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Le tragique et l’obscène
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Jeudi 25 septembre 2014
L’assassinat (et non on ne sait quelle
« exécution » comme le disent et
l’écrivent très malencontreusement de
nombreux journalistes) de notre
compatriote Hervé Gourdel suscite une
intense et légitime émotion tant en
France qu’à l’étranger. On s’associe
naturellement à la peine et aux chagrins
de ses proches. Mais, sous le coup de
l’émotion, un certain nombre de
contre-vérités, de mensonges éhontés,
sont aussi proférés. Il n’est pas
admissible de laisser la politique
étrangère prise en otage par l’émotion,
aussi légitime que soit cette dernière.
Il est inacceptable que la politique
intérieure puisse être cyniquement
manipulée au nom de cette émotion. On
voudrait ici rappeler un certain nombre
de faits
1. Le soi-disant
« Etat Islamique » est le fruit de plus
de dix ans de politique américaine au
Moyen-Orient.
L’organisation s’appelant « Etat
Islamique », dont la barbarie est
évidente, et qui donne tous les jours
les preuves de sa sauvagerie dans la
manière dont elle traite les populations
sous son contrôle n’est pas née du
hasard. Ce n’est pas le fruit simplement
du « fanatisme » religieux, même si ce
dernier joue un rôle de justification et
de légitimation. Il convient de rappeler
ici que le soi-disant « Etat Islamique »
se développe sur les ruines laissées par
l’intervention de ce qu’avec Maurice
Godelier nous appelions en 2003
« l’isolationnisme interventionniste
providentialiste » des Etats-Unis[1].
C’est cette intervention, avec ses
suites, qui a durablement déstabilisé la
région. Elle se fit au mépris du droit
international et du droit des gens[2].
Les traces qu’elle a laissées sont
encore douloureuses.
2. La montée de
l’intégrisme musulman est le produit de
la destruction des nationalismes arabes.
Un deuxième point, tout aussi important,
est que la montée d’un intégrisme
militant musulman répond à la
destruction, elle aussi organisée et
voulue par les Etats-Unis, des
nationalismes arabes. Non que ces
nationalismes, qu’il s’agisse du
Nassérisme ou des partis se réclamant
du parti Baas aient été exempts de
défauts. Les régimes issus du
nationalisme arabe ont été corrompus et
souvent despotiques, mais en un sens pas
plus que les nôtres. Le temps de leur
nécessaire maturation ne leur fut jamais
accordé. Rappelons que le discours de
Michel Aflak, l’idéologue de ce
nationalisme, correspondait à une
véritable introduction de la modernité
dans cette région du monde. La devise
initiale du mouvement Baas, Wahdah,
Hurriyah, Ishtirrakiyah, ce qui
signifie « Unité, Liberté, Socialisme »,
fait référence à une idéologie
reconnaissant le statut individuel de la
personne humaine. Aflak d’ailleurs, tout
en reconnaissant la présence dominante
de la culture musulmane, affirme la
nécessité de construire un Etat laïc.
Les Etats-Unis n’ont eu de cesse depuis
maintenant une vingtaine d’années, de
détruire ce qui aurait pu être l’embryon
d’une modernité. Ceci a profité
exclusivement aux courants les plus
rétrogrades, et a engendré le
développement d’un fanatisme religieux
qui, désormais, s’attaque aussi
aux Etats-Unis. C’est donc ce courant
idéologique, que l’on associe aux « Néoconservateurs »,
et qui a produit cet isolationnisme
interventionniste providentialiste, dont
j’écrivais en 2003 qu’il était de la
plus grande importance que l’on puisse
l’endiguer[3].
C’est cette idéologie, et les intérêts
qui lui sont sous-jacents, qui est
l’origine réelle de l’intégrisme et du
fanatisme musulman, même si ces derniers
se développent maintenant selon des
logiques qui leurs sont propres. On
conçoit alors que de parler de « guerre
de religion » ou de « choc des
cultures » n’a aucun sens dans ce
contexte, si ce n’est de construire un
écran de fumée pour masquer les
responsabilités réelles de cette crise
et des drames qu’elle engendre.
3. Les victimes sont
essentiellement et principalement
locales.
Aussi horrifié que nous puissions
l’être, et je le répète encore à juste
titre, par l’assassinat barbare de notre
compatriote, il ne faut pas oublier que
les morts sont d’abord et avant tout en
Irak et en Syrie. Qu’il s’agisse de
musulmans, de chrétiens, de yazidis, ce
sont les premières et bien plus
nombreuses victimes de cette
organisation barbare que l’on qualifie
« d’Etat Islamique ». L’assassinat
de la juriste et militante des droits de
l’homme
Samira Saleh Al-Naimi à Mossoul,
qui vient juste d’être annoncé, vient
nous le confirmer[4].
Il est tragique, et honteux, que l’on se
focalise sur des victimes en oubliant
les autres. Aussi, la manipulation et
l’instrumentalisation de la douleur de
la famille et des proches d’Hervé
Gourdel à des fins politiques
« franco-françaises », à laquelle se
livrent tant le gouvernement (et le
Premier-Ministre Manuel Valls) que des
politiciens de l’opposition (comme
l’ancien Président Nicolas Sarkozy) sont
des actes irresponsables politiquement,
et moralement de la plus grande
obscénité.
4. La nécessité d’une
défense de la laïcité.
Dans ce contexte, il convient de
rappeler l’importance du principe de
laïcité, inscrit dans nos institutions
mais plus encore inscrit dans notre
culture. Les croyances religieuses sont
du domaine de l’intime, de la sphère
privée. Elles ne doivent pas, quelles
qu’elles soient, envahir l’espace
public. Toute religion, si elle ne veut
pas être « stigmatisée » doit se
conformer à ce principe. Nous ne
demanderons pas à la « communauté » des
musulmans de France de manifester sa
désapprobation de l’acte odieux dont
Hervé Gourdel fut l’innocente victime
par ce que nous ne pensons pas qu’existe
une « communauté » musulmane (ou juive,
ou catholique, ou protestante, etc…). Il
n’y a QUE DES FRANÇAIS ! C’est en
tant que Français que nous devons
répondre à cet acte, en laissant nos
convictions religieuses (ou athées) là
où elles doivent être, soit dans la
sphère privée.
[1]
Maurice Godelier, Jacques Sapir, « Les
États-Unis ou le chaos »,
Libération,
4 avril 2003, p. 13.
[2]
Tribune du 12 mai 2003 dans
Libération,
http://www.liberation.fr/tribune/2003/05/12/l-irak-occupe-par-des-rapaces_433438
[3]
Sapir J., « Endiguer l’Isolationnisme
interventionniste providentialiste
américain », article publié dans la
Revue
Internationale et Stratégique,
n°3/2003 (51), pp. 38-44.
[4]
http://gc4hr.org/news/view/758
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