Opinion
Qui a tué Nemtsov
Israël Shamir
Israël
Adam Shamir
Dimanche 8 mars 2015
C’est fait, les assassins présumés de
Nemstov sont sous les verrous et il
s’agit (prière de marquer une pause
étranglée) de musulmans de Tchéchénie
qui avaient nous dit-on une furieuse
envie de punir l’homme politique
ardemment Je-Suis-Charlie. On ne dispose
pas encore de rapport officiel, mais
c’est la version peu plausible que l’on
répand à Moscou.
Alors, notre 11 septembre à l’échelle
d’un pauvre type ? Certes, l’assassinat
de l’homme politique russe a tout l’air
de sortir du même studio hollywoodien à
gros moyens, qui nous ont servi le 11
septembre et le marathon de Boston, et
Charlie’s tuerie. Ces crimes à New York,
Boston, Paris et maintenant Moscou ont
deux points communs : les musulmans,
dans le rôle d’accusés, et le fait que
personne n’y croit vraiment ; la
défiance s’est répandue comme la poudre,
et s’étend aux détails du récit tels
qu’ils sont publiés.
Ces crimes incontestables ont une autre
qualité commune : un impact visuel
certain. La mort de Nemstov, rien à voir
avec l’échelle des Tours Jumelles, mais
le playboy flamboyant et l’étendard de
l’opposition, deux en un. Une neige
floconneuse épousant chaque dentelle des
ponts sur la Moskva avec en fond, les
dômes polychromes brillamment éclairés
de la cathédrale Saint-Basile, et les
rouges murs crénelés du Kremlin, voilà
pour le décor, impeccable. Six balles,
une voiture blanche, une américaine,
dans laquelle les assassins ont pris la
fuite, et Anna, l’Ukrainienne de
vingt-trois ans, mannequin, s’effondrant
sur la dépouille prostrée de son amant ;
tout ce qu’il faut pour une image
inoubliable, telle que scriptée par
Raymond Chandler, et animée par Howard
Hawks. Quoique peut-être James Cameron,
réalisateur du Titanic, serait été un
meilleur choix encore.
Vous percevez peut-être un soupçon
d’envie, dans ma description. C’est que
Nemstov avait une vie de rêve, et il
aura eu une mort magnifique dans son
timing parfait. A peine diplômé de
physique, la révolution de 1991 l’avait
fait gouverneur d’une ville importante,
vice-premier ministre, candidat à la
présidence et millionnaire en dollars.
Depuis 2000, en politique, sa cote
redescendait à la mesure même des
sommets atteints. Nemstov était
généralement considéré comme celui qui
avait su rendre possible le vaste
pillage de la Russie par les oligarques,
le promoteur de la « privatisation par
le vol ». Version confirmée par le
député Ponomaryev, qui était son ami et
chef de file de l’opposition. Certains
cadres de Boris Eltsine ont gardé des
positions importantes dans la Rssie de
Poutine jusqu’à aujourd’hui, mais
Nemstov n’en faisait pas partie.
Ses tentatives pour être élu maire ou
membre du parlement échouaient toujours.
Il n’avait pas grand-chose à faire, à
part profiter de la vie, courir les
filles, boire et manger, et réchauffer
son ressentiment contre Poutine qu’il
traitait de tous les noms. Cela ne le
rendait nullement amer, mais chaleureux.
A cinquante-cinq ans, c’était un has
been, on n’en attendait plus rien, mais
il allait aux manifs et répétait tous
les jours le même mot d’ordre glauque «
A bas Poutine », en particulier sur les
chaînes financées par les US, et
propriété américaine. Il a été tué un
vendredi soir, et le dimanche il aurait
dû aller à Maryino, un glauque faubourg
de Moscou, pour manifester contre
l’inflation. L’assassinat l’a débarrassé
de cette corvée : il est mort encore
jeune, encore mince et souple, encore
tout à fait joli garçon, dans les bras
d’une poupée exquise.
Sa mort a d’ailleurs sauvé la manif, le
premier rassemblement pro-occidental à
Moscou depuis des mois, qui risquait la
débâcle. On n’attendait pas grand monde,
le mouvement des « blancs » a
pratiquement disparu. Grâce à sa mort,
la manif du dimanche a été annulée, et a
été remplacée par une marche de deuil,
qui attiré quelque cinquante mille
citoyens, nombre respectable. Mais la
marche est restée pacifique, aucune
confrontation violente n’en est sortie.
Les médias occidentaux se sont lancés en
mode piqué à l’unanimité, comme pour
l’affaire du crash de la Malaysian
Airlines. Ils ont accusé Poutine d’avoir
envoyé ses sbires abattre Nemstov parce
qu’il avait peur qu’il lui fasse
ombrage. Mais c’est une histoire qui ne
marche que pour le marché étranger : les
Russes n’auraient jamais cru que Poutine
ait envoyé les tueurs, ce n’est pas son
style. Et Nemstov ne représentait aucune
espèce de menace pour personne. Dans le
pays, les media russes pro-occidentaux
ont dit que Poutine était responsable de
la mort de Nemstov dans la mesure où il
a su faire détester partout la «
cinquième colonne » de l’Occident.
De fait, il y a une véritable haine
réciproque entre les Russes normaux et
l’opposition pro-occidentale. Ces
derniers traitent les premiers de
vermine et de « cous rouges » (vata),
et de façon quelque peu raciste les
qualifient d’espèce différente. Ils
n’ont aucune chance de remporter le
pouvoir par des élections. Ils sont très
utiles à Poutine, car ils solidifient le
soutien populaire, avec leur mépris. Il
le sait, et ce n’est pas lui qui ferait
flinguer des rabatteurs aussi utiles.
Beaucoup de Russes croient, sur la base
du cui bono (« à qui profite le crime ?
») que le meurtre de Nemstov a été
ordonné par des concurrents au sein de
l’opposition, tels que M. Khodorkovsy,
oligarque brutal qui a beaucoup de
cadavres à son acquit et qui a fait neuf
ans de prison. Mais la majorité l’impute
tout simplement aux services secrets
occidentaux, dans la logique de leurs
efforts pour déstabiliser la Russie.
La Russie n’est pas un Etat arabe, mais
les organisateurs de l’assassinat de
Nemstov ont sans doute oublié ce fait
géographique. Pendant le printemps
arabe, le meurtre d’une figure de proue
de l’opposition déclenchait
invariablement un soulèvement populaire
dans la capitale, qui motivait une rude
riposte gouvernementale, plus de sang
versé, puis une condamnation
internationale, et enfin la chute du
gouvernement et l’installation d’un
nouveau pouvoir plus plaisant au regard
des sponsors de la révolution. Cette
routine a été couchée par écrit dans le
manuel de Gene Sharp, l’homme avisé de
la NED (New Endowment for Democracy),
branche semi-clandestine des
renseignements US chargés de gérer les «
révolutions de couleur. »
Mais vous ne pouvez pas toujours vous
reposer sur la générosité d’un
gouvernement, aussi oppressif soit-il,
pour qu’il fasse abattre juste la
personne qu’il faut, au bon endroit, au
bon moment. C’est pourquoi les « forces
obscures » qui sont derrière les
révolutions préfèrent mener l’opération
elles-mêmes, et les imputer au
gouvernement. C’est ce qu’on appelle la
« routine du sacrifice ». L’année
dernière en Ukraine, une variante
améliorée du scénario a été activée,
avec la douzaine d’activistes descendus
par de mystérieux snipers. Les snipers
ont disparu, mais la condamnation
internationale a débouché sur la fuite
du président, et le coup d’Etat qui a
mis en place un régime nationaliste
pro-occidental.
Les Russes ont compris le schéma.
Pendant la vague de turbulences de 2011,
le gouvernement a pris soin de ne pas
créer de martyrs, et la foule
révolutionnaire était assez timide pour
jouer le jeu. Maintenant, en 2015, il
n’y avait pas de raison visible de se
faire du souci. La vaste majorité (86%)
des Russes soutient le président, tandis
que l’opposition pro-occidentale a
rétréci. Les militants étaient feignants
et cupides, ont dit les émissaires de
l’Ouest. Ils étaient en colère parce que
les dirigeants de l’opposition ne se
démenaient pas assez pour déboulonner
Poutine. Vous ne crachez pas sur nos
cookies, vous pourriez bien bosser un
peu pour nous, au moins, auraient dit
les agents du Département d’Etat en
poste à Moscou. Une déclaration de John
Tefft, l’ambassadeur US en Russie, une
semaine avant le meurtre, a été
largement citée et reprise : « Messieurs
Navalny et Nemmtsov vont faire une
grande contribution à notre cause dans
un futur tout proche ». M. Alexei
Navalny, le dirigeant le plus visible
dans l’opposition, a préféré éviter de «
faire une contribution » en se faisant
embastiller lui-même pour un petit
délit, pendant la semaine cruciale en
question. Les gens disent qu’il avait
peut-être capté le traquenard.
Quoi qu’il en soit, tandis que la
veillée et les funérailles n’ont en rien
troublé la paix, la marche n’a pas
débouché sur une place Maïdan ou Tahrir,
et BHL n’a pas atterri en fanfare sur la
Place Rouge. Le gouvernement de Poutine
a gardé son sang-froid. Pendant huit
longues journées la police russe a
cherché les meurtriers, et pendant ce
temps, les cadres de Eltsine, les gens
des années 1990, se sont jetés sur
Poutine, dans le pays, tandis que les
médias et représentants officiels de
l’Ouest faisaient de même à l’extérieur.
Le président Poutine n’est pas un Gengis
Khan, c’est un bloc, un mur de la non
confrontation ; sa grande ambition,
c’est de vivre en paix et en harmonie
avec l’Occident tout en défendant les
intérêts vitaux de la Russie, ceci dans
le respect des richesses et des valeurs
de la Russie. Il veut en outre être
accepté comme un égal parmi les grands
de ce monde, de l’Est comme de l’Ouest.
Son désir d’être populaire et accepté à
l’étranger n’a jamais atteint les
extrémités maladives d’un Gorbatchev ou
d’un Anouar al Sadate, mais il était
indigné de découvrir que le public
occidental était persuadé qu’il avait
personnellement refroidi Nemstov, depuis
la fenêtre de sa chambre à coucher au
Kremlin, pour le plaisir. Or, si l’on
découvrait que les assassins de Nemstov
avaient reçu leur feuille de route d’une
Victoria Nuland quelconque, cela ne
mobiliserait personne en Occident.
« Les extrémistes musulmans » sont donc
tout indiqués pour porter le chapeau,
personne n’y verra d’objection. S’ils
ont descendu des caricaturistes à Paris
et fait tomber les Tours à New York, ils
ont bien pu descendre un politicien de
deuxième ordre à Moscou. Edouard Limonov,
le visionnaire, écrivain et
révolutionnaire, avait prédit ce choix
dès le 3 mars. « L’administration russe
préfèrerait que ce soit un extrémiste
islamique qui ait fait le coup". C’est
hautement improbable, mais cette version
lui permettrait de se rapprocher de
l’Occident. Les extrémistes islamiques
sont un excellent ennemi commun. La
Russie veut se rapprocher de l’Occident
tout en préservant sa propre dignité.
Quoi de mieux pour cela que le cadavre
encore chaud d’une victime commune
abattue par un ennemi commun ?
Cette version n’est pas complètement
délirante : l’opposition libérale
pro-occidentale est islamophobe et
sioniste. M. Nemstov faisait l’affaire :
il détestait les « faces de citron »,
s’était exprimé en faveur de Charlie,
avait applaudi au bombardement de Gaza
par Israël, et il avait une adorable
vieille mère juive. Dans son dernier
texte, il parlait du FBI russe en termes
de gens « puants » et suggéraient qu’ils
feraient bien d’aller combattre les
terroristes islamiques tchétchènes au
lieu de casser les pieds aux libéraux ;
très macho, ils décrivait le parti de
Poutine en terme de « bougrerie » dans
son interview.
Nemstov n’était pas pire qu’aucun autre
dirigeant de l’opposition libérale
russe. Khodorkovsky (désormais
dirigeant) a appelé chaque journal russe
à imprimer une caricature du Prophète
par jour ; Ganapolsky, de l’Echo de
Moscou, a qualifié les musulmans de «
non humains » ; Makarevitch, le
porte-parole de l’opposition, est allé
en Israël soutenir Liberman, le
nationaliste juif d’extrême-droite ;
Julia Latynina a béni les canons juifs
qui ont détruit la vermine arabe de
Gaza. Il fallait bien que quelqu’un
entonne le couplet des « fanatiques
musulmans » à propos de Nemstov, quand
même.
Beaucoup de gens mettent en doute cette
version. Est-ce que ce sont des
combattants pour la vérité pour autant ?
Les « truthers » ne sont plus une petite
secte : désormais tout monde se méfie de
ce qu’on nous dit, on ne croit plus les
images qu’on nous montre, et on rejette
massivement les explications qu’on nous
donne. Mais les « Truthers » russes sont
encensés par les médias occidentaux qui
ont une peur panique des mêmes en
Occident. Vladimir Milov, opposant très
en vue, a mis en cause les détails de
l’assassinat de Nemstov de façon tout à
fait semblable à ce qu’on fait les
Truthers pour Charlie ou pour l’histoire
du Marathon de Boston. Et il est arrivé
à la même conclusion qu’eux ; les
meurtres ont été exécutés par des
Services secrets. Mais dans une
interview sur CNN, Christiane Amanpour
appelle le politicien Sergueï Markov «
conspirationniste » par ce qu’il refuse
d’accepter la version des truthers
russes. Bref, votre combattant pour la
liberté est mon terroriste, et votre
version officielle est ma théorie
conspirationniste.
La mort de Nemtsov aura-t-elle un impact
sur les événements à venir en Russie ?
il est plausible que Poutine va tenter
d’être plus accommodant envers
l’Occident et envers le régime de Kiev.
Les Russes redoutent que le parti
pro-occidental néo-libéral retrouve les
positions qu’il avait perdues après
2000, et indiscutablement, Nemtsov va
leur être bien plus utile mort que vif.
Traduction : Maria Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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