membres de l’ONU peuvent ne pas tomber
d’accord sur tous les sujets. Des
divergences, traduisant des intérêts
nationaux différents, peuvent les
opposer. C’est pour cela que « le
droit de veto a toujours été appliqué
par tous les membres du Conseil de
Sécurité. C’est normal. Au moment de la
création de l’ONU, on ne comptait pas
sur l’unanimité mais sur la recherche de
compromis ». En mettant en avant la
nécessaire recherche de compromis,
Vladimir Poutine ne fait qu’étendre à la
politique internationale un principe que
nous avons hérité de Guizot[6].
Les compromis sont les fondements des
institutions, et le processus
d’institutionnalisation du monde n’est
autre que le processus d’extension de la
civilisation.
Or, la tentation existe, surtout en
politique internationale, d’adopter des
postures de rupture, postures qui très
souvent ne font que masquer l’expression
d’intérêts. Il le dit à partir de son
expérience de russe : « Personne ne
doit adopter un seul modèle de
développement reconnu par un seul. Nous
devons nous rappeler le passé,
l’expérience de l’URSS ». Mais, il
en profite pour rappeler l’importance
fondamentale des Etats. Nous vivons
toujours dans un monde que l’on peut
qualifier de « westphalien », en
référence au traité de 1648. De ce point
de vue, ce discours contient une
critique radicale de la position
américaine, telle qu’elle s’était
exprimée en 2003 lors de l’invasion de
l’Irak : « Nous savons tous qu’à la
fin de la Guerre froide, il n’y a plus
eu qu’un centre de domination. Ceux qui
se trouvaient au sommet ont pensé qu’il
ne fallait plus tenir compte de l’ONU,
que l’organisation ne mettait que des
bâtons dans les roues. Des rumeurs ont
surgi : l’organisation était devenue
obsolète et avait rempli sa mission
originale.
Mais si l’ONU disparaît, cela
peut conduire à l’effondrement de
l’architecture mondiale et du droit
international. C’est la raison du plus
fort et l’égoïsme qui vont primer. Il y
aura moins de libertés, plus d’Etats
indépendants mais des protectorats gérés
de l’extérieur. L’Etat, c’est la liberté
de chacun ».
Ce dernier point est essentiel.
La crise
Syrienne
La question des « protectorats »,
Vladimir Poutine va la développer à
propos que la crise syrienne. Il
commence, bien entendu, par rappeler les
conséquences dramatiques de
l’intervention américaine effectuée en
dehors de tout cadre juridique
international : « …l’intervention
extérieure a conduit à la destruction de
leurs structures étatiques, les droits
de l’homme n’y sont plus respectés ».
Il ajoute, à destination des
responsables des Etats-Unis : « Je
demande aux responsables de cette
situation. Mais ces gens-là n’ont jamais
renoncé à leurs politiques. Nous voyons
des zones d’anarchie apparaître avec
l’EI, on y trouve d’anciens combattants
d’Irak, de Libye, un pays détruit, nous
voyons aussi les membres de ce qu’on
appelle l’opposition modérée recevoir
une formation et puis passer dans le
camp de l’EI ». Cette critique, à
peine voilée, de la politique des
Etats-Unis lui permet, ensuite d’avancer
les positions de la Russie sur cette
crise. La Russie veut une coalition qui
soit capable d’affronter le danger
terroriste que représente l’organisation
dite « Etat Islamique » sur l’ensemble
des terrains sur laquelle cette
organisation se construit et se
développe. La Russie veut aussi que
cette coalition incluse les forces qui
se battent sur le terrain contre le
soi-disant « Etat Islamique », c’est à
dire le régime de Bachar el Assad et les
miliciens kurdes. Cela est dit
explicitement dans un autre morceau du
discours prononcé par Vladimir Poutine :
« …c’est un erreur de refuser de
soutenir les autorités syriennes qui se
battent : seuls Assad et les Kurdes se
battent réellement contre le terrorisme ».
Le point ici n’est pas tant le soutien
aux forces du régime syrien. Ce soutien
était en fait attendu, et l’on sait que
c’est ce qui divise la communauté
internationale. Le point véritablement
important est la mention des forces
kurdes, car ceci vaut condamnation pour
la politique menée par Erdogan en
Turquie qui, sous couvert de lutte
contre les militants de « l’Etat
Islamique » à ouvert à nouveau le
conflit avec les organisations kurdes.
Cette mention des forces kurdes, même si
elles ne sont pas identifiées avec
précision et si l’on reste dans une
ambiguïté toute diplomatique à leur
sujet, est ici importante. Elle vaut
soutien de la Russie au mouvement
national kurde, qui est aujourd’hui
écartelé entre les différents Etats sur
le territoire desquels les kurdes
vivent. Et l’on peut comprendre que ceci
est une menace implicite tant à la
Turquie d’Erdogan qu’un avertissement au
gouvernement irakien de ne pas revenir
sur la très large autonomie, une
quasi-indépendance de fait, dont
jouissent les kurdes en Irak.
Vladimir Poutine est très clair sur
les principes à adopter : « Respecter
ce qui se fait dans le cadre de l’ONU et
rejeter le reste. Nous devons aider la
Libye, l’Irak et les autorités légitimes
en Syrie. Nous devons créer une sécurité
indivisible ». Or, c’est bien là
une grande part de la question. Tant que
les pays comme les Etats-Unis ou des
pays européens auront l’illusion qu’ils
peuvent ne pas s’appliquer les règles
qu’ils veulent faire appliquer aux
autres, aucune sécurité internationale
n’est possible. A cet égard, Vladimir
Poutine a incontestablement raison :
soit il y aura un cadre permettant une
sécurité globale soit nous connaitrons
une multiplications de conflits locaux,
avec toutes les conséquences que ces
derniers impliquent. La sécurité ne se
divise pas.
L’hypocrisie
occidentale
Ceci permet à Vladimir Poutine de
revenir à l’un de ses thèmes de
prédilection, l’hypocrisie occidentale.
Ici encore, et sans nommer des pays, au
nom des coutumes diplomatiques, il est
réalité des plus clairs : « …on nous
accuse d’avoir des ambitions démesurées.
Comme si ceux qui nous en accusent
n’avaient pas d’ambitions du tout. Nous
ne pouvons plus tolérer la situation
actuelle, et ce n’est pas une question
d’ambitions : nous nous basons sur les
valeurs, le droit international. Nous
devons unir nos efforts pour former une
coalition large, comme celle contre
Hitler, pour lutter contre ceux qui
sèment le mal ».
L’accusation est claire, et elle a
été comprise comme telle que ce soit à
Washington ou que ce soit à Paris. En
avançant couvert du masque de la morale,
les Etats-Unis et la France laissent à
penser qu’ils servent d’autres maîtres
que les Droits de l’Homme. Car, le
gouvernement russe ne cache pas, que ce
soit dans des textes publics ou dans des
rencontres privées, le peu de sympathie
que lui inspire le gouvernement de
Damas. Mais, la politique est l’art du
possible, et tout conflit impose de
« choisir son camp ». On ne luttera pas
contre le soi-disant « Etat islamique »
sans une coalition incluant les forces
de Bachar-el-Assad.
De ce point de vue, l’histoire de
l’hypocrisie occidentale sur la guerre
civile syrienne reste à écrire. Qu’il
s’agisse de l’opération de propagande
concernant les attaques au gaz d’août
2013 dont on sait aujourd’hui qu’elles
ne sont très probablement pas le fait
des forces de Damas mais bien des
insurgés eux-mêmes[7]
(et même si des opérations impliquant
l’usage des gaz de combat ont pu être
menée par les forces de Damas), ou qu’il
s’agisse de la question des « réfugiés »
où l’on est bien prêt à condamner un
pays (la Hongrie pour ne pas la nommer)
alors que l’on érige les même barbelés
que ce soit à Calais ou à Ceuta et
Mélilla.
Document 1
Texte du Global Security
Working Group[8]
sur les attaques au gaz attribuées à
l’armée syrienne.
A – possible-implications-of-bad-intelligence
Cette hypocrisie est particulièrement
visible sur la Syrie, mais elle existe
aussi sur l’Ukraine. Au lieu de
considérer le problème comme global, les
pays de l’Union européenne ont préféré
mettre la totalité du blâme sur la
Russie. Ainsi, lors des tragiques
événements qui sont survenus en Ukraine
à la fin du mois de février 2014, et
dont on sait désormais qu’ils ont été
largement le produit d’une provocation
de la part de l’opposition[9],
si l’on admet que la norme
constitutionnelle avait disparu et que
le Parlement était légitime dans son
renversement du Président Yanoukovitch,
il faut aussi admettre que le Parlement
de la République autonome de Crimée
était tout aussi légitime dans sa
décision de se séparer de l’Ukraine et
de rejoindre la Russie. Soit la
règle générale s’applique à tous soit
elle ne s’applique à aucun. La
seule chose sur laquelle il peut y avoir
un accord est le fait qu’il ne peut y
avoir d’application partielle
de la règle générale. Cela implique
qu’il fallait admettre que la question
de la Constitution se posait, et que
l’on ne pouvait faire « comme si » la
règle générale s’imposait alors que l’on
venait de la violer. Ce ne sont pas,
seulement, des subtilités juridiques.
Pour ne pas les avoir comprises, pour
avoir cru que l’on pouvait faire un coup
d’Etat sans remettre en cause la
Constitution, les dirigeants de Kiev ont
provoqué et la sécession de la Crimée[10]
et la guerre civile. Cela, Vladimir
Poutine le constate : « …c’est
toujours la manière de penser en bloc du
temps de la Guerre froide qui domine
actuellement en suivant la ligne de
l’élargissement de l’OTAN, qui continue
de se développer. Tôt ou tard, cette
logique devait mener à une crise
géopolitique, comme avec l’Ukraine où
une guerre civile a eu lieu ».
Mais, l’hypocrisie occidentale a encore
de beaux jours devant elle, que ce soit
quant à l’Ukraine ou quant à la Syrie,
si on en juge par l‘attitude du
Président français, François Hollande.
Vladimir Poutine a donc prononcé un
discours important. Ce discours contient
aussi d’autres point, comme des
engagements précis, quoique probablement
trop limités, sur la COP-21. Il prend
position comme l’une des personnes qui,
en politique internationale, incarne une
forme de raison. On peut en juger dans
ce passage ou il dit : « Mais les
sanctions unilatérales sont devenues la
norme et servent à supprimer des
concurrents. Des unions se créent sans
consulter les habitants des différents
pays ». Au-delà de l’allusion, très
claire, au mécanisme des sanctions voulu
par les Etats-Unis et mis en place par
l’Union européenne, comment ne pas
percevoir une critique de la zone Euro
et de l’UE dans cette référence à des
unions imposées contre la volonté des
peuples ?
Il ne reste plus qu’à espérer que les
discours théologiques des uns et des
autres cèdent du terrain et que la voix
de la raison soit enfin entendue.
Notes
[1]
http://www.lecourrierderussie.com/2015/09/direct-discours-vladimir-poutine-nations-unies/
[2] Voir la déclaration du président
Russe lors de la conférence sur la
sécurité qui s’est tenue à Munich le 10
février 2007 et dont le texte a été
traduit dans La Lettre Sentinel, n°43,
mars 2007.
[3] Sapir J., « Un discours
programme » note publiée sur le carnet
RussEurope le 29 octobre 2014,
http://russeurope.hypotheses.org/2967
[4] Sapir J., Le Nouveau XXIè
Siècle, le Seuil, Paris, 2008
[5] Les citations en italiques
renvoient à la traduction en français du
texte de ce discours,
http://www.lecourrierderussie.com/2015/09/direct-discours-vladimir-poutine-nations-unies/
[6] Guizot F., Histoire de la
civilisation en Europe, réédition
du texte de 1828 avec une présentation
de P. Rosanvallon, Paris, Hachette,
coll. « Pluriel », 1985,
[7] Lloyd R. et Postol T.,
« Possible Implications of Faulty US
Technical Intelligence in the Damascus
Nerve Agent Attack of August 21, 2013 »
Cambridge, MIT, Global Security Working
Group, janvier 2014.
[8] Le Science, Technology and
Global Security Working Group est un
groupe d’experts constitué au MIT
possédant des liens scientifiques
étroits avec des scientifiques de
Russie, de Chine, d’Allemagne, d’Israël
et du Pakistan (ainsi que des liens avec
des individus travaillant sur les
questions de sécurité nationale en
Grande-Bretagne, France et Norvège) et
travaillant sur les aspects techniques
du désarmement dans le monde d’après la
Guerre Froide. Les travaux peuvent être
consultés sur :
http://web.mit.edu/stgs/Research.html
[9] Comme montré par Ivan
Katchanovski,
http://www.academia.edu/8776021/The_Snipers_Massacre_on_the_Maidan_in_Ukraine
[10] Vogt J., « Western Narrative of
Crimea a Pack of Lies Born of Failed
Policy and Historical Ignorance » in
Russian Insider, 12 juin 2015,
http://russia-insider.com/en/politics/crimea-work-progress/ri7794
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