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L'Euro, raison délirante
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mercredi 15 juillet 2015
Les différentes révélations sur les
conditions dans lesquelles a été arraché
l’accord, et il vaut mieux parler de
diktat entre la Grèce et ses
créanciers illustrent bien ce que l’on
pouvait en penser à chaud. Cet accord
est un véritable désastre pour
l’ensemble de ses signataires, et pour
la Grèce en premier lieu. La longue
interview donnée le mercredi 14 juillet
dans la nuit par Alexis Tsipras à la
télévision d’Etat ERT le confirme[1].
Il avoue d’ailleurs que cet accord est
un « mauvais accord ». L’analyse qui en
est faite sur son blog par l’ex-Ministre
des finances, M. Yannis Varoufakis va
dans le même sens[2].
De plus, le Fonds Monétaire
International a rendu publique une note
d’analyse, qui avait été communiquée à
TOUTES les parties en présence dès le 6
juillet et qui montre de manière
irréfutable que cet accord n’est pas
viable[3].
Dès lors se dévoile une autre face du
drame qui s’est déroulé dans la nuit du
12 au 13 : tout ceci ne sert à rien. Un
autre accord devra être trouvé
rapidement, et la perspective d’une
expulsion de la Grèce hors de la zone
Euro reprend force[4].
Le Ministre des finances allemand, M.
Schäuble l’a lui-même reconnu, ainsi que
l’ancien gouverneur de la Banque
Centrale de Belgique[5].
Cela rend les proclamations de succès de
notre Président a faites à Bruxelles le
matin du 13 particulièrement dérisoires.
Le vote qui s’est déroulé au Parlement
français l’est tout autant. On demande
aux députés de se prononcer sur un
accord que l’on sait inapplicable. Les
députés du PCF, d’abord enclin à voter
oui, n’est-ce pas Pierre Laurent ? pour
des raisons alimentaires, se sont ainsi
ressaisis et devraient voter « non ». Le
drame ici se marie à l’absurde.
L’Euro avant
la Grèce, l’Euro avant la France
Il faut cependant lire en détail la
déclaration de François Hollande qu’il a
faite le 13 juillet au matin ; mais pour
cela, il faut avoir le cœur bien
accroché. Remarquons, d’abord, qu’il ne
parle pas de la Grèce, mais uniquement
de la zone Euro. Cela montre bien
quelles étaient ses priorités : « L’objectif
était de faire en sorte que la zone euro
puisse être préservée dans son
intégrité, dans son unité, dans sa
solidarité»[6].
On constate ainsi que les premiers mots
réservés à la substance de ce texte ne
font nullement mention des souffrances,
des efforts et des espoirs du peuple
grec. Non, la chose qui importe au
premier chef, c’est l’intégrité de la
zone Euro. Tout est dit dans ces lignes,
et en particulier la préférence pour une
construction bureaucratique, et que de
nombreux économistes jugent non viable,
sur la volonté et la vie des peuples.
Ceci est corroboré par le troisième
paragraphe de ce texte : « Ce que
j’ai voulu, c’était plus que l’intérêt
de la Grèce, c’était l’intérêt de
l’Europe. Et c’était aussi l’intérêt de
la France. Parce que l’intérêt de la
France ne se dissocie pas de l’intérêt
de l’Europe »[7].
L’ordre des priorités est ainsi établi :
c’est l’Europe, puis la France et enfin
la Grèce. Mais, ceci repose sur un
mensonge, ou plus précisément un double
mensonge : celui qui assimile la zone
Euro à l’Union européenne, et celui qui
assimile, ensuite, l’Union européenne à
l’Europe. Les deux sont parfaitement
scandaleux. La Zone Euro n’est nullement
l’Union européenne. Des pays appartenant
à l’Union européenne ne font nullement
partie de la zone Euro. C’est le cas de
la Grande-Bretagne, de la Suède, de la
Pologne ou de la Hongrie. De plus,
l’Union européenne n’englobe nullement
l’Europe. Que ce soit la Suisse, la
Norvège, ou encore la Serbie dans les
Balkans, le Belarus, la Russie ou
l’Ukraine, tous ces pays font partie de
l’Europe, comme réalité géographique
mais aussi culturelle, et ce sans faire
partie de l’UE. Veut-on faire croire que
Munch, l’auteur du « Cri », ou que des
artistes comme Dostoïevski, Pouchkine ou
Tolstoï ne sont pas européens ?
Oublie-t-on que l’Union européenne est
une alliance politique et économique de
certains pays d’Europe ?
Vouloir la faire passer pour l’Europe
toute entière est un mensonge. Le fait
que celui-ci soit proféré par la plus
haute autorité de l’Etat ne retire rien
à l’affaire. Au contraire, il l’aggrave.
Il établit en dogme, mais sans pour
autant en faire une vérité, ce qui se
révèle un mensonge.
Ce mensonge, il le répète bien plus
bas dans ce texte, en particulier quand
il affirme : « La Grèce est un pays
ami qui a voulu entrer dans l’Union
européenne après des années de
dictature ». En fait, et la date
d’adhésion le montre bien, c’est aux
Communautés Economiques Européennes,
autrement dit au « Marché Commun » que
la Grèce a adhéré après l’épisode de la
dictature des colonels. Elle ne pouvait
adhérer en 1981 à l’UE alors que cette
dernière ne date que de 1992 et l’Acte
unique européen de 1986. François
Hollande bouleverse donc l’histoire et
ne tient guère compte de la chronologie.
Mais, là encore, il y a une logique dans
le mensonge : celle de prétendre que
l’UE, projet titanesque, projet inouï, a
existé avant même que de naître. Si ce
n’est pas de l’aveuglement idéologique
on ne sait pas ce que c’est.
Euro über
älles
On peut, alors, voir les conséquences
de ce mensonge. Une autre citation de
cette déclaration du Président Hollande
est à cet égard des plus instructives.
« L’objectif, c’était que l’Europe
puisse être à la hauteur du défi qui lui
était lancé, être capable de régler une
crise qui depuis plusieurs années minait
la zone euro. L’objectif était aussi de
donner un espoir à la Grèce après tant
d’années de souffrance, d’austérité –
même si la Grèce n’en a pas terminé et
qu’elle devra encore faire des efforts…[8] »
Le mensonge ici en devient pathétique.
Non seulement cet accord n’a pas été « à
la hauteur du défi », tout simplement
parce que rien n’a été réglé. On le voit
bien dans les positions prises par le
FMI les 14 et 15 juillet. Mais en plus
cet accord ne redonne aucun espoir au
peuple grec. Au contraire, ce dernier
vit comme une terrible humiliation les
clauses politiques de cet accord, qui
imposent désormais l’aval des
institutions européennes sur les lois
qui seront appelées à être votées par le
parlement grec. Le quatrième paragraphe
est lui aussi ravageurs quant aux
prétentions de notre Président : « La
France a un rôle particulier à jouer :
faire en sorte que ce processus, cette
construction qui se sont noués au
lendemain de la guerre puisse se
poursuivre avec, bien sûr, des épreuves,
des défis, mais en même temps toujours
avec la volonté d’incarner une force,
celle de la zone euro, une zone
monétaire qui doit permettre la
stabilité et la croissance. Il n’y a pas
de stabilité sans croissance, il n’y a
pas de croissance sans stabilité [9]».
Retenons le mélange des genres, qui
n’est certes pas accidentel. On présente
la zone Euro comme venant dans la
continuité du Plan Marshall et de la
Communauté Economique Européenne (le
« Marché Commun »). Ceci constitue une
erreur flagrante, une distorsion
étonnante de la vérité historique. Mais,
l’affirmation sur laquelle se conclut
cette citation, en associant croissance
et stabilité, constitue à nouveau un
impudent mensonge. Car, la zone Euro a
entraîné une chute de la croissance pour
les pays membres de l’Euro, et s’est
accompagnée de fluctuations extrêmement
importantes. Ceci est établi dans de
nombreux ouvrages[10],
et dans le livre que j’avais écrit en
2012 en particulier[11].
De fait, la zone Euro n’a jamais été un
facteur de stabilité ni un facteur de
croissance pour les pays membres.
La raison
délirante d’une nouvelle religion
Mais cette idée de l’Euro a tout
emporté dans l’esprit de notre Président
et sous la plume de ses conseillers.
Quand il revient sur ce thème dans sa
déclaration, c’est pour faire cette
citation : « Si la Grèce était
sortie de la zone euro, qu’aurait-on
dit ? Que la zone euro n’était pas
capable d’assurer son intégrité, sa
solidarité. Qu’aurait-on dit des Grecs ?
Qu’ils n’étaient pas capables de prendre
leurs responsabilités. Qu’aurait-on dit
de la France, de l’Allemagne, qui
ont vocation à donner cette impulsion ?
Que nous n’aurions pas été au
rendez-vous. La zone euro aurait reculé
alors que l’Europe doit avancer et
porter un projet qui puisse protéger les
peuples – car l’euro protège les pays
qui sont partie prenante de cette zone
monétaire. Qu’aurait-on dit sur cette
dislocation de cette grande idée ?[12] ».
En fait, tout est dit. Tant la croyance
mystique en un Euro « protecteur » des
peuples que celle qui assimile l’Euro à
l’Europe. La raison, l’intelligence, le
sens de la mesure, ont été balayé par
une idée fixe qui tourne au délire, mais
toujours mue par la même logique.
Cette raison délirante explique
pourquoi et comment on peut travestir en
accord librement négocié ce qui n’a été
que le viol de la souveraineté de la
Grèce. Un viol en réunion, perpétré par
l’Allemagne, mais aussi par l’Eurogroupe
et son Président M. Dijsselbloem, par la
Commission européenne avec Jean-Claude
Juncker. Et si la France n’y a pas
participé, elle a verrouillé la porte du
local où s’est tenu ce crime et elle a
poussé le bâillon dans la gorge de la
victime. La phrase prononcée et écrite
par François Hollande prend alors un
tour sinistre : « Mais aujourd’hui,
même si cela a été long, je pense que ça
a été pour l’Europe, une bonne nuit et
un bon jour ». Car, nous savons
aujourd’hui que cette torture aura été
infligée pour rien. L’accord signé le 13
juillet au matin se défait désormais
d’heure en heure. La perspective d’une
sortie de la Grèce hors de la zone Euro
est à nouveau à l’ordre du jour.
On peut commettre un crime en
politique, mais s’en vanter alors que le
résultat est des plus incertain n’est
pas le signe d’une grande intelligence.
C’est, tout au plus, le produit d’un
aveuglement profond, d’un fanatisme
idéologique, d’une raison délirante qui
sont appelés à être sanctionnés aux
prochaines élections.
[1]
http://www.newgreektv.com/index.php/greece/item/16414-prime-minister-alexis-tsipras-interview-in-english-translation
[2] Varoufakis Y., « On the Euro
Summit’s Statement on Greece: First
thoughts » , note postée le 14 juillet
2015,
http://yanisvaroufakis.eu/2015/07/14/on-the-euro-summits-statement-on-greece-first-thoughts/
[3] IMF, AN UPDATE OF IMF STAFF’S
PRELIMINARY PUBLIC DEBT SUSTAINABILITY
ANALYSIS, IMF Country Report No.
15/186,14 juillet 2015, Washington DC.
[4]
http://www.telegraph.co.uk/finance/economics/11739985/IMF-stuns-Europe-with-call-for-massive-Greek-debt-relief.html
[5]
http://trends.levif.be/economie/politique-economique/luc-coene-je
-me-demande-si-un-grexit-n-aurait-pas-ete-mieux/article-normal-405469.html
[6] Conférence de Presse du
Président François Hollande du 13
juillet 2015, texte provenant du site
http://www.elysee.fr/declarations/article/conference-de-presse-a-l-issue-du-sommet-de-la-zone-euro-2/
[7] Conférence de Presse du
Président François Hollande du 13
juillet 2015, op.cit..
[8] Conférence de Presse du
Président François Hollande du 13
juillet 2015, op.cit..
[9] Conférence de Presse du
Président François Hollande du 13
juillet 2015, op.cit..
[10] Voir Bibow, J., et A. Terzi (eds.),
Euroland and the World Economy—Global
Player or Global Drag? Londres,
Palgrave, 2007.
[11] Sapir J., Faut-il sortir de
l’Euro ?, Le Seuil, Paris, 2012
[12] Conférence de Presse du
Président François Hollande du 13
juillet 2015, op.cit..
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