RussEurope
Forfaitures ?
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mercredi 23 décembre 2015
On discerne mieux l’usage qu’entend
faire aujourd’hui le gouvernement de
l’état d’urgence. Et, cet usage est
inquiétant non seulement en ce qui
concerne les libertés civiles mais aussi
l’ordre politique.
Pourquoi
l’état d’urgence
Rappelons les faits. L’état d’urgence
a été instauré au petit matin du 14
novembre après les attentats dont la
France avait fait l’objet, et qui
avaient provoqué 130 morts et des
centaines de blessés (dont certains sont
toujours en traitement, et que nos vœux
accompagnent). La proclamation de l’état
d’urgence n’était pas – et ne doit pas –
être liée à l’horreur d’un drame, mais à
une nécessité. Le gouvernement et le
Président de la République avaient
reconnu que l’arsenal des lois et
décrets couvrant le fonctionnement de la
France en temps « normal » ne pouvait
suffire devant la menace d’autres
attentats d’une même nature. Ce faisant,
ils prenaient actes du retard dans la
prise et dans l’application de mesures
visant à assurer la sécurité de la
population depuis les attentats de
janvier dernier. Ils prenaient aussi
acte du danger extrême de la période, et
de la menace – hélas trop longtemps
sous-estimée – que fait peser
l’organisation dite « Etat islamique »
(soit deux mensonges pour le prix
d’un !).
Tout ceci était logique, et
correspondait tant à la lettre qu’à
l’esprit de la constitution[1].
De même, et je l’ai écrit, le
Président en proclamant l’état d’urgence
reconnaissait sa nature de représentant
de la souveraineté du peuple français.
La proclamation de l’état d’urgence
était (et elle est toujours) un acte de
souveraineté tant par la décision
d’acter le passage du temps « normal » à
un temps d’exception que par la
définition des tâches de cet état
d’urgence[2].
Que le Président ait compris ce que cela
impliquait et à quel point cet acte le
mettait en contradiction avec ses
précédentes actions est cependant un
point ouvert au doute. En tous les cas,
il est clair que pour le chef du
gouvernement, M. Manuel Valls, l’état
d’urgence n’est qu’une facilité de
politique intérieure. De plus, on peut
craindre l’instrumentalisation
politicienne de l’état d’urgence par le
Président. Cette inquiétude était déjà
exprimée dans le billet écrit le 16
novembre dont je cite un extrait : « Mais,
il est aussi clair que cet intérêt
général, qui sert de base et de
justification à l’état d’exception et à
l’état d’urgence, peut être outrepassé,
et même dévoyé, par les actes du
gouvernement. Et ceci pose le problème
du respect du Droit, quand le droit
lui-même peut être temporairement
suspendu »[3].
Un
dévoiement de l’état d’urgence ?
Depuis, si l’état d’urgence a bien
été utilisé à ses fins premières, il est
clair qu’il a été aussi utilisé à des
fins largement dévoyées. Citons les
interdictions de manifestations qui
devaient accompagner la COP-21 (ce qui
peut, à l’extrême limite se comprendre
pour des raisons de sécurité), la
répression des dits manifestants, celle
qui a frappé des militants écologistes
radicaux (quoi que l’on puisse penser de
leurs discours)…Bref, les abus ont été
nombreux.
Le plus caractéristique concerne la
volonté du Président et du gouvernement
de changer la constitution alors que
l’état d’urgence est toujours en
vigueur. Bien sûr, rien ne l’interdit
formellement. La seule limitation
inscrite dans la constitution à son
changement concerne l’intégrité des
frontières (quand celle-ci est menacée
il ne peut y avoir de modification
constitutionnelle) et, bien entendu la
« forme républicaine » du gouvernement
de la France. Mais, l’esprit du texte,
largement inspiré par les travaux
constitutionnels des grands juristes du
début du XXème siècle (dont Carl
Schmitt) est contraire à ce genre de
modification. L’état d’urgence, tout
comme l’article 16 (qui est un état
d’exception politique), ont pour but de
permettre le retour à un fonctionnement
normal des institutions. Cela implique
que ces institutions ne peuvent être
modifiées de manière permanente que dans
cet état normal des choses.
Conséquences
Par la décision d’introduire une
modification de la constitution, par
l’usage de l’état d’urgence, le
comportement du gouvernement et le
dévoiement politicien de ce dit état
d’urgence, le Président de la République
et le Premier ministre portent donc la
responsabilité de briser le sentiment
d’union national qui avait prévalu face
à la menace terroriste jusqu’à présent.
Ils prennent le risque, et cela pourra
leur être reproché y compris de manière
légale, d’aboutir à des abus de pouvoir
qui constitueraient de véritables
forfaitures.
C’est une accusation grave, qui n’est
pas portée de gaieté de cœur. Mais le
Président de la République et le Premier
ministre doivent être avertis des
dangers extrêmes de la route sur
laquelle ils s’engagent, et qui sont de
nature à provoquer des cassures très
dangereuses dans l’opinion publique,
avec toutes les conséquences que cela
implique.
[1] Voir l’avis du Conseil d’Etat
publié sur le carnet RussEurope,
le 17 novembre 2015,
http://russeurope.hypotheses.org/4484
[2] Voir Sapir J., « Etat d’urgence
et souveraineté », billet paru sur
RussEurope le 16 novembre 2015,
http://russeurope.hypotheses.org/4469
[3] Voir Sapir J., « Etat d’urgence
et souveraineté », op.cit..
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