Opinion
De l'avion de ligne au chasseur
bombardier
Israël Adam Shamir
© Israël
Adam Shamir
Dimanche 29 novembre 2015
Il y a trois évènements qui ont pesé
sur la guerre de Syrie ce mois-ci : le
crash du vol Metrojet 9268 dans le
Sinaï, le 31 octobre, les attentats de
Paris le vendredi 13 novembre, et le
Skhoi 24 abattu le 24 novembre 2015.
Le Metrojet
Au départ, ce crash n’a pas été
interprété comme un acte de terrorisme.
Les premiers rapports mettaient l’accent
sur le piteux état de ce charter, le
manque d’entretien, des incidents
antérieurs, une éventuelle défaillance
du moteur. Les informations qu’on
recevait étaient contradictoires,
confuses. Les pilotes avaient demandé
l’autorisation pour un atterrissage
d’urgence, et puis non. L’avion s’était
violemment dérouté, changeant plusieurs
fois d’altitude, et puis non, rien de
tel. Pas de trace d’explosifs, puis des
traces d’explosifs partout autour.
En quelques jours, des versions
conspirationnistes complètes et autant
de versions anti-conspi, en Russie comme
ailleurs, y compris l’hypothèse d’un
cylindre rempli d’hydrogène qui aurait
explosé, et qui était utilisé
régulièrement par les plongeurs de Charm
el Cheik.
J’ai remarqué une coïncidence
intéressante : il y avait un exercice
aérien, le Blue Flag, mené par
Israéliens et Américains, près de la
zone du crash. Celui-ci s’est produit à
30 miles de la frontière israélienne, et
Israël a l’habitude d’utiliser ses
drones pour descendre ses ennemis dans
le Sinaï. L’exercice comportait « des
armes fictives tirant contre des lance
missile, des convois et des avions
fictifs » selon le rapport
officiel. Et si certaines de ces armes
n’avaient pas été fictives ? Je ne
suggèrerais pas qu’il s’agisse de la
destruction intentionnelle d’un avion de
ligne civil russe, mais les tirs par
erreur ne sont pas rares. Un missile
aurait pu s’égarer. Le Blue Flag devait
durer jusqu’au 3 novembre. Pourtant,
après le crash, on nous a asséné que
l’exercice était clos le 29 octobre.
Un site israélien a demandé au
porte-parole de l’armée quand l’exercice
s’était terminé, et s’est vu répondre :
le 3 novembre. Le site a posé la
question à nouveau, dans le cadre du
crash. Et cette fois, la réponse a été :
le 29 octobre. Cette divergence ne
prouve rien, et de toute façon, cette
version n’a pas été prise au sérieux.
Malgré tout, elle a été répandue par un
site américain et plus tard par un site
radical russe (ils m’ont accusé de
« cacher quelque chose » dans la mesure
où je rejetais l’idée d’une mauvaise
intention israélienne). Je ne pense pas
que ce soit la véritable explication,
mais simplement une autre version, en
l’absence de vérité établie.
Pendant longtemps, les Russes ont nié
que le crash ait été causé par une
action ennemie, et ont cherché une
faille technique, alors que Royaume Uni
et US suggéraient une attaque
terroriste. Daesh a prétendu avoir lâché
un missile sur l’avion, et a publié une
vidéo en ce sens. Mais cela fait
sourire, parce que les missiles MANPAD
ne peuvent pas atteindre cette altitude.
On a annoncé que bientôt Daesh allait
revendiquer le naufrage du Titanic.
Les Russes ont pleuré leurs morts, et
leur campagne en Syrie a continué avec
quelques succès au sol, tandis que
l’Ouest continuait à condamner la Russie
qui s’en prendrait à l’opposition
modérée et se bornerait à faire la
guerre à Daesh du bout des lèvres. Les
Russes ont insisté pour dire qu’ils
combattaient Daesh « ou d’autres groupes
semblables ».
Paris
Les attentats de Paris ont changé la
donne. 130 tués, une attaque revendiquée
par Daesch. Ce n’était pas très
sophistiqué ; cela a dû coûter 7 000
euros, alors que les dommages se
comptent en milliards, et les
allocations aux industries sécuritaires
ont grimpé d’autant. A noter que si
Daesch a revendiqué la chose, al Qaida
ne l’a jamais fait pour le 11 septembre.
Cette fois-ci, la compassion et le deuil
ont fait le tour du monde, plus
qu’ailleurs intensément ressentis en
Russie.
Les Russes sont tellement sensibles à
tout ce qui touche la France et Paris,
probablement autant que les Américains
de la génération de Scott Fitzgerald.
Paris, c’est là où les bons Russes vont
après leur mort, comme les Américains,
pour reprendre Oscar Wilde. Maïakovski,
le grand poète des années 1920, disait :
« j’aimerais vivre et mourir à Paris, et
il ajoutait en vitesse, s’il n’y avait
pas Moscou ». Cet amour de Paris et de
la France était un mot d’ordre de la
noblesse russe depuis le XVIII° siècle.
La génération de Pouchkine apprenait le
français avant de maîtriser sa propre
langue. Les Russes adorent se sentir
européens, et la France est le seul pays
européen qui les intéresse.
En France, il y a eu des appels à la
revanche, et les Russes les ont
soutenus. Ils aimeraient bien aller à la
guerre dans une coalition avec les
Français, comme pendant la première puis
la deuxième guerre mondiale. Les
attentats de Paris, c’était du sur
mesure pour la campagne de Poutine en
termes de « Mort à Daesch ». Dix-huit
jours après le crash et quatre jours
après l’attaque de Paris, les Russes ont
déclaré que leur avion avait été
descendu par Daesh. Plusieurs hypothèses
précédentes ont été désavouées, les
rapports ont été réinterprétés pour
coller avec la nouvelle version. Une
nouvelle formation a commencé à se
mettre en place, comprenant la France et
la Russie face au reste du monde.
Daesch a pris la balle au bond, et
accepté la responsabilité dans le crash
dès le lendemain. Ils ont adapté leur
version aux circonstances ; au départ,
c’était un missile, maintenant ils ont
suivi les Russes, et confirmé qu’ils
avaient utilisé une canette de
Schweppes. Personne n’a cherché à savoir
comment ils avaient pu faire rentrer
trois livres d’un équivalent du TNT dans
une canette. La coalition France-Russie
contre Daesch commençait à prendre
tournure.
La télé russe annonce le rendez-vous
du porte-avions Charles de Gaulle avec
le croiseur russe Moskva au large des
côtes syriennes, symbole poignant de
deux grandes nations européennes unies
contre les barbares.
Pendant un moment, les Russes ont
oublié qu’ils étaient venus se battre en
Syrie sur invitation du gouvernement
syrien, tandis que les Français
considéraient le président Assad comme
un fléau pire que Daesch. Ils ont lâché
des bombes sur le territoire contrôlé
par Daesch, et les Russes ont écrit
« pour Paris » sur leurs bombes.
Maintenant, bien des Russes
pro-occidentaux se sentent « blancs »,
parce qu’ils se sont laissé infecter par
la rhétorique occidentale après
l’effondrement de l’union soviétique, et
soumis à un afflux de migrants d’Asie
centrale. Ils ont également importé le
discours nationaliste déplorant le
déluge de migrants colorés. Dans leur
esprit, la vague de réfugiés
arabes et les attentats terroristes de
Paris se fondaient en une même bataille,
dans le cadre du choc des civilisations.
La connexion israélienne de juifs
influents parmi les Russes a ajouté au
mélange le préjugé anti-arabe. M. Anton
Nosik, blogueur russe très lu et citoyen
israélien, affichant sa connexion
israélienne, a appelé à tuer femmes et
enfants en Syrie. Il a également accusé
le très modéré mufti russe d’avoir
financé l’attaque du Metrojet. M.
Michael Weller, écrivain et best-seller,
a publié un laïus raciste contre les
Arabes basanés qui submergent l’Europe.
Ces deux appels au génocide ont été
publiés par le site Echo Moskvy, archi
pro-occidental, ultra-libéral et anti
Poutine. Le chef du Mossad a appelé à
bombarder la Syrie comme Dresde jadis. A
Dresde, près d’un demi-million de
citoyens avaient péri dans un
bombardement massif des forces aériennes
britanniques et américaines, bien décrit
par Kurt Vonnegut. Pour être sûr d’être
du bon côté et de ne pas rater
l’occasion, Israël a bombardé les alliés
des Russes en Syrie : l’armée syrienne
et leur allié le Hezbollah.
C’est alors que le président Hollande
s’est rendu aux USA pour tenter de bâtir
la grande coalition contre Daesch.
La bombe
L’esprit de coopération de la Russie
avec l’Occident était au zénith lors
qu’un missile air-air bien dirigé depuis
un F-16 turc a frappé le bombardier
tactique russe Su-24M. Selon les Turcs,
l’avion russe avait rôdé dans leur
espace aérien pendant 17 secondes, et a
été abattu à un mille de la frontière,
en territoire syrien. Selon les Russes,
leur avion n’avait pas franchi la
frontière turque du tout. Dans tous les
cas, il s’agit d’une embuscade mortelle
bien préparée.
Brutalement, les illusions se sont
évanouies, la fin d’une brève étape se
dégonflant comme le parachute des
pilotes russes sur les collines du
Nord-Ouest de la Syrie. Pendant cette
saison sotte, les Russes ont tenté de
convaincre le monde, et ont fini par se
convaincre eux-mêmes que la grande
coalition de 1941-1945 revivait, et
qu’ils étaient au coude à coude avec les
Français et les Américains contre leur
ennemi commun. Il a suffi d’un missile
pour que le doux rêve se fracasse, comme
l’infortuné bombardier Soukhoi.
L’attaque n’a pas été une surprise
pour moi, et ne devrait pas en être une
pour vous : je vous avais prévenu, cher
lecteur, c’était prévisible un mois
avant. Le 19 octobre, mes correspondants
turcs sur le groupe Shamireaders
m’avaient prévenu. J’ai transmis cet
avertissement le 22 octobre : « Erdogan
projette d’amener la Turquie au bord
d’une guerre avec la Russie. Erdogan a
donné des ordres d’abattre les avions
russes opérant en Syrie, en prétendant
qu’ils avaient fait intrusion dans
l’espace aérien turc »
http://plumenclume.org/blog/47-les-secrets-de-la-guerre-en-syrie-par-israel-adam-shamir
. J’ai publié cet avertissement dans un
journal russe important, aussi, quelques
jours plus tard.
L’attaque a été un choc terrible pour
les Russes, ils n s’attendaient pas à
une attaque du côté turc. Ils avaient
été égarés par leur propre rhétorique.
Ils parlaient sans cesse de la nécessité
de combattre les terroristes, et
s’étaient convaincus eux-mêmes que tout
le monde était sur la même longueur
d’onde. Les Turcs les ont dessaoulés.
Naturellement, les Turcs et leurs alliés
de l’Otan font front contre la Russie.
« Tous contre Daesch », ce n’était que
de la propagande, pas un mot d’ordre
opérationnel, et c’est de cette amère
manière que les Russes l’ont appris.
Les journaux arabes disent que le
président Erdogan a obtenu la
bénédiction du président Obama pour
l’opération quand ils se sont rencontrés
au sommet du G20 en Turquie. Ils disent
aussi que le timing avait été mis au
point pour faire échouer la mission de
Hollande. Nous ne savons pas si c’est
vrai, mais tant les US que d’autres
membres de l’Otan ont exprimé leur
soutien limité à l’attaque turque. La
France n’pas été en reste, de fait. Le
secrétaire général de l’Otan, le général
Jens Stoltenberg, a exprimé « sa
solidarité avec la Turquie et son
soutien à l’intégrité territoriale de la
Turquie. La décision US de sanctionner
un homme d’affaires russe parce qu’il
faisait des affaires avec Bachar al
Assad a rappelé à chacun que pour les
US, l’ennemi principal en Syrie reste
comme auparavant le gouvernement
légitime de la Syrie, tandis que l’Etat
islamique (Daesch) est un allié
indiscipliné.
Les Turcs ont mené à bien leur
attaque préméditée contre le bombardier
russe parce qu’ils protègent Daesch. Ils
sont le superviseur régional de Daesch.
La semaine dernière, les autorités de
Daesch à Raqqa ont mis fin à
l’usage de la livre syrienne comme
monnaie légale sur leur territoire.
Dorénavant, c’est la livre turque qui
sera en vigueur dans le nouveau Caliphat.
Les Turcs achètent l’essentiel du
pétrole produit par Daesch, même si une
certaine part de ce pétrole trouve le
moyen d’atterrir à Damas aussi. Il est
difficile de blâmer le gouvernement de
Bachar al Assad pour ses efforts pour
récupérer un peu de son pétrole auprès
des voleurs de Daesch, même s’il doit
acquitter une rançon pour cela. Mais
cette excuse ne vaut pas pour les Turcs.
Le bruit court que c’est le propre fils
d’Erdogan qui est impliqué dans l’achat
du pétrole volé, mais, vrai ou faux, le
fait est qu’il aboutit en Turquie.
Nous devrions revenir sur les raisons
de la guerre de Syrie, pour donner un
sens aux événements actuels. Ce n’est
pas le peuple syrien qui avait décidé de
se soulever contre le tyran. La guerre
de Syrie, c’est l’Occident qui l’a
déclenchée en 2011 pour renverser Bachar
et son régime, dans une campagne de
nettoyage des Etats qui étaient aux
côtés de l’Union soviétique pendant la
guerre froide. Nous en avons appris
beaucoup là-dessus grâce aux câbles de
Wikileaks de l’ambassade US à Damas. La
France a soutenu cette dynamique pour
ses propres raisons néocoloniales, parce
que la Syrie était jadis sous son
protectorat. Et les voisins de la Syrie
avaient leurs propres raisons pour
soutenir la campagne dirigée par les US.
Israël voulait somaliser la Syrie,
causer sa défragmentation en complet
accord avec le Plan Yinon. Il s’agissait
de placer une entité sunnite entre ses
ennemis l’Iran et le Hezbollah par la
même occasion.
Le
Qatar voulait construire
un oléoduc vers la Turquie en passant
par la Syrie, et Bachar n’était pas
d’accord. Les Saoudiens voulaient
éliminer Bachar parce qu’il était ami
avec l’Iran. Ils ne voulaient pas d’un
Alaouite comme Bachar pour commander un
pays arabe musulman. La Turquie d’Erdogan
voulait placer un islamiste modéré à
Damas, dans le cadre de son défi :
recréer l’empire ottoman. D’accord avec
le Qatar, elle voulait la construction
de l’oléoduc. D’accord avec les
Saoudiens, il voulait que les Frères
musulmans unifient le monde arabe. En
outre, Erdogan voulait miser sur le
gagnant, et il était persuadé que la
chute d’Assad était une question de
semaines.
Quatre années ont passé, et leurs
raisons sont toujours valables à leurs
yeux, et même encore plus. Ces pays ont
dépensé énormément d’argent ? Ils
étaient sûrs d’être sur le point
d’atteindre leur but. Mais la Russie est
arrivée, et le régime d’Assad a repris
son souffle. La Turquie en était plus
ennuyée que les autres parce qu’elle
supportait tout le poids de l’effort
militaire : abritant les réfugiés,
fournissant leurs armes aux combattants.
Les Turcs étaient furieux que les Russes
aient coupé le nerf vital à Daesch en
bombardant les transports ; ils
voulaient protéger plusieurs groupes
islamistes, les uns de leur même branche
ethnique, d’autre en tant qu’alliés
idéologiques et religieux. Les Turcs
enragés ont attaqué l’avion russe pour
exprimer leur colère. Ils espéraient que
l’Oran empêcherait la Russie de riposter
violemment, et mènerait dans l’idéal des
opérations militaires contre la Russie,
ce qui soulagerait les rebelles syriens.
Les US ont approuvé cette action pour
une raison supplémentaire. Ils voulaient
tester la détermination des Russes et
leur degré de préparation militaire. Il
est impossible d’évaluer la puissance de
l’ennemi autrement que dans
l’affrontement. C’est particulièrement
vrai en ce qui concerne la Russie. Il y
avait plusieurs rapports faisant état de
faiblesse militaire du côté russe.
Souvenons-nous que le Japon impérial
avait fait quelques incursions armées
dans la Russie soviétique. La prompte
riposte avait été convaincante, et le
Japon avait préférer signer un traité de
non-agression avec l’URSS. A l’Ouest,
les soviétiques n’avaient pas eu de
chance dans leur guerre de Finlande, et
Hitler en avait conclu que la Russie
serait une proie facile. En 2008, la
Géorgie tentait d’attaquer les forces
russes. Le président géorgien du moment,
M. Saakachvili avait annoncé en fanfare
que son armée débarquerait à Moscou sans
rencontrer de résistance sensible. Ses
forces avaient été écrasées en quelques
jours. La Turquie est nettement plus
solide que la Géorgie, et une guerre
russo-turque limitée fournirait une
évaluation bien meilleure de la
puissance militaire russe.
Les Russes sont bien conscients de
tout cela, et c’est la raison pour
laquelle ils se sont servis de leurs
missiles de croisière et bombardiers
stratégiques de longue portée en Syrie.
Ils voulaient impressionner les généraux
US pour qu’ils ne provoquent pas un
affrontement.
Les Russes étaient indignés du
soutien de l’Otan à la Turquie. Ils
espéraient que les Européens seraient
reconnaissants à la Russie de se battre
pour l’Europe contre Daesch. Mais il n’y
a rien eu de tel, alors même que les
Russes bombardaient Daesch dans une
furieuse campagne vengeresse « pour
Paris ». Ils ont pourtant décidé de
remettre à plus tard leur riposte à
l’avion abattu. Poutine ne veut pas
combatte la Turquie, s’il peut
l’éviter ; et il voudrait encore moins
affronter l’Otan. .
On devrait s’attendre à une riposte
limitée. La livraison de S-400 à la
Syrie en a donné les moyens. Un avion
turc en mission pour aller bombarder les
Kurdes en Syrie ou en Irak pourrait bien
faire les frais de la riposte russe.
Joindre l’auteur :
adam@israelshamir.net
Original publié sur Unzreview.
Traduction : Maria Poumier
Reçu pour publication
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