RussEurope
L'ultimatum de Francfort
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Jeudi 5 février 2015
La Banque Centrale
Européenne vient de choisir son camp, et
c’est – qui s’en étonnera – celui de
l’Allemagne. Par la mesure qu’elle vient
de prendre contre la Grèce, elle envoie
un signal très clair au nouveau
gouvernement : restez dans le cadre du
plan d’aide décidé par la « Troïka ».
Mais, elle vient de déclencher un
processus qui peut aboutir à l’inverse
de ce qu’elle recherche. Loin de faire
céder le gouvernement grec, cette mesure
pourrait le forcer à prendre des mesures
radicales qui, à terme, provoqueraient
une rupture définitive entre la Grèce et
ses créanciers et conduiraient ce pays à
sortir de l’Euro. Telle est la logique
du jeu de « poulette » (chicken) que
l’on a décrit
dans la note précédente1.
Les mesures de la
BCE
La BCE a donc
décidé le mercredi 4 février au soir de
suspendre l’exception qu’elle consentait
à la Grèce, le fait d’accepter
temporairement
les obligations d’État grecques en
collatéral pour des prêts des banques
grecques. Les raisons de cette exception
étaient l’adhésion de la Grèce au plan
d’aide élaboré par la Troïka, et dont
les conséquences ont été si
désastreuses, que ce soit pour les Grecs
ou pour les finances de l’État. En soi,
cette mesure n’est nullement décisive.
Mais, il y a peu de doutes qu’elle
provoque dans les jours qui viennent à
Athènes une panique bancaire, ce que les
économistes appellent un « bank run ».
Les banques grecques auront
désespérément besoin de liquidités.
Elles pourront en demander à la BCE dans
le cadre d’un programme d’aide urgent à
la liquidité bancaire nommé ELA. Mais ce
programme est soumis aux règles de la
Troïka et il n’a été renouvelé que
jusqu’au 28 février.
Concrètement, cela
équivaut à mettre un pistolet sur la
tempe d’un gouvernement nouvellement élu
pour exiger de lui qu’il renonce à des
mesures approuvées par son électorat. On
appréciera le sens aigu de la démocratie
des dirigeants de la BCE et plus
généralement des autorités européennes.
Les possibles
réactions du gouvernement grec
Face à ce qu’il
faut bien appeler un
ultimatum,
le gouvernement grec peut se décider à
capituler. Ce faisant, il se saborderait
politiquement. Un sondage réalisé
dimanche dernier montre que 70% des
Grecs, soit en réalité bien plus que
ceux qui ont voté SYRIZA le 25 janvier,
soutiennent le gouvernement et le
pensent capable de mener une véritable
politique de survie pour le pays.
Le gouvernement
grec peut donc mettre en place des
contre-mesures. Certaines sont
techniques (fermeture momentanée des
banques, limites aux retraits des
particuliers). Mais d’autres sont plus
politiques. En réalité, quand la BCE dit
prêter aux banques grecques, cela veut
dire qu’elle autorise la Banque Centrale
de Grèce à le faire. L’organisation de
la BCE n’a pas supprimé les différentes
Banques Centrales des pays membres de la
zone Euro. Elle les a mises en réseau et
sous l’autorité de la BCE, opérant
depuis Francfort. Le gouvernement grec
peut donc décider de
réquisitionner
la Banque Centrale pour la contraindre
de continuer à alimenter en liquidités
(en Euro) les banques grecques. Mais, ce
faisant, il viole les traités
constituant l’Union Économique et
Monétaire, c’est à dire la zone Euro. Il
pourrait donc le faire constatant la
menace que fait peser la BCE sur la
Grèce, et prenant à témoin la population
de ce fait inouï d’une instance
technique
s’immisçant dans les choix
politiques
d’un peuple souverain.
Les conséquences
Une telle décision
serait bien entendu lourde de
conséquences. Ce serait au tour de la
BCE d’être le dos au mur. Si elle
acceptait la mesure de réquisition, elle
reconnaitrait son impuissance et
donnerait des idées d’indépendance aux
autres pays. Ceci dans un cadre où elle
a déjà pris acte de la fragmentation
croissante de la zone Euro, comme en
témoignait les mesures annoncées par
Mario Draghi le 22 janvier, et que
l’on a un peu hâtivement assimilées à un
« quantitative easing ».
En fait, la pression
allemande, directe et indirecte (par le
biais de pays alliés à l’Allemagne comme
la Finlande et l’Autriche) est
aujourd’hui telle sur la BCE que l’on
voit mal cette dernière accepter un
possible fait accompli venant d’Athènes.
Il faut le répéter, ce qui est en cause
c’est la politique d’austérité de Mme
Merkel et surtout son imposition à
l’ensemble de l’Europe, condition
nécessaire à ce que ne se mette pas en
place une logique d’Union de Transfert
au détriment de l’Allemagne. Cette
dernière ne peut céder, ou alors elle
verra sa crédibilité disparaître
instantanément.
En cas de
réquisition de la Banque Centrale de
Grèce, réquisition qui pourrait alors
survenir le 28 février ou le 1er
mars, la Banque Centrale Européenne
pourrait décider de ne plus accepter en
circulation les euros « grecs ». Une
telle mesure a déjà été temporairement
appliquée à Chypre. Cela revient à
expulser, ou à menacer de le faire, un
pays de la zone Euro.
Une sortie de l’Euro
?
En réalité, la Grèce
est aujourd’hui dans une meilleure
situation qu’elle ne l’était en 2010
pour envisager une sortie de l’Euro. A
cette époque, le budget était gravement
déséquilibré. Aujourd’hui, le budget est
équilibré au niveau du solde primaire,
ce qui revient à dire que si la Grèce
n’avait aucune dette (et donc pas
d’intérêts à rembourser) elle n’aurait
nul besoin d’emprunter à nouveau, et
bénéficierait même d’un excédent. La
balance commerciale, elle, est
légèrement déficitaire. Mais, compte
tenu des élasticités-prix qui peuvent
être calculées, si la Grèce dévaluait de
30% à 35%, elle accroîtrait ses
exportations de manière significative et
serait en excédent. Signalons d’ailleurs
qu’une dévaluation de la monnaie grecque
accroîtrait les ressources fiscales en
monnaie locale, provenant des armateurs
car ces derniers opèrent en dollars.
Quant aux investissements directs dans
ce pays, on imagine sans peine qu’avec
un budget à l’équilibre, un solde
commercial positif et un avantage
compétitif très sérieux sur ses
concurrents, ils ne tarderaient pas à
affluer. Bien entendu, la Grèce ferait
défaut sur sa dette dans le cas d’une
sortie de l’Euro. Mais, n’ayant plus à
emprunter, elle ne risque rien à se
couper de ses créanciers. Au-contraire,
ce sont ces derniers qui viendront à
résipiscence, comme le montre l’histoire
des nombreux pays qui sont passés par un
défaut sur la dette.
Une dévaluation de
30% à 35% redonnerait à l’économie non
seulement sa compétitivité mais elle
permettrait au gouvernement d’avoir des
marges de manœuvres dans le domaine
social, en même temps qu’il en aurait
par le défaut de fait sur la dette.
La Grèce doit donc
regarder résolument la possibilité de
sortir de la zone Euro. Si une telle
solution devait s’imposer, ce n’est pas
elle, mais la Zone Euro elle-même, qui
en subirait les conséquences. Elle doit
dire aux autorités de la BCE et de
l’Union Européenne que, s’il le faut,
elle n’hésitera pas devant une telle
solution.
De quoi s’agit-il ?
Il convient de ne
pas se laisser abuser par la technicité,
réelle ou imaginaire, des différentes
mesures et contre-mesures qui ont été ou
qui pourront être prises.
Fondamentalement, la mesure prise par la
BCE pose le problème de la souveraineté
populaire dans un pays membre de la Zone
Euro, c’est-à-dire le problème de la
démocratie.
Nous sommes
aujourd’hui confrontés au conflit
inexpiable entre la légitimité
technocratique et la légitimité
démocratique.
En cela, l’issue pour
la Grèce nous concerne tous.
Voulons nous vivre
libre ou acceptons-nous le joug ?
1. Sapir J., « Grèce, un jeu complexe »,
note publiée sur RussEurope, le 3
février 2015,
http://russeurope.hypotheses.org/3389
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