RussEurope
Re(ma)niements
Jacques Sapir
Photo: RIA
Novosti
Jeudi 3 avril 2014
Le « nouveau » gouvernement, issu du
remaniement ministériel annoncé ce
mercredi 2 avril, pose un problème du
rapport de la forme et du fond. Que ce
problème soit à ce point évident que
nombre de commentateurs l’évoquent est
un symptôme de la crise de démocratie
que nous connaissons aujourd’hui.
Ce gouvernement a une apparence…
Dans la forme, ce gouvernement
pourrait laisser espérer un changement
de politique. Certes, il y a une
(grosse) dimension de jeu des chaises
musicales, avec seulement deux entrants.
Certes, il y a eu beaucoup de dosage et
un gros souci de préserver les
équilibres internes au Parti Socialiste
et l’on comprend que, derrière les coups
de menton et les déclarations
tonitruantes, le gouvernement de Manuel
Valls est en réalité plus proche de la
IVème République que de la Vème. Il n’en
reste pas moins que, sur le papier,
ce gouvernement est intéressant. Après
tout, la dimension de volontarisme
politique et économique est bien mise en
évidence par la présence non seulement
d’Arnaud Montebourg à un porte-feuille
renforcé, la promotion de Benoît Hamon,
mais aussi la présence de Mme Ségolène
Royal. On peut aussi remarquer que le
Premier ministre avait en son temps
longuement hésité à approuver le projet
de Traité Constitutionnel, et n’avait
voté « oui » au référendum de 2005 que
par « discipline de Parti ». Son
ministre des Affaires Étrangères, M.
Laurent Fabius avait quant à lui voté
« Non », ainsi qu’Arnaud Montebourg et
Benoît Hamon. Il est donc vrai que,
sur le papier, on peut considérer
que ce gouvernement est bien préparé à
la négociation.
C’est même pourquoi il a donc été
constitué. On va donc (et l’on a
commencé dès mercredi 2 avril) à nous
« vendre » ce gouvernement comme un
gouvernement de combat par rapport à
Bruxelles qui, soit dit en passant avec
le départ de Pierre Moscovici, devient
de plus en plus un dépotoir pour
Ministres remerciés… Il faudrait donc
inventer un néologisme, ne plus dire
« limoger [1]»
mais « bruxelliser ». C’est l’un des
paradoxes actuels de la politique
française qui veut que plus on est
soumis aux différentes décisions de
l’Union Européenne plus ces institutions
ne servent qu’à recaser les bras cassés.
Chacun appréciera, à sa façon, ces
pratiques.
D’ailleurs, le Ministre des Finances,
dont le portefeuille est désormais
séparé de celui de l’Économie, M. Michel
Sapin, a tout de suite affirmé qu’il
irait « négocier » le rythme de retour
aux grands équilibres avec la
Commission. Mais, en réalité, on voit
bien qu’après quelques joutes verbales
relevant plus de la posture que du fond,
après l’obtention de quelques miettes
tout au plus, le gouvernement
s’inclinera. D’ailleurs, Bruxelles peut
agiter d’autres dossiers, et ne manquera
pas de la faire : qu’il s’agisse du
statut de la RATP et de la SNCF ou de ce
que l’on prétend être des « subventions
indues » de la Poste… S’il était
question de réellement négocier
avec Bruxelles, ce gouvernement, et le
Président, commencerait par construire
un rapport de force, par exemple en
indiquant ce qui se passerait si la
France n’obtenait pas satisfaction.
Mais il a une réalité…
En fait, derrière les mots il y a une
réalité : ce gouvernement n’est là que
pour la mise en scène, le spectacle. Il
va s’agiter (faisons confiance pour cela
à Manuel Valls) tandis que va se mettre
en place un « pacte de responsabilité »
qui se traduira par un démantèlement un
peu plus poussé de la sécurité sociale
pour des avantages tout à fait marginaux
pour les entreprises. On parlera
beaucoup du nouveau « pacte de
solidarité » évoqué par le Président de
la République dans son allocution du
lundi 31 mars. Mais, compte tenu de
l’ampleur des économies que l’on se
propose de faire, pas moins de 50
milliards d’euros, on peut franchement
douter qu’il soit autre chose qu’un
leurre. Et, dans la réalité, c’est bien
de cela qu’il s’agit. Il faut leurrer
les Français, pour les élections
européennes et même après, leur faire
prendre les vessies de la politique
austéritaire pour les lanternes d’une
politique de lutte contre le chômage
qu’ils ont pourtant appelé de leurs vœux
en votant, et même en ne votant pas, aux
élections municipales.
Ce gouvernement va donc chercher à
nous faire croire qu’il est critique par
rapport à l’Europe, voire qu’il serait
peut-être même eurosceptique.
Balivernes ! La vérité est que le
Président est incapable de penser en
termes d’un rapport de force. Nous le
savons depuis l’élection de 2012. S’il
avait voulu, comme il le prétendait à
l’époque « renégocier » ce qui devint le
TSCG, ce que l’on appelle le Pacte
Budgétaire Européen ou le Traité sur la
Stabilité, la Coordination et la
Gouvernance, il aurait procédé à un
référendum et se serait appuyé sur son
résultat pour négocier. Mais, c’était
prendre le risque d’une rupture
européenne, ce dont il ne voulait, et ne
veut encore, à aucun prix. Il a donc su
se présenter à Bruxelles en position de
faiblesse, la tête sur le billot, et n’a
obtenu qu’un ridicule codicille dont
nous pouvons mesurer depuis 18 mois
toute l’inanité. Bien entendu, il arrive
que la France obtienne sur des points
mineurs quelques satisfactions. Mais,
elles sont rapidement vidées de leur
sens par des mesures européennes
ultérieures.
L’enjeu démocratique.
C’est là que gît le problème
politique. Non pas tant dans le sens
donné à la politique du pays, même si
cette politique est suicidaire, même si
la seule solution – et chaque jour des
voix nouvelles le reconnaissent et la
réclament[2]
– serait une sortie de l’Euro. Ce point
a déjà été largement développé sur ce
carnet, et dans un livre datant de 2012[3].
Le point est essentiel, et une sortie de
l’Euro est la condition nécessaire tant
pour une relance immédiate de l’économie
française que pour un changement
d’orientation bien plus général, mais ce
n’est pas ici celui qui nous occupe. Le
problème politique vient de ce qu’un
Président choisisse consciemment
d’avancer masqué sur un point absolument
essentiel de la politique du pays, et
qu’il se soit trouvé 8 femmes et 8
hommes, dans ce gouvernement, pour être
connivents de cette pratique. Que
François Hollande soit intimement
persuadé que les mérites supposés et
potentiels de l’Euro l’emportent sur ses
inconvénients bien réels est son droit.
Qu’il pense que pour sauver l’Euro il
faut infliger à la France, et aux pays
de l’Europe du Sud une dramatique
austérité qui brise leur économie et qui
condamne des millions de personnes au
chômage et à la misère est son droit.
Qu’il pense qu’une structure
technocratique, la Commission
européenne, est plus à même de décider
des orientations économiques que le
Parlement français est son droit. Mais,
son honneur d’homme politique voudrait
qu’il défende ses orientations en pleine
lumière. Au-delà de la question
d’honneur personnel, il y a un principe
intangible de la démocratie. Celle-ci
suppose que, de manière récurrente, il
soit procédé à des vérifications par
l’intermédiaire d’un vote. Ce vote ne
porte pas sur des personnes, mais sur
des politiques, même si ces dernières
s’incarnent, bien entendu, dans des
femmes et des hommes, à la condition
qu’ils prennent et assument leurs
responsabilités. Or, rien de tout
cela n’est mis en place. Avec un
gouvernement-leurre, on cherche
sciemment à tromper les Français, et ce
faisant on brise le cadre même de la
démocratie.
Tel est le reproche que l’on doit
faire au Président de la République, et
à son Premier Ministre. Qu’ils ne
soient, ni l’un ni l’autre des hommes de
gauche n’est pas en question. Ils ont
tout à fait le droit d’avoir leur
conviction et leurs opinions ; ils ont
même en réalité le devoir de les
défendre si l’on pense que la démocratie
est, justement, une bataille de
convictions. Mais, ce dont ils n’ont pas
le droit, c’est de tromper le peuple
souverain, c’est de se réfugier dans ces
formules profondément anti-démocratiques
de « pédagogie » et de « déficit
d’explication » pour outrepasser leurs
échecs électoraux. Ils auront beau se
lamenter sur l’abstention et la crise de
la démocratie, ils en sont à la source,
ils en sont l’origine même. C’est par
leur pratique haïssable de la politique
qu’ils détruisent pierre à pierre
l’édifice qui s’est construit depuis
1789 et qui fut, de multiples fois,
refondé, la dernière étant par la
Résistance et lors de la libération du
territoire en 1944, il y aura cette
année soixante-dix ans.
Ils attirent sur leur tête, et sur
les nôtres par voie de conséquence, la
foudre du désordre civil et de
l’insurrection. Qu’ils cessent de
s’étonner du climat de guerre civile
froide qui règne aujourd’hui en
France : ils en sont la cause.
L’alliance d’une crise de légitimité et
de pratiques manipulatrices à grande
échelle, combinées à des injustices
sociales criantes, est le chemin le plus
court et le plus sur vers des révoltes
de grande ampleur, et à terme vers une
révolution. Il nous reste peu de temps
pour tenter d’éviter les désordres qui
immanquablement accompagneront une telle
issue. Il faudra pour cela sanctionner à
nouveau, et avec toute la force et la
détermination possible, ce gouvernement
lors des élections européennes du 25 mai
prochain.
[1] Expression qui date du
premier conflit mondial où, en
1914, le maréchal Joffre assigna
à résidence des généraux et des
officiers d’état-major qu’il
avait relevés de leur
commandement et dont
l’incompétence était trop
criante…
[2] Comme par exemple quatre
journalistes économiques, Franck
Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger,
Béatrice Mathieu et Laura Raim.
Casser l’euro pour sauver
l’Europe, Les liens qui
libèrent, Paris, 232p.
[3] Sapir J., Faut-il
sortir de l’Euro ?, Le
Seuil, Paris, 2012.
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