Opinion
Ils se sont parlé !
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Lundi 10 juillet 2017
Leur rencontre,
tellement attendue, a été bien plus
riche que tout ce que les uns ou les
autres avaient pu prédire. L’anxiété
était à son comble, et les attentes
aussi basses qu’un lourd plafond de
nuages juste avant l’orage, d’autant
plus que Trump venait de passer par
Varsovie, où il avait docilement repris
les platitudes de la Guerre froide
dictées par ses mentors. Il avait été
expédié à Hambourg par l’establishment
de Washington avec toutes les mises en
garde de rigueur pour une novice au
couvent à la veille d’une rencontre
regrettable mais inévitable avec un don
Juan. Ils ne faisaient pas confiance à
un pareil débutant, et insistaient : il
ne devait parler à Vlad que sous bonne
garde, en présence d’adultes
responsables tels tante Fiona Hill
(conseillère de Theresa May) ou oncle
H.R. McMaster (conseiller à la sécurité
nationale US), tous deux bien connus
pour leur aversion envers les Russes. Ils l’avaient
prévenu que, à deux pas d’une frappe
nucléaire, toute autre réaction serait
considérée une trahison envers la « Cité
étincelante sur une colline » de Ronald
Reagan. Chaque néocon et fanatique de la
Guerre froide en Occident y était allé
d’un petit avertissement au président :
comment faire pour humilier Poutine et
le remettre à sa place, plus bas que
terre. En fait ils ne l'avaient pas
autorisé à avoir une vraie rencontre
avec Poutine, en lui bricolant un ordre
du jour minutieusement surchargé, avec
des conseillers et des ministres, et le
tout ne devait pas prendre plus de
quelques journées, format Camp David ou
approchant. Et ils ont profondément raté
leur coup.
La rencontre en
marge du G20 était devenue le centre de
tout, le G20 est devenu un rassemblement
en marge du sommet Trump Poutine. Aucune
pause, à partir du moment où ils se sont
rencontrés : une grande sympathie
réciproque se trahissait dans chacun de
leurs sourires. Au début, Poutine était
plutôt réservé ; il s’était endurci
d’avance en cas de rejet, d’affront,
toujours possible, et même d’insulte.
Mais Trump a su le mettre à l’aise avec
tact.
A la place de la
demi-heure prévue, ils sont restés à
parler pendant deux heures ; même la
tentative de la femme de Trump pour
remettre le grappin sur son mari n’a pas
été couronnée de succès. Ils ne
pouvaient pas s’arracher l’un à l’autre,
c’est tout. Après quelques mois de
séparation forcée par l’action des
duègnes auto-désignées, ils étaient là,
ensemble, comme deux compères, à la fin.
Les médias
occidentaux, mettant en œuvre tous leurs
maléfices pour empoisonner le courant
entre les deux hommes, ont parlé de
victoire de Poutine, les Russes sont
devenus « les patrons », le chien qui a
le dessus. Réaction typique, celle du
Centre pour le Progrès de l’Amérique
(Center for American Progress Action
Fund), qui a déclaré que Trump s’était
« tout simplement couché devant la
Russie, unilatéralement ». Ils
espéraient que Trump le vaniteux serait
vexé d’être dépassé par Vlad. Nous
n’allons pas nous joindre à leurs
légions en concédant la victoire à
Poutine. Ils ont gagné tous les deux, et
c’est nous qui y avons gagné, avec eux.
D’un tel évènement,
il est difficile d’attendre des
résultats tangibles. Ces choses-là
prennent plus de temps. Si cela a créé
les conditions pour du travail à deux,
cela devrait suffire. Et même à ce
niveau, il y a eu des avancées notoires.
Je me permets de
vous suggérer de voir le film d’Oliver
Stone « Conversations avec Mr.
Poutine », un film long mais qui ne vous
décevra pas, comme préambule aux
rapports sur la rencontre historique.
Dans le film, Oliver Stone pose des
questions à Poutine sur les accusations
d’ingérence cybernétique dans les
élections US, et Poutine lui donne une
réponse complète et explicite. Il dit
qu’il avait offert à Obama un traité sur
la cybersécurité, décrivant précisément
ce que les Etats peuvent et ne peuvent
pas se faire les uns aux autres dans le
cyber espace.
Obama n’a pas saisi
la balle au bond, parce que les US
croyaient avoir une grande supériorité
sur le terrain, et ne voulaient pas se
priver de leur avantage. « Selon les
déclarations au gouvernement US d’un
officier d’intelligence à la retraite,
l’administration US avait pénétré le
réseau électrique russe, leurs réseaux
de télécommunication et les systèmes de
commande du Kremlin. Le piratage présumé
signifiait que des parts critiques des
infrastructures russes étaient dès à
présent vulnérables à une attaque par
des cyber-armes secrètes américaines »,
selon l’agence de presse australienne.
Certes les
récriminations contre les « piratages
russes » sonnent faux, compte tenu que
la NSA espionne tout le monde dans le
monde entier, y compris la Russie. Des
millions d’appels russes sont
interceptés par les services secrets US
tous les ans, nous a appris Snowden.
L’idée de rédiger et de conclure des
traités interdisant le piratage agressif
arrive au bon moment, c’est une bonne
idée. Lors de la rencontre de Hambourg,
le président Trump en a convenu,et les
présidents ont décidé de nommer une
commission bilatérale pour mettre en
œuvre un projet de traité. Ce sera bon
pour toutes les nations, pas seulement
pour les Russes et les Américains, parce
que la NSA espionne jusqu’aux alliés des
US, comme Mme Merkel en personne.
Le traité
permettrait aussi de gérer des virus
réellement dangereux, comme le Stuxnet
qui a été lancé contre l’Iran, et ses
versions les plus récentes, comme
WannaCry. Julian Assange nous a révélé
l’origine des virus ; ils viennent de
l’arsenal de la NSA, et ils ont déjà
causé des dégâts, depuis les banques
russes jusqu’aux hôpitaux britanniques.
La fabrique de virus de la NSA devrait
être mise sous contrôle grâce au traité.
L’interférence dans
les élections, voilà aussi un autre
sujet abordé par les deux présidents.
Non pas les sottises proférées sur une
interférence russe dans les dernières
élections américaines, mais l’histoire
bien réelle de l’interférence américaine
dans les élections russes, françaises,
et partout ailleurs. Le président Trump
a apparemment approuvé l’idée que cela
devrait relever du traité, et être
interrompu. Les guerriers du froid
étaient alarmés : comment peut-on
comparer l’ingérence russe dans notre
processus démocratique occidental ? Cela
me rappelle une vielle blague juive,
juste avant la Première guerre
mondiale :
- Allez, on va se
faire quelques Turcs !
- Oui mais s’ils
ripostent ?
- Pourquoi
feraient-ils une chose pareille ? On ne
leur a rien fait!
« Comment
pouvez-vous comparer » est une rengaine
de prédilection chez les juifs,
habituellement brandie chaque fois qu’on
compare l’assassinat d’un Juif et
l’assassinat d’un Palestinien. Je n’ai
jamais pu comprendre : s’il n’y a rien à
redire à l’ingérence US dans les
élections russes, pourquoi est-ce que
les Russes ne pourraient pas s’immiscer
dans des élections US ? Peut-être que
les deux présidents se mettront d’accord
pour mettre fin à leurs ingérences, mais
je n’en mettrais pas ma main au feu.
Ils ont fait un pas
un avant sur la Syrie, aussi, en
approuvant l’accord préparé par leurs
équipes à Amman en Jordanie. Pour la
première fois, cet accord contient une
déclaration en faveur de l’intégrité
territoriale d’une Syrie une et
indivisible ; c’est un succès important
pour la Russie. S’il a des suites, cet
accord entraînera un cessez-le-feu au
Sud-Ouest de la Syrie, dans la zone
adjacente à la frontière jordanienne, et
jusqu’à la ligne d’armistice avec
l’Israël sur les hauteurs du Golan.
Dans un élan qui a
surpris, Trump a accepté que la zone
soit patrouillée par la police militaire
russe. Cette suggestion, les Israéliens
l’avaient combattue de toutes leurs
forces. Malgré leurs visites fréquentes
à Moscou, ils ne font confiance qu’aux
US. Il devrait y avoir des troupes
américaines sur le terrain en Syrie, et
il est inacceptable d’avoir des troupes
russes sur nos lignes, disaient les
politiciens israéliens. Si la police
militaire russe vient à patrouiller sur
le terrain, dans la région, les
Israéliens vont devoir avaler une sacrée
couleuvre.
Nuance
supplémentaire : la police militaire
russe en Syrie a un état-major
tchéchène, car ce sont de bons
combattants, musulmans de confession, et
entièrement dévoués au président
Poutine, malgré le fait qu’il les avait
combattus et battus, et a su les ramener
sous la férule du Kremlin. Il y a eu une
époque où les ennemis de la Russie
professaient leur amour pour les
Tchétchènes, mais c’est bien fini.
Maintenant leur dirigeant Ramzan
Kadyrov, jadis rebelle et fils de leur
président rebelle précédent, soutient
ardemment Poutine, et il fait l’objet de
campagnes d’exécration parmi les
libéraux occidentaux autant que chez les
nationalistes russes. L’installation des
Tchétchènes dans la police militaire en
Syrie est un succès de la politique
intérieure de Poutine, particulièrement
significatif à la lumière des derniers
évènements.
Cette semaine, les
autorités russes ont bloqué l’accès
public au site de l’extrême-droite
nationaliste Spoutnik et Pogrome,
comme en rend compte mon perspicace
collègue
Anatoly Karline. Ce
site tirerait son nom des deux seuls
mots russes qui sont entrés dans les
dictionnaires d’anglais, dit-on. Ce sont
des sympathisants des nazis, comme les
nationalistes ukrainiens, et cela n’est
pas populaire du tout en Russie, le pays
qui a porté tout le poids de la guerre
contre les nazis. Leur rédacteur en chef
a publié un édito le 22 juin, disant que
tous les bons Russes s’étaient réjouis
quand les Allemands avaient envahi leur
pays.
Ils sont aussi
extrêmement anti-communistes, et cela
n’est pas non plus un point de vue
populaire en Russie. Ce site a été monté
avec l’aide des services secrets
occidentaux afin de semer la discorde
entre citoyens russes d’origine ethnique
différente, exactement comme la Radio
Liberté financée par les US à l’époque
soviétique, et par les Allemands pendant
la guerre aussi. Ils poussent à
l’hostilité entre Russes et Ukrainiens,
comme entre Russes et Caucasiens.
De façon typique
pour ces organisations politiques,
malgré le nom du site (un « pogrome »,
après tout, c’est un soulèvement contre
les juifs) ils sont tout à fait projuifs
et ce sont des prosionistes fervents.
Autrement, la CIA ne daignerait pas les
soutenir. Mais ils ont toujours quelque
chose à reprocher à Poutine (ils le
détestent), aux Tchétchènes et à leur
dirigeant.
A présent, nous
constatons que Poutine a eu raison
d’encourager les Tchétchènes à se battre
pour la Russie. C’est vraiment une bonne
idée d’utiliser des musulmans sunnites
comme force de police dans cette zone
hautement musulmane et sunnite en
train de se libérer de Daech, et les
Tchéchènes sont réputés être des
combattants féroces auxquels personne
n’a envie de se frotter. Il vaut
vraiment mieux les avoir du côté de
Moscou plutôt que du côté des ennemis,
et c’est vraiment aussi utile que de
bloquer Spoutnik et Pogrome,
toute considération morale mise à part.
Les deux présidents
ont parlé de la Corée du Nord. Il y a
quelques années, les Russes avaient
soutenu les sanctions contre la
République populaire démocratique de
Corée, nom officiel de la Corée du Nord,
et les Américains n’avaient pas eu de
mal à faire passer une résolution pour
le renforcement des sanctions au Conseil
de sécurité. C’est fini. Le mois
dernier, les Russes ont pris un virage
décisif : maintenant ils sont fermement
opposés aux sanctions qui pourraient
étrangler économiquement le pays et
résolument hostiles à toute action
militaire là-bas. La position russe
s’est donc bien rapprochée de celle de
la Corée du Nord, et, étonnamment, elle
est bien plus proche que celle des
Chinois, malgré le fait que le commerce
des Chinois avec la Corée dépasse
largement celui des Russes avec la même
Corée. Si les Américains veulent que les
Nord-Coréens arrêtent leurs essais
nucléaires, a dit Poutine à Trump, ils
devraient arrêter de faire des exercices
militaires d’envergure. Les Russes
veulent aussi encourager le dialogue
entre Coréens du Nord et du Sud. Ce
dialogue avait été très populaire et
productif à une époque, mais les US
s’étaient alors mis à interférer dans
les élections sud-coréennes, et avaient
bloqué les politiciens pro-dialogue.
Mais les dirigeants du Nord aimeraient
que le dialogue reprenne, ils ne perdent
pas de vue la réunification de la Corée.
Les Russes et leurs alliés chinois
s’opposent grandement à l’installation
du système de missiles défensif THAAD en
Corée du Sud.
Sur l’Ukraine, les
deux présidents ont été d’accord pour
instaurer des communications par un
canal bilatéral spécial, entre l’envoyé
spécial des US et son homologue russe.
Ils ont aussi confirmé leur confiance
dans les accords de Minsk, et c’est une
victoire diplomatique importante pour
les Russes. Malheureusement, ces accords
n’ont pas empêché les troupes de Kiev de
bombarder les villes du Donbass.
Bref, Poutine et
Trump se sont débrouillés pour arriver à
leurs fins, contre toute attente. Leurs
victoires immédiates sont certes
modestes, mais ils ont planté le décor
pour des progrès. Les prochaines étapes
dépendront surtout de l’habileté de
Trump pour résister aux pressions, pour
se libérer de ses mentors. C’est le
premier président américain à faire
l’expérience d’attaques médiatiques
aussi constantes, et il tient le coup.
Il semblerait que ses conseillers le
pressent de capituler devant ses ennemis
dans les médias et au Congrès, mais
c’est quelqu’un de têtu. Il a
aussi découvert que Vladimir Poutine
peut être un partenaire et un ami
véritable.
Le monde a bien
changé : dans les années 1980, les
Russes étaient bien contents parce que
leur dirigeant Mikhaïl Gorbatchev avait
rencontré Ronald Reagan et que les
médias occidentaux l'admiraient et
l'encensaient. Ils trouvaient tout à
fait naturel que Gorbatchev admire
Reagan. A l’époque, le soutien
occidental était un vrai atout pour un
homme politique russe. Gorbatchev était
arrivé au pouvoir avec la bénédiction de
Margaret Thatcher.
De nos jours, les
Russes sont contents d’avoir un
dirigeant capable de résister à toutes
les pressions, un chef qui est admiré
pour sa solidité. S’il est détesté en
Occident, ils ont l’impression qu’il
fait quelque chose de bien. Il se
pourrait bien que les médias
occidentaux, s’ils veulent déstabiliser
Poutine, commencent à se répandre en
éloges dithyrambiques.
Israel Shamir
peut être joint à l'adresse adam@israelshamir.net
Traduction: Maria
Poumier
Publication
originale :
The Unz Review.
Le sommaire d'Israël Shamir
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