Monde
Obama au Japon
Israël Adam Shamir
Jeudi 2 juin 2016
Je
suis arrivé au Japon au moment des
préparatifs pour la visite d’Obama,
quand les ministres des Affaires
étrangères du G7 se sont retrouvés à
Hiroshima, avec à leur tête le
Secrétaire d’Etat US John Kerry. Il
devrait présenter des excuses, disaient
les gens. Mais ne me dites pas que vous
avez pensé que Kerry demanderait pardon
pour avoir pulvérisé une ville entière:
Obama non plus n’en a rien fait. Les
Américains ne demandent jamais pardon,
ne rêvez pas. L’amour, c’est quand on
n’a jamais besoin de s’excuser, et ils
éprouvent de l’amour pour le reste du
monde. Autrement, pourquoi ces étreintes
si étouffantes, et cette envie si
intense de possession ?
En fait, je n’aime pas les
excuses. Les juifs n’ont pas demandé aux
Allemands de s’excuser, ils ont demandé
du liquide. Les Allemands avaient honte,
au demeurant, de payer autant. Les
Arméniens ont essayé de piéger les Turcs
en leur demandant des excuses, dans
l’espoir que cela entraînerait des
redevances, mais les Turcs les ont vus
venir, et ont préféré ne pas s’excuser.
Les Américains, c’est bien connu, n’ont
jamais présenté d’excuses aux
Vietnamiens pour l’invasion et la
destruction de leur pays.
Cela n’est arrivé qu’une fois, et
j’ai vu le document qui en fait foi à
Pyongyang. Lyndon B. Johnson s’était
excusé d’avoir envoyé le navire espion
Pueblo dans les eaux territoriales
nord-coréennes, et il s’en mordait
certainement les doigts.
En guise d’excuses, Obama aurait
pu retirer les troupes d’occupation US
du sol japonais, mais il n’en a rien
fait. Soixante-dix ans après la guerre ,
les troupes US sont partout, en
Allemagne, au Japon, en Irak et à
Guantanamo. Donald Trump ne s’excuserait
pas plus, mais il y a des raisons
d’espérer qu’il ramènerait les meutes à
la niche, et c’est plus important qu’un
millier d’excuses.
Obama comme Kerry avant lui a
parlé d’Hiroshima comme d’une ville
bombardée, impersonnellement, comme s’il
s’agissait d’un fait de nature, et il a
décrit la Corée du nord comme une menace
pour la paix. On pourrait croire que ce
sont les Coréens qui avaient bombardé
Hiroshima. Il a asséné qu’il y avait eu
cent mille Japonais, hommes, femmes et
enfants victimes, et une douzaine de
prisonniers américains, comme si ces
chiffres étaient comparables. Il a
appelé à l’élimination des armes
nucléaires alors qu’il est en train de
créer toute la nouvelle génération des
armes nucléaires. Il a condamné le
penchant japonais pour la domination
tout en renforçant l’hégémonie US dans
le monde entier, depuis la Syrie
jusqu’au Venezuela et jusqu’en mer de
Chine.
Point d’excuses, donc, mais
toujours la ritournelle de leur bon
droit. J’adorerais voir Obama jouer
Tartuffe, le rôle est inné, chez lui.
Pour bien des Japonais, cette
visite ajoute l’insulte aux blessures,
car ces habitants des îles abhorrent les
noirs plus qu’aucun sorcier du Ku Klux
Klan. J’ai été expulsé de l’appartement
que je louais à Tokyo simplement pour
avoir invité un étudiant noir chez moi,
et ma propriétaire ne pouvait pas
s’arrêter de hurler que je l’avais
insultée ainsi que ses ancêtres.
Hiroshima, ce n’est pas joli.
C’est tellement années soixante, une
belle époque pour l’esprit humain mais
une catastrophe pour l’architecture. Je
suis sûr que vous en avez visité, de ces
villes, ou même habité, parce qu’il en a
été construit sur toute la planète, de
l’Angleterre à la Russie, des US en
Israël, de la Suède à la France, de ces
blocs de béton gris sans âme. Au Japon,
des endroits comme cela ne sont pas
fréquents, car malgré la terrible
dévastation de la guerre, le pays a su
préserver sa beauté et son caractère
unique. Hiroshima était une très belle
ville, avant la bombe A. Mais je ne veux
pas en rajouter dans le macabre
cauchemar de cette arme nucléaire, parce
que les Américains ont brûlé vifs encore
plus de gens, chez eux, à Dresde ou à
Tokyo, encore plus qu’à Hiroshima.
Il est là, le véritable
holocauste des années 1940, avec toute
cette chair humaine brûlée, alors que
l’holocauste juif a été instauré à la
fin des années soixante précisément pour
occulter la chose. Moi, enfant du baby
boom, j’ai grandi dans un monde où on
pleurait sur Hiroshima, qui était le
sujet de multiples films et rappels, et
je n’avais pas entendu parler
d’Auschwitz. C’était un monde meilleur,
pas seulement parce que j’étais plus
jeune, mais parce qu’il y avait plus
d’espoir d’améliorer notre sort, plus
d'espoir en une vie meilleure. Quand
Auschwitz s’est mis à occulter
Hiroshima, l’espoir a été vaincu par
l’indifférence, puis remplacé par le
désespoir. Maintenant on n’entend plus
guère parler d’Hiroshima, même pas au
Japon, où il paraît que le quart de la
jeunesse environ croit que ce sont les
Russes qui avaient lancé la bombe A.
C’est ce qu’on dit, même si je
n’ai jamais rencontré de jeunes aussi
ignorants. Mais je comprends
parfaitement qu’un Japonais qui
mentionnerait le rôle des Américains à
Hiroshima verrait sa carrière
immédiatement brisée ;
il se verrait enfermé dans la catégorie
des militaristes nationalistes, des
disciples de Yukio Mishima, ou pire. Les
Japonais sont extrêmement circonspects ;
ils ne prennent jamais la parole quand
ce n’est pas leur tour, ils ne disent
rien qui ne soit d’abord approuvé par
leurs anciens. Au temps des samouraïs,
les Japonais imprudents se retrouvaient
en face de leur Créateur très tôt,
maintenant on vous coupe votre carrière
plus souvent que le cou.
Hiroshima et l’occupation de
MacArthur, c’est un jalon qui sépare les
deux étapes de la colonisation US du
Japon. Au début, il y avait eu les
vaisseaux noirs de Commodore Perry
entrant dans la baie d’Edo le 8 juillet
1853.Avant cela, le Japon était une
Belle au bois dormant refermée sur son
propre univers, on y faisait de la
musique importée de la Chine Tang au 7°
siècle, alors que les Chinois l’avaient
complètement oubliée depuis longtemps.
On y jouait le théâtre Nô rituel et on
composait des haïkus en contemplant le
sakura.
Les Américains ont brutalement
réveillé la Belle, et elle a manifesté
sa mauvaise humeur en se modernisant en
vitesse et en imitant ses tuteurs
occidentaux, en faisant main basse sur
des colonies, en Corée, en Malaisie, au
Viet Nam, à Formose, en écrasant la
flotte US et en répandant partout ses
propres colons.
Après la défaite de 1945, la
destruction du Japon s’est accélérée.
Aucune nation ne peut survivre à des
bombardements aériens en série :
pour plusieurs générations, le peuple
restera l’ombre de lui-même. C’est pour
cela qu’ils bombardent toujours avant
d’occuper, que ce soit au Japon, en
Irak, en Corée ou au Viet Nam. Ils s’en
prennent à l’esprit national, ensuite.
Les occupants ont interdit le film de
Kurosawa La queue du Tigre, qui
reste un film magnifique. Mais les
Japonais, un peuple incroyable, ont
reconstruit leur pays en ruines et l’ont
grandi à nouveau.
L’occupation dure encore :
les splendides îles d’Okinawa sont
devenues des bases militaires US. Il
arrive que des jeunes filles japonaises
soient violées par des soldats US; le
cas le plus récent, de viol avec
meurtre, a eu lieu juste avant l’arrivée
d’Obama. Il y a aussi le viol financier ;
le commerce en yen est l’outil US pour
affaiblir l’économie japonaise et
enrichir les spéculateurs de Wall
Street, et c’est très efficace. IL y a
aussi le viol politique :
les hommes politiques qui aspirent à
l’indépendance se font assassiner,
arrêter pour concussion ou marginaliser.
Il y a le viol culturel :
Les US obligent les Japonais à accepter
des migrants, et à acheter du riz bon
marché à l’étranger, ce qui ruine les
paysans japonais. Les hamburgers et les
pizzas remplacent la cuisine japonaise.
Plus de gens vivent à l’occidentale,
dorment dans des lits, mangent de la
viande, regardent les films
hollywoodiens. Les étrangers
s’infiltrent, quoique moins nombreux que
ne le souhaiterait Washington. Ils
arrivent principalement des pays
voisins, de Taïwan, des Philippines, de
Corée et de Malaisie. Ils épousent des
Japonaises ou restent illégalement, car
il est presque impossible de s’installer
légalement dans le pays. Les Européens
sont rares ;
d’ailleurs le Japon n’est plus à la
mode.
C’est une grande perte :
le Japon est unique et merveilleux.
C’est la seule civilisation alternative
qui soit encore pleinement épanouie de
nos jours. J’ai vécu au Japon trois
années exquises au milieu des années
soixante-dix, quand sa culture était
moins diluée que maintenant. J’ai aimé
dormir sur un tatami recouvert d’un doux
futon, je prenais des petits-déjeuners à
base de riz et d’œuf cru, et les nuits
froides, je me réchauffais avec un furoo
aux eaux presque bouillantes ;
je contemplais les fleurs et j’écrivais
des poèmes.
J’en suis venu à admirer et à
adorer les Japonais, pour leur suprême
honnêteté et leur politesse, pour leur
culture raffinée, pour leurs femmes,
émanation la plus sublime de leur
civilisation, pour leurs enfants bien
élevés, pour leurs coutumes
particulières.
Ils ont moins d’enfants,
maintenant. On peut marcher du matin au
soir dans une grosse ville japonaise
sans croiser un seul enfant. Il y a une
trentaine d’années, quand j’habitais au
Japon, on voyait partout des Japonaises
portant leurs bébés dans le dos. C’est
fini : si vous
voyez quelqu’un porter un enfant, c’est
probablement un étranger qui porte son
enfant sur sa poitrine et qui marche
derrière sa femme. On dit mais je ne
l’ai pas constaté personnellement que
bien des jeunes Japonais renoncent
complètement au mariage et à une vie
sexuelle, préférant le face à face avec
leurs jeux vidéo.
Je suis arrivé avec Kerry plutôt
qu’avec Obama à cause des cerisiers en
fleur, les sakura qui n’attendent pas la
fin mai. Ils ont fleuri début avril,
bien après Pâques pour les Occidentaux,
mais un bon mois avant la Pâque russe
tardive. Je me suis précipité depuis
Moscou, je n’en pouvais plus de la
grisaille infernale du mois de mars
russe, et le Carême durait,
interminable. C’est une saison lugubre
sans neige blanche, sans feuilles
vertes, sans fleurs roses, le soleil
n’arrive pas à forcer les nuages lourds,
les branches nues des arbres ont l’air
de queues de rats brandies.
Le Japon était si différent. A la
vue du premier cerisier en fleur, ma
main a fait involontairement le signe de
croix, comme le font les Russes quand
ils voient une église ou sont témoins
d’un miracle. Ces fleurettes roses sont
un miracle, bien plus qu’un régal
esthétique, elles me ravissaient dans
une exaltation religieuse pleine de
promesses et me comblaient à la fois.
Hélas, au lieu de rester assis
sereinement sur les pelouses pour
observer leurs fleurs, les Japonais
modernes cliquent sur leurs caméras et
smartphones. J’interdirais complètement
la photographie, comme le suggérait
Baudelaire ;
au lieu d’essayer d’emmagasiner des
images nous devrions vivre les choses,
les goûter.
L’époque des sakura me fait
penser au dimanche de Pâques quand les
foules russes se congratulent en criant :
« Christ est
ressuscité ! »
, que c’est la fin du jeûne, que les
portes de l’autel sont grandes ouvertes,
que les prêtres sont en chasuble rouge,
et que la plus belle semaine
ecclésiastique commence, la semaine de
Pâques. C’est la lune de miel après la
nuit de noces anxieuse du samedi saint,
après la longue épreuve du Carême.
Pour les Japonais bénis de Dieu,
cette lune de miel s’installe sans
anxiété, à condition de ne pas tenir
compte des averses. Très fréquentes en
cette saison, elles peuvent gâcher la
floraison, mais cette année, les dieux,
les Kami, ont été bienveillants, et les
sakuras ont pu atteindre leur
stupéfiante perfection sur le Mont
Yoshino.
Et j'ai vu de jeunes Japonais à
l'allure moderne marcher sereinement sur
des lits de braise au son sauvage des
cornemuses autochtones.
Dans les parages j’ai contemplé
les fleurs depuis les bassins de pierre
alimentés aux sources d’eau chaude en
plein air, comme le faisait la cour de
l’empereur Go-Daigo exilé. Le Japon
reste un réservoir d’énergie
spirituelle, malgré le considérable
ramollissement de ces dernières années.
Non loin, le souvenir du prince
Yoshitsune Minamoto reste attaché au
refuge où il se cachait avec Shizuka sa
bien-aimée.
L’histoire du prince Yoshitsune
vaincu est au cœur de la tradition la
plus anti-américaine, plus authentique
encore que le poisson cru, parce que les
Japonais aiment les perdants, tandis que
les Américains ont très peur de se
retrouver perdants. Ivan Morris, un
écrivain anglo-américain, a écrit sur ce
sujet un livre fascinant, l’un des
meilleurs, sur la culture japonaise,
La noblesse de la défaite. Ivan
Morris était parmi les premiers
étrangers à visiter Hiroshima, c’était
un ami proche de Yukio Mishima,
l’écrivain nationaliste japonais qui
voulait mourir pour l’Empereur.
Des Occidentaux comme Ivan
Morris, Arthur Waley, Lafcadio Hearn,
Reginald Horace Blyth, nous ont donné
accès au Japon bien mieux que les noirs
vaisseaux de Commodore Perry. C’est de
cette façon que les différentes contrées
devraient s’ouvrir les unes aux autres :
avec un regard délicat, en préservant
leur personnalité unique, au lieu de les
noyer toutes dans le moule d’une seule
société de consommation.
Il ne reste plus grand-chose de
la variété primaire sur la terre. J’ai
encore été témoin de la différence entre
un Français et un Anglais, comme on la
ressent dans les films des années
soixante. J’ai marché dans la Palestine
en son printemps. J’ai connu la Suède
suédoise. Et j’ai vécu au Japon comme un
Japonais. Désormais les différences ont
été arasées, et c’est une grande perte
pour l’humanité. En fait, la principale
objection que l’on doive faire aux US,
c’est d’être le grand uniformisateur de
la culture mondiale, par l'imposition
d'une couleur unique en lieu et place de
plénitude polychrome. Inutile de
préciser que c’est la culture
américaine, fragile, qui en pâtit le
plus.
Il n’est pas impossible de
renverser la vapeur, de regagner en
variété, et cela dépend dans une grande
mesure de vous autres, les Américains, à
condition que vous le vouliez; car il
semble bien que personne d’autre ne
puisse le faire.
Joindre l'auteur:
adam@israelshamir.net
Original publié par
Unz Review
Traduction :
Maria Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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