RussEurope-en-Exil
La lettre du président,
la question du pouvoir d’achat et celle
de l’Euro
Jacques Sapir
Mardi 15 janvier 2019
Le Président de la République a donc
envoyé sa « lettre aux français ». Ce
texte brasse large et couvre beaucoup de
sujets. Dans ce texte, parfois
inutilement long, il manque cependant un
point important : la question du pouvoir
d’achat. Cette question ne fait l’objet
d’aucun des 4 points. Elle est pourtant
essentielle. Plus précisément, cette
question n’est envisagée, et ce de
manière très partielle, que sous l’angle
d’une possible baisse des impôts. Il
s’agit d’un angle très réducteur. Il y a
pourtant un aveu dans cette « lettre » :
« parce que les salaires sont trop
faibles pour que certains puissent vivre
dignement du fruit de leur travail… ».
Tel est bien, en réalité, l’une des
sources de la colère qui s’exprime
depuis maintenant deux mois à travers le
mouvement des Gilets Jaunes à
côté de revendications concernant la
démocratie. On remarquera cependant que,
jamais, il n’écrit les mots de « pouvoir
d’achat ». Il convient donc de
rafraichir la mémoire à Emmanuel Macron
et aussi de comprendre quelles sont les
raisons pour lesquelles il n’est pas
plus précis, et plus explicite, sur ce
qui est l’une des revendications
majeures des Gilets Jaunes.
La hausse du SMIC
La question d’une
augmentation du SMIC est pourtant bien
centrale dans l’ensemble des
revendications des Gilets Jaunes.
Le Président pense, sans doute, y avoir
répondu dans son allocution du 10
décembre[1].
Mais, ce n’est pas le cas, même si le
complément de revenu (car c’est de cela
qu’il s’agit) d’environ 90 euros sera le
bienvenu dans de très nombreux foyers.
Il y a bien un blocage du pouvoir sur la
question du SMIC. Ce blocage n’est pas,
d’ailleurs, spécifique au pouvoir. Le
Rassemblement National, ex-FN, s’y
refuse, préférant un système complexe
d’exonérations des cotisations sociales[2].
Nicolas Dupont-Aignan, quant à lui lie
une possible hausse du SMIC à une baisse
des cotisations patronales (ce que l’on
appelle, à tort, des « charges »)[3].
Jean-Luc Mélenchon, quant à lui propose
bien une forte hausse du SMIC mais
semble peu se soucier de l’impact sur la
compétitivité de l’économie française
d’une telle mesure. Il convient donc de
faire le point sur cette question,
qu’Emmanuel Macron a voulu exclure du «
débat national ».
Depuis le «
tournant » de 1982-1983 le SMIC, qui est
l’un des principaux instruments de
garantie pour les bas salaires, n’a pas
évolué avec la productivité. Il convient
ici de rappeler un principe : si le
salaire évolue au même rythme que
la productivité le partage de la valeur
ajoutée entre les salaires et les
profits ne change pas. Quand la
productivité croit plus vite que
le salaire, alors la part des profits
augmente au détriment des salaires.
L’écart entre l’évolution du SMIC et
celle des gains de productivité est
aujourd’hui important. Un rattrapage de
l’ordre de 20% s’impose. Cela
impliquerait une hausse d’environ 240
euros par mois pour le SMIC, soit bien
au dessus et au-delà du mécanisme
imaginé par le gouvernement pour
apporter 100 euros de revenus à une
partie des « smicards ».
Graphique 1
Source : Données INSEE
On dira alors
qu’une hausse de 20% du SMIC aurait des
conséquences graves pour la
compétitivité de l’économie française.
C’est l’argument du gouvernement mais
aussi de Mme le Pen et de Nicolas
Dupont-Aignan. Ce n’est pas faux. Dans
la mesure où nous ne sommes plus maîtres
de notre monnaie, du faite de l’Euro,
toute hausse des salaires qui serait
répercuté en partie dans les prix,
conduirait à aggraver notre déficit
commercial qui est un indicateur
bien plus important, et bien plus réel,
que le déficit budgétaire et la
dette. La répercussion de la
hausse des salaires ne sera cependant
pas égale au montant de cette hausse.
Les salaires, en moyenne, représentent
un tiers du prix. Si on admet une hausse
du SMIC de 20%, qui est nécessaire pour
rétablir une justice par rapport au
travail, la hausse induite des prix à
l’exportation serait donc de 6% environ,
ce qui – effectivement – est de nature
sur des marchés très concurrentiels à
provoquer une baisse de nos exportations
ET une hausse de nos importations. Mais
il convient de faire le raisonnement
inverse : que s’est-il passé quand, en
mai 1968, le gouvernement a augmenté le
SMIC de 35% ? La France a dévalué peu
après, et a connu une forte croissance
dans les années qui suivirent.
Le blocage de l’Euro
Il faut donc
comprendre que sur cette question, le
blocage principal vient de l’Euro. Et
l’on peut l’illustrer en regardant ce
qui se passerait si la France n’était
pas dans l’Euro.
Toute dépréciation
de la monnaie renchérit les produits
importés et diminue le prix de nos
exportations. Quelle est donc la part de
nos consommations qui est importée ?
Cette dernière est en moyenne
d’environ 48%, mais elle peut atteindre
60% pour les ménages les plus riches et
40% pour les plus pauvres. On comprend
alors l’attachement à la stabilité des
changes des plus riches (parce qu’il y
ont le plus à gagner) et la relative
indifférence des plus pauvres. Mais,
qu’en serait-il avec une hausse du SMIC
de 20% accompagnée d’une dépréciation de
20% ?
Une dépréciation de
20% entrainerait une hausse de 20% sur
les produits importés, soit une hausse
générale des prix de 4,8% en moyenne. On
voit que la hausse réelle du SMIC
serait alors de 20%-9,6% = 10,4%.
L’inflation induite par la dépréciation
ne serait donc que de moins de la moitié
de la hausse des salaires. En fait, le
pouvoir d’achat des ménages les plus
pauvres serait moins atteint car ils
consomment moins de biens
importés que les riches. La hausse du
pouvoir d’achat serait de 12% (20%-8%)
pour les plus pauvres et de 8% (20%-12%)
pour les plus riches à la condition
que tous les salaires augmentent autant
que le SMIC. Cette hypothèse n’étant
pas raisonnable (pour de nombreuses
raisons), plus le niveau de revenus des
ménages est élevé, et plus le gain est
faible. A la limite, pour des revenus
qui ne sont pas du tout impactés par le
SMIC il y aurait une perte de pouvoir
d’achat. La dépréciation de la monnaie
aurait donc un effet redistributif
important sur les revenus.
Quant aux prix à
l’exportation, il subirait une hausse
qui peut-être calculée (avec des
approximations) à la hausse des prix
induite par la hausse du SMIC PLUS celle
induite par l’inflation sur les bas
salaires MOINS le montant de la
dépréciation monétaire, soit :
6% + 8% – 20% = -6%
On voit que, dans
ce scénario, les produits français, en
dépit de l’inflation et de la hausse des
salaires, amélioreraient leur
compétitivité sur les marchés
d’exportation mais aussi sur le marché
intérieur. Ajoutons que la hausse des
prix, induite par la hausse des salaires
et par la dépréciation de la monnaie,
n’est pas immédiate mais diffuse dans
l’économie avec un délai pouvant aller
pour certains secteurs à 6 mois et pour
d’autres à 18 mois. Les gains à
l’exportation ou sur le marché intérieur
compenseraient en partie la baisse des
profits induite par le rattrapage du
SMIC. L’accroissement du volume de la
production engendré par les gains à
l’exportation et sur les gains le marché
intérieur induirait une hausse des
investissements. Le PIB du pays verrait
son taux de croissance s’accroitre du
fait de la hausse de la production mais
aussi de la hausse de l’investissement.
C’est ce mécanisme
qui est refusé par Emmanuel Macron, car
il implique, il convient de la dire, que
la France sorte de l’Euro. C’est pour
cette raison, l’attachement fanatique à
l’Euro, que le Président évoque si peu,
et de manière si indirecte, la question
du SMIC et celle du pouvoir d’achat. A
contrario, cela veut dire que l’on ne
peut sérieusement aborder la question du
pouvoir d’achat pour les « classes
populaires » qu’en posant la question de
la sortie de la France de l’Euro.
L’impact sur nos
partenaires
Que se passerait-il
du point de vue de nos partenaires ? Il
est clair que si la France prenait la
décision de sortir de l’Euro, d’autres
pays n’auraient pas d’autre choix que de
nous suivre. C’est le cas de l’Italie et
de l’Espagne, mais aussi probablement du
Portugal et de la Belgique. Inversement,
des pays du « nord », comme l’Allemagne
et les Pays-Bas resteraient soit dans
l’Euro soit rebaptiserait ce dernier
Mark. Or, sans les « pays du sud », le
Mark (ou l’Euro résiduel) se
réévaluerait brutalement. L’écart de
change avec les pays comme l’Allemagne
et les Pays-Bas ne serait pas de 20%
mais de 35%. Par contre, l’écart avec la
zone Dollar serait plus faible.
Cela a été calculé
par le FMI[4].
Tableau 1
Ampleur des
appréciations/dépréciations des taux de
change en cas de dissolution de la zone
Euro
|
Ajustement
moyen
|
Ajustement
maximal
|
Ecart avec
l’Allemagne
(normal-Maxi)
|
Ecart avec
la France
(normal-Maxi)
|
France
|
-11,0%
|
-16,0%
|
26-43%
|
–
|
Italie
|
-9,0%
|
-20,0%
|
24-47%
|
+2/-4%
|
Espagne
|
-7,5%
|
-15,0%
|
22,5-42%
|
+3,5/+1%
|
Belgique
|
-7,5%
|
-15,0%
|
22,5-42%
|
+3,5/+1%
|
Pays-Bas
|
+ 9,0%
|
+21,0%
|
6-6%
|
+20/+37%
|
Allemagne
|
+15,0%
|
+27,0%
|
–
|
+26/+43%
|
Source : écart des
taux de change réels dans le FMI
External Sector Report 2017 et
consultations d’experts des questions de
change réalisées au début d’août 2017
On constate que,
dans le cas d’une sortie de l’ensemble
des pays du sud, les taux de change de
l’Espagne, de la France et de l’Italie
seraient dépréciés de la même manière.
Cela implique que la part des
importations dont le prix augmenterait
suite à la dépréciation du Franc
pourrait se trouver réduite. Ainsi, la
part des consommations affectées par
l’inflation consécutive à la
dépréciation du taux de change pourrait
n’être que de 36-38% en moyenne, avec
une répartition encore plus favorable
pour les ménages à faibles revenus.
L’effet de redistribution engendré par
une dépréciation pourrait donc être plus
puissant que ce qui a été indiqué.
D’une manière
générale, une sortie de l’Euro
permettrait aux pays du sud de l’Europe
de gagner sur l’excédent commercial
allemand actuel, qui est de l’ordre de
8% du PIB de l’Allemagne. La répartition
des trois-quarts de cet excédent sur les
pays du sud de l’Europe (soit 150
milliards d’euros actuels) pourrait se
traduire par une hausse du PIB de 2%
pour la France au-dessus de la hausse
actuelle (soit 1,2% + 2,0% = 3,2%). Le
chômage décroissant à partir d’une
hausse de 1,4%-1,5% du PIB, le gain
d’emplois serait important. Les calculs
ont été faits par ailleurs et montrent
sur un total de 4,5 millions de chômeurs
« réels », une diminution du chômage de
1,5 millions à 2,5 millions dans une
période de 3 à 5 ans. Notons que cette
forte diminution du chômage rendrait les
assurances chômage bénéficiaires.
Les prélèvements pourraient donc être
réduits. Le même raisonnement peut être
tenu pour les caisses de retraites et
les caisses maladies. Les cotisations
tant patronales que salariales sont très
sensibles au phénomène du chômage. Une
baisse de ces cotisations pourrait être
alors envisagée, augmentant d’autant le
pouvoir d’achat, ou alors à niveau de
cotisation égal, on pourrait accroître
les prestations. Mais, si cette baisse
était réalisée dans la situation
actuelle cela entrainerait une
aggravation des déficits de ces caisses
et impliquerait, alors, de baisser
dramatiquement les prestations. Or, une
telle perspective toucherait en priorité
les plus vulnérables. Par ailleurs, une
baisse programmée des prestations
conduirait ceux qui le peuvent à
augmenter leur épargne, entrainant une
nouvelle chute de la croissance du fait
de la moindre consommation.
Reprenons donc les
termes du débat. Une hausse du SMIC
accompagnée d’une sortie de l’Euro
et d’une dépréciation de la monnaie
aurait donc un fort effet redistributif
sur les revenus, tout en redonnant du
pouvoir d’achat aux revenus les plus
modestes. N’était-ce point l’une des
principales revendications des Gilets
Jaunes ? Alors, il est aussi clair
que d’autres questions devront être
posées, comme celle de l’indexation sur
l’inflation de TOUTES les pensions, au
moins jusqu’à un montant de 2000 euros.
Mais, on comprend pourquoi, dès que l’on
abandonne la perspective d’une sortie de
l’Euro et d’une récupération par la
France de sa souveraineté monétaire, il
devient impossible de penser une hausse
du SMIC et ses effets sur l’économie. Et
telle est la raison pour laquelle
Emmanuel Macron, qui ne veut sous aucun
prétexte toucher à l’Euro, ne parle pas
du SMIC et du pouvoir d’achat dans sa
lettre.
Notes
[1]
https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/gilets-jaunes-pourquoi-l-augmentation-du-smic-promise-par-macron-n-en-sera-pas-vraiment-une_3094307.html
[2]
https://www.rtl.fr/actu/politique/marine-le-pen-est-l-invitee-de-rtl-du-19-decembre-7795973392
[3]
https://www.publicsenat.fr/article/politique/gilets-jaunes-nicolas-dupont-aignan-annonce-qu-il-presentera-une-proposition-de
[4] Voir
http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2017/07/27/2017-external-sector-report
et
http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2016/12/31/2016-External-Sector-Report-PP5057
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