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Valls ou le degré zéro de la pensée
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Lundi 9 mars 2015
Monsieur Valls se saisit de la
philosophie. Il le fait à sa manière,
limitée et expéditive, comme aurait dit
le Général. Celle dont il a usé face aux
frondeurs (qui ne méritaient par
ailleurs pas tant d’honneur). Celle dont
il abuse pour supprimer des débats qui
le dérangent. Monsieur Valls a donc
décidé d’attaquer Michel Onfray. Que lui
reproche-t-il ? Le mieux est ici de
laisser la parole à la victime[1].
« Valls quant à lui n’a pas même
pris le temps de lire l’entretien du
Point à partir duquel il extravague.
Qu’y ai-je dit? La question était la
suivante: «Quels sont les intellectuels
de droite dont vous vous sentez le plus
proche?». Voici ce que j’ai répondu: «Je
ne me sens pas proche de BHL ou d’Alain
Minc, ni de Jacques Attali qui, me
dit-on, sont de gauche. Faudrait-il que
je me sente proche pour cela
d’intellectuels de droite? Qui sont-ils
d’ailleurs? Concluez si vous voulez que
je préfère une analyse juste d’Alain de
Benoist à une analyse injuste de Minc,
Attali ou BHL et que je préférais une
analyse qui me paraisse juste de BHL à
une analyse que je trouverais injuste
d’Alain de Benoist … Les Papous vont
hurler! Mais ils ne me feront pas dire
que je préfère une analyse injuste de
BHL sous prétexte qu’il dit qu’il est de
gauche et que Pierre Bergé, Libération,
Le Monde et le Nouvel Observateur,
pardon, L’Obs affirment aussi qu’il le
serait…». Les papous ont donc hurlé,
jusqu’à Matignon. »
D’une certaine manière, on pourrait
en rester là et laisser le Premier
Ministre à sa honte. Mais, ce n’est pas
la première fois qu’un membre éminent du
P« S» se comporte ainsi. Il y a plus
d’un an, c’était Pierre Moscovici qui
s’était répandu en bavant à mon propos.
Il y a du système dans la méthode. Et
cette méthode, elle se dévoile chaque
jour un peu plus dans la posture prise
par le Premier Ministre qui se veut un
apparent rempart face à
l’extrême-droite. Des doutes ont été
exprimés sur cette stratégie, mais je le
rassure tout de suite : oui, il elle est
efficace, mais comme fourrier !
De la
confusion des genres.
En fait Manuel Valls reproche à
Michel Onfray de faite son travail
d’intellectuel, qui implique rigueur et
honnêteté, deux mots qui ne figurent pas
au vocabulaire de Béachel, ni de
certains autres. Il l’accuse de perdre
ses repères. Venant d’un homme qui a
systématiquement brouillé les siens, qui
déclare qu’il « aime l’entreprise »,
sans préciser laquelle, ni même établir
de différence entre les entrepreneurs et
l’entreprise, qui étale ainsi au grand
jour ses insuffisances cognitives mais
pas sa suffisance discursive, il y
aurait de quoi rire.
Mais, nous vivons une période de
confusion des genres. Un candidat à la
Présidence de la République peut ainsi
dire en public que son « ennemi c’est la
finance » et, une fois élu, renoncer à
toute mesure qui limiterait le pouvoir
cet ennemi, nommer ministres des hommes
inféodés à cet ennemi, et en un mot
faire le contraire de ce qu’il avait
dit. L’exemple vient donc de haut.
Alors, bien entendu, dans un monde où un
ministre de « gauche » peut se permettre
de révoquer des mesures clés de
protection sociale, où un
Premier-Ministre peut décider de faire
passer cette loi aux forceps (l’article
49, alinéa 3), on peut estimer qu’il n’y
a plus de repères. Ou bien, plus
précisément, que ce gouvernement et ce
Premier Ministre, sont les premiers
responsables de cette « perte de
repères ». Car, les désastres électoraux
se préparent et, quoi qu’on en dise, les
électeurs ne sont pas stupides. S’ils se
détournent des soi-disant
« socialistes », qui ont tout fait pour
cela, sans aller dans les bras d’une
droite dont ils ont expérimenté les
mauvaises recettes, ce n’est pas sans
raison.
Le seul point sur lequel je serai en
désaccord avec Michel Onfray, c’est
quand il compare le microcosme
politicien et médiatique aux Papous.
C’est très injuste pour ces derniers. La
consternante jobardise de politiciens
aux abois, la prétention renversante des
serviteurs des médias, tout ceci ne
serait pas de mise dans les forêts de la
Nouvelle-Guinée.
Il y a
quelque chose de pourri au Royaume du
Danemark[2]
Il n’en reste pas moins que toute
cette affaire est révélatrice à la fois
d’un climat et de pratiques délétères.
Pourquoi un politique intime-t-il à un
intellectuel de parler ou de se taire ?
De quel droit ce politique se permet-il
de juger en des termes aussi lapidaires
du travail d’un intellectuel ? J’entends
bien l’objection que l’on fera :
l’intellectuel ne travaille pas dans sa
tour d’ivoire ; ses positions influent
sur le débat politique et justifient
cette interpellation. Ceci est juste
mais ne serait ici pertinent que si
Michel Onfray se fût lui-même positionné
sur ce terrain politique. Ce n’est pas
le cas. Alors, on peut approuver ou non
ses positions, et de toutes les manières
ses positions sont et seront l’objet de
débats. Encore faut-il pour cela
répondre au niveau où il se place, celui
des idées. Ce n’est pas ce qu’a fait
Manuel Valls, qui s’est situé
délibérément sur le terrain de l’interpretation
politique la plus instrumentale et qui
a, sciemment, déformé la pensée de
Michel Onfray.
Mais ceci est, en lui-même,
révélateur d’une conception du débat, ou
plus précisément du non-débat, qui
caractérise une large partie de l’élite
politique française. On cherche à
impressionner plus qu’à convaincre, à
terroriser plus qu’à échanger des
arguments. L’heure n’est plus à la
discussion sur des positions
rationnelles, mais à l’échange
d’anathèmes et d’invectives. Ceci en dit
long sur le processus de décomposition
de la pensée qui produit un Manuel Valls
tout comme il avait produit avant lui un
Béhachel. Quand ceux qui vous inspirent
vont chercher leurs sources dans les
poubelles d’Internet, comme on l’a vu
avec l’affaire Botul[3],
il ne faut plus s’étonner que l’on
raconte n’importe quoi, et pas seulement
sur les débats d’idées.
Le traitement de Michel Onfray par
Manuel Valls est enfin révélateur du peu
de cas que l’on fait actuellement en
France de la réflexion. Je le répète, on
peut parfaitement discuter des thèses d’Onfray,
comme celles d’autres auteurs. Mais
l’attaquer sur ses références est d’une
stupidité insondable. A ce titre, nous
ne lirions plus grand-chose, et en
particulier nous devrions brûler des
auteurs comme Carl Schmidt et bien
d’autres. Que l’on puisse se construire
contre un auteur implique que l’on
intègre aussi une partie de sa pensée.
On ne se construit contre qu’en se
construisant avec. Et c’est pour cela
qu’il faut lire des auteurs que l’on
peut considérer comme réactionnaire, et
que dire que l’on peut trouver des idées
intéressantes ne vaut nullement
approbation de la totalité du discours
et de la démarche. Mais, je sais aussi
qu’écrire cela ne sert à rien. Les gens
comme Valls et Moscovici, et les petits
marquis frisés qui les entourent, se
moquent bien du processus de
construction d’un raisonnement et d’une
pensée. Ils se situent bien en deçà. On
a beaucoup glosé sur l’expression
« pensée unique » mais en l’espèce cette
expression a un énorme défaut : dans
« pensée unique » il y a encore
« pensée ». Visiblement, pour Manuel
Valls, c’est encore trop.
[1] « Nouvelle droite, BHL, FN : la
réponse de Michel Onfray à Manuel
Valls » in FigaroVox, le 8 mars 2015,
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/03/08/31001-20150308ARTFIG00094-la-reponse-de-michel-onfray-a-manuel-valls.php#
[2] “Something is rotten in the
State of Denmark“, W. Shakespeare,
Hamlet, Marcellius, acte I,
scène 4
[3] Lancelin A., « BHL en flagrant
délire : l’affaire Botul », le
Nouvel Observateur, 21 février
2010,
http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20100208.BIB4886/bhl-en-flagrant-delire-l-039-affaire-botul.html
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