Opinion
La Russie ne se laisse plus faire
Israël Shamir
Israël
Adam Shamir
Samedi 24 janvier 2015
L’ordre mondial qui régnait depuis 1991
est en train de s’écrouler en ce moment
sous nos yeux. La décision du président
Poutine de se dispenser du pèlerinage à
Auschwitz, juste après son absence
remarquée au festival Charlie à Paris,
c’est le point de non-retour. C’était
très drôle de troller la Russie, tant
qu’elle se laissait faire. Mais c’est
fini, la Russie a déchiré la règle du
jeu.
Jusqu’à maintenant, la Russie, comme un
rustre à Eton, s’efforçait de faire
comme les autres pays. Elle accourait
aux raouts des grands, comme à un dîner
de cons, payait ses dettes aux entités
européennes qui lui crachaient dessus,
endurait patiemment les incessantes
rodomontades des grands pouvoirs et le
harcèlement irritant des petits bras de
l’Europe de l’est. Et puis quelque chose
a lâché. Le bougre ne cherche plus à se
faire accepter ; il a repris ses billes
et il est rentré chez lui, juste au
moment où ils avaient besoin qu’il aille
plier le genou à Auschwitz.
Chaque année, les dirigeants occidentaux
vont à Auschwitz comme à Canossa pleurer
en chœur sur leur échec historique à
protéger les juifs, et jurent obéissance
éternelle aux juifs. C’est l’un des
rites religieux les plus importants de
notre époque, l’Anneau unique auquel ils
doivent se soumettre, un rite instauré
en 2001, lorsque l’empire
judéo-américain avait atteint le point
culminant de son pouvoir. Le dirigeant
russe y avait dûment assisté jusqu’ici.
Cette année, ils vont devoir se passer
de lui. Les ministres israéliens ont
déjà fait connaître leur profonde
déception car c’est l’Armée Rouge qui
avait sauvé les juifs à Auschwitz, après
tout. L’absence de la Russie va faire du
H’Day mémoriel une kermesse paroissiale,
réservée aux Occidentaux. Pire encore,
la place de la Russie sera prise par
l’Ukraine, gouvernée par les héritiers
nullement repentis de Bandera, la
créature d’Hitler.
Cela survient après la manif pour
Charlie, également boudée par la Russie.
L’Occident avait laissé entendre que les
péchés de la Russie lui seraient
pardonnés, jusqu’à un certain point, si
elle rejoignait, d’abord la manif, puis
la coalition anti-terroriste programmée,
mais la Russie n’a pas mordu à l’appât.
C’était un changement d’humeur voyant,
car jusque-là, les dirigeants russes se
précipitaient pour participer aux
célébrations unitaires et votaient les
résolutions sponsorisées par l’Occident.
Poutine avait pleinement soutenu la
guerre de Bush contre le terrorisme à
l’ONU, en paroles et sur le terrain.
Pas plus tard qu’en 2011, la Russie
avait encore embrayé, pour les sanctions
contre la Corée du nord et contre
l’Iran. Et, pour les convocations aux
manifs, on pouvait toujours compter sur
la Russie. Cette fois ci, les Russes ne
sont pas venus, le ministre des Affaires
étrangères Lavrov a tout juste fait acte
de présence. Cet indomptable successeur
de Mr.Niet a quitté les lieux presque
aussitôt et s’en est allé prier à
l’église russe, dans une sorte de
contre-manifestation, contre Charlie. En
allant à l’église, il proclamait qu’il
n’est pas Charlie.
En effet, Charlie Hebdo était
explicitement antichrétien (et le reste
probablement), tout autant
qu’antimusulman. On trouve dans ses
pages certains dessins parfaitement
odieux contre la Sainte Vierge et pour
le Christ, pour le pape et pour l’Eglise
(bizarre, ils n’offensent jamais les
juifs).
Un bloggueur russe qui découvrait
l'existence de ce périodique a écrit sur
son site : « j’ai honte que ces bâtards
se soient fait descendre par des
musulmans et pas par des chrétiens »
C’était le sentiment général à Moscou,
ces jours-ci. Les Russes ne pouvaient
pas croire que ce torchon ordurier ait
pu paraître et être défendu comme
exemple de liberté d’expression. Et une
manifestation contre Charlie a été
envisagée, mais le maire de Moscou l’a
interdite.
Rappelez-vous, il y a quelques années,
les Pussy Riot avaient profané l’église
Saint-Sauveur à Moscou comme les Femen
l’ont fait dans plusieurs grandes
cathédrales européennes, de Notre-Dame
de Paris à Strasbourg. Le gouvernement
russe n’a pas attendu que la justice
populaire s’abatte sur les viragos, mais
les a expédiées en prison pour deux ans.
Au même moment la législation pénale a
été modifiée pour inclure le sacrilège
parmi les délits ordinaires, avec
l’assentiment général. Les Russes
tiennent à leur foi bien plus fermement
que ne le voudraient les dirigeants de
l’UE.
Dans la France de Charlie, le régime de
Hollande a contraint le peuple rétif à
accepter la loi sur le mariage gay,
malgré des manifestations monstres de
catholiques. Les Femen souillant les
églises n’ont jamais été punies, mais un
bedeau qui avait essayé de les en
empêcher a été lourdement pénalisé. La
France a une longue tradition
anti-chrétienne, généralement décrite en
termes de laïcité, et sa grande
coalition contre l’Eglise, d’athées, de
huguenots et de juifs s’est constituée à
l’époque de l’Affaire Dreyfus. C’est
pourquoi l’escapade de Lavrov à l’église
a bel et bien constitué une
contre-manifestation, qui proclamait :
la Russie est avec le Christ, et la
Russie n’est pas contre les musulmans.
Tandis que le régime occidental actuel
est anti-chrétien et antimusulman, il
est pro-juif à un degré qui défie toute
explication rationnelle. La France a
envoyé des milliers de soldats et de
policiers pour défendre les institutions
juives, alors que cette dévotion dresse
ses voisins contre elle. Tandis que
Charlie est encensé parce qu’il insulte
chrétiens et musulmans, Dieudonné a été
mis en garde à vue (juste une journée,
mais en fanfare) parce qu’il dérange les
juifs. Ce deux-poids deux-mesures
aggrave les choses ; dans les tribunaux,
on se gausse des musulmans quand ils
portaient plainte contre les dessins les
plus vils de Charlie, mais les juifs
gagnent presque toujours quand ils
portent plainte contre ceux qui les
dénigrent. J’ajoute que moi aussi, j’ai
été poursuivi par la LICRA, l’organe de
répression juif, tandis que mon éditeur
se voyait dépouillé par leurs attaques
en justice.
Les Russes ne comprennent pas
l’infatuation occidentale autour des
juifs, parce que les juifs russes ont
été assimilés et bien intégrés à la
collectivité. La rengaine de
l’Holocauste n’est nullement populaire
en Russie pour une bonne raison :
tellement de Russes de toute origine
ethnique ont perdu la vie dans la
guerre, qu’il n’y a aucune raison de
traiter les juifs comme des êtres à
part, des victimes suprêmes. Ils sont
des millions, ceux qui sont tombés au
siège de Leningrad, le Belarus a perdu
un quart de sa population. Et surtout,
les Russes n’éprouvent aucune
culpabilité envers les juifs : ils les
ont traités honnêtement, et les ont
sauvés des nazis. Pour eux l’Holocaust
Story est un produit occidental, aussi
étranger que le refrain « Je suis
Charlie ». Et ils ne voient aucune
raison de cultiver la chose, alors que
la Russie prend ses distances du
consensus occidental.
Ce qui ne signifie pas que les juifs
soient discriminés en Russie. Les juifs
de Russie s’en sortent très bien, merci
pour eux, et sans avoir besoin de la
religion de l’Holocauste : ils occupent
les plus hautes positions sur l’échelle
de Forbes, dans les listes des riches de
Russie, avec un capital collectif de 122
milliards de dollars, tandis que les
Russes ethniques riches arrivent à 165
milliards, selon cette même source de
propriété juive. Les juifs gèrent les
shows médiatiques les plus acclamés aux
heures de grande audience sur la
télévision d’État ; ils publient des
journaux, et ils ont un accès total et
sans limite à Poutine et à ses ministres
; en général les portes s’ouvrent devant
eux dès qu’ils réclament un lopin de
terre pour leurs projets communautaires.
Et la propagande antisémite est punie
par la loi, comme la discrimination
antichrétienne ou antimusulmane, encore
plus sévèrement, d’ailleurs. Mais il
demeure impossible d’imaginer un
journaliste russe mis à la porte comme
Jim Clancy, le pilier de CNN, ou encore
Tim Willcox, de la BBC, pour avoir
choqué un juif ou dit du mal d’Israël.
La Russie préserve son pluralisme, sa
diversité et sa liberté d’opinion. Les
médias russes pro-occidentaux, tel
Novaya Gazeta de l’oligarche Lebedev,
propriétaire du quotidien britannique
The Independent, fait sien le slogan «
Je suis Charlie » et disserte sur
l’Holocauste, tout en exigeant que la
Crimée soit rendue à l’Ukraine. Mais la
vaste majorité des Russes soutient son
président, et son choix de civilisation.
Celui-ci l’a fait connaître en allant à
la messe de minuit dans une petite
église de village dans une province
reculée, pour être au milieu des
orphelins et réfugiés d’Ukraine. Et il
l’a fait connaître, son choix de
civilisation, en refusant d’aller à
Auschwitz.
2
La Russie n’est pas sortie des rails
facilement ni volontairement. Poutine a
essayé d’attirer l’Occident dans sa
logique sur plusieurs terrains : les JO,
la confrontation en Syrie, la politique
du gender, la frontière géorgienne, et
même les sanctions liées à la Crimée. La
guerre économique ouverte a été la
nouvelle donne. La Russie s’est sentie
attaquée par la chute des prix du
pétrole, les convulsions du rouble, la
dégradation du crédit. Tous ces
détraquements sont considérés comme une
ouverture des hostilités, bien plus que
comme le résultat de la « main cachée du
marché ».
Les Russes adorent les théories
complotistes, comme le faisait remarquer
James Bond. Ils ne croient pas au
hasard, aux coïncidences ou aux
accidents naturels, et sont portés à
considérer que toute chute d’une
météorite ou tremblement de terre sont
le résultat de manigances américaines, à
plus forte raison s’agissant de la chute
d’une chute du taux de change entre le
rouble et le dollar. Ils pourraient bien
avoir raison d’ailleurs, même s’il n’est
pas facile de le prouver.
Au sujet de la chute du prix du pétrole,
tout est possible. Les uns disent que
cette action des Saoudiens vise les
firmes américaines du gaz de schiste, ou
bien, version alternative, que c’est un
complot américano-saoudien contre la
Russie. Cependant, le prix du pétrole ne
dépend pas du rapport entre l’offre et
la demande, mais d’instruments
financiers, des contrats à terme et des
produits dérivés. Ce terrain virtuel de
rencontre de l’offre et de la demande
est bien plus vaste que l’autre. Quand
les fonds d’investissement spéculatifs
ont cessé d’acheter du pétrole futur, la
retombée des prix est devenue
inévitable, mais les fonds étaient-ils
pilotés par les politiciens, ou bien
ont-ils agi de la sorte parce que
l’offre quantitative disparaissait ?
La chute brutale du rouble pourrait être
liée à la baisse des prix du pétrole,
mais pas nécessairement. Le rouble
n’intervient pas dans la formation du
prix du pétrole. Il pourrait s’agir de
l’action d’une très grosse institution
financière. Soros a cassé la livre
anglaise en 1991 ; les Coréens ont
gagné, le bath thai et le ringgit
malaisien ont subi la même dégringolade
en 1998. Dans chaque cas, le pays
attaqué a perdu environ 40% de son PIB.
Il est possible que la Russie ait été
attaquée par des armes financières
maniées depuis New York.
Les sanctions européennes punitives ont
interdit l’accès au crédit à long terme
bon marché aux firmes russes. L’État
russe n’a pas besoin d’emprunter, mais
les firmes russes si. La combinaison de
ces facteurs a fait les poches aux
Russes. C’est pour des raisons
politiques que les agences de notation
ont continué à dégrader le rang de la
Russie au plus bas niveau à ce qu’on m’a
dit. En se retrouvant privées de crédit,
les firmes d’État ont commencé à stocker
des dollars afin de payer leurs dettes
plus tard, puisqu’elles se trouvaient
entravées pour convertir leurs énormes
profits en roubles, comme elles le
faisaient jusqu’à présent. Le rouble a
chuté de façon drastique, probablement
bien plus qu’il n’aurait dû le faire.
Ce ne sont pas là des sanctions en
piqûre d’épingle contre les amis de
Poutine. C’est une guerre ouvertement
déclarée. Si ceux qui l’ont lancée
espéraient que les Russes en
deviendraient enragés contre Poutine,
ils ont mal calculé leur coup. Le public
russe est furieux contre les
organisateurs américains de la guerre
économique, mais non contre leur propre
gouvernement. L’opposition
pro-occidentale a tenté d’organiser des
manifestations contre Poutine, mais très
peu de gens ont accouru.
Les Russes ordinaires continent à
prendre la chose froidement. Ils
n’avaient pas souffert des sanctions
jusqu’à ce que le rouble dégringole, et
même à ce moment c’est plutôt la folie
des achats qui les a saisis, plutôt que
la hargne contestataire. Face à leur
monnaie s’amenuisant comme peau de
chagrin, ils n’ont pas acheté du sel et
du sucre, comme leurs grands-parents en
papreille circonstances. Leur cri de
guerre contre l’accaparement c’était : «
ne prenez pas plus deux voitures Lexus
par foyer, laissez-en pour les autres !
»
Peut-être que les financiers invisibles
sont allés trop loin. Au lieu de se
sentir intimidés, les Russes se
préparent pour une vraie guerre longue,
comme leurs aïeux en ont livré, et
gagné. C’est qu’ils n’ont pas le choix :
les US insistent pour dire que la Russie
devrait se joindre à leur « guerre
contre le terrorisme », mais
n’envisagent même pas de renoncer aux
sanctions.
Les Russes ne savent pas comment réagir
à une attaque financière. Sans prendre
des mesures restrictives sur les
mouvements de capitaux, la Russie ne
s’en sortira pas. La Banque centrale et
les agents du Trésor sont des
monétaristes stricts ; pour eux, mettre
des entraves au capital est un anathème.
Comme Poutine est lui-même un libéral,
apparemment il leur fait confiance ;
mais la fuite des capitaux a pris des
proportions énormes. Tant que la Russie
ne mettra pas en pratique les mesures
essayées par Mohammad Mahathir de
Malaisie avec succès, cela continuera.
Pour l’instant, nous ne voyons pas de
signe annonciateur de changement.
Cela pourrait pousser Poutine à avancer
ses pions en Ukraine. Si les Russes ne
savent pas comment gérer les contrats à
terme et les produits dérivés, ils sont
experts en matière de mouvements de
blindés et en batailles de tanks. Kiev
aussi veut la bagarre, apparemment
encouragée par les néo-cons américains.
Il se peut que les US y gagnent tout
autre chose que ce qu’ils négociaient en
Ukraine. On peut être certain que les
Russes ne soutiendront pas la croisade
de l’OTAN au Moyen Orient, parce que
cette action militaire a été préparée
lors de la manif pour Charlie à Paris.
On est loin d’y voir clair dans la
tuerie des caricaturistes de Charlie,
mais tant Paris que Washington tentent
de s’en servir pour rallumer la guerre
au Moyen Orient. Cette fois-ci, la
Russie sera dans l’opposition, et
utilisera probablement l’occasion pour
sortir de l’impasse ukrainienne
inconfortable. Tout cela pour dire que
le camp de la paix au Moyen Orient tient
une bonne raison de soutenir la Russie.
Traduction : Maria Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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