Middle East Eye
Comment Israël a fait de la Palestine
la plus grande prison du monde
Ilan Pappé
Un manifestant
palestinien tente de détruire le mur
séparant la ville d’Abu Dis
de
Jérusalem-Est en novembre 2015 (AFP)
Vendredi 15 décembre 2017
Un ouvrage
historique sur l’occupation israélienne
en Cisjordanie et dans la bande de Gaza
décrit les techniques militaires
utilisées pour contrôler la vie des
Palestiniens. La guerre des Six
jours de 1967 entre Israël et les armées
arabes a entraîné l’occupation de la
Cisjordanie et de la bande de Gaza.
Israël a fait
passer cette guerre pour une guerre
fortuite. Mais de nouveaux documents
historiques et minutes d’archives
montrent qu’Israël l’avait, au
contraire, bien préparée.
En 1963, des
personnalités de l’armée, des autorités
judiciaires et civiles israéliennes ont
participé à l’Université hébraïque de
Jérusalem à l’étude d’un plan global de
gestion des territoires qu’Israël allait
occuper quatre ans plus tard et du
million et demi de Palestiniens qui y
vivaient.
Ces recherches
étaient motivées par l’échec d’Israël
dans le traitement des Palestiniens de
Gaza pendant sa courte occupation à
l’occasion de la crise de Suez en 1956.
En mai 1967,
quelques semaines avant la guerre, les
gouverneurs militaires israéliens ont
reçu des instructions légales et
militaires sur la façon de contrôler les
villes et villages palestiniens pour
continuer à transformer la Cisjordanie
et la bande de Gaza en de gigantesques
prisons sous contrôle et surveillance
militaires.
Les colonies, les
points de contrôle et les punitions
collectives faisaient partie de ce plan,
comme le montre l’historien israélien
Ilan Pappé dans
La plus grande prison sur terre :
Une histoire des territoires occupés,
une étude circonstanciée de
l’occupation israélienne.
Publié à l’occasion
du 50ème anniversaire de la guerre de
1967, le livre a été présélectionné pour
le
Palestine Book Awards 2017, un prix
qui sera décerné par Middle East Monitor
à Londres le 24 novembre. Middle East
Eye a interrogé Pappé sur son livre et
sur ce qu’il nous apprend.
* * *
Middle East Eye :
Dans quelle mesure ce livre
s’appuie-t-il sur votre livre précédent,
Le nettoyage ethnique de la Palestine,
qui portait sur la guerre de 1948 ?
Ilan Pappé :
Ce livre est évidemment la suite de mon
livre précédent, Le nettoyage
ethnique, qui décrivait les
événements de 1948. Je vois tout le
projet sioniste comme une structure, pas
seulement comme un événement unique. Une
structure de colonisation par laquelle
un mouvement de colons colonise un pays.
Tant que la colonisation n’est pas
absolue et que la population indigène
résiste à travers un mouvement de
libération nationale, chaque période que
j’étudie n’est qu’une phase de la même
structure.
La plus grande
prison est un livre d’histoire, mais
cette histoire n’est pas finie, nous
sommes toujours dans le même chapitre
historique. D’ailleurs, il y aura
probablement un troisième livre sur les
événements du 21ème siècle et la manière
dont la même idéologie de nettoyage
ethnique et de dépossession est mise en
œuvre dans ce nouveau siècle et celle
dont les Palestiniens s’y opposent.
MEE : Vous
parlez du nettoyage ethnique qui a eu
lieu en juin 1967. Qu’est-il arrivé aux
Palestiniens en Cisjordanie et dans la
bande de Gaza ? En quoi était-ce
différent du nettoyage ethnique de la
guerre de 1948 ?
IP : En
1948, le projet était clairement
d’expulser autant de Palestiniens que
possible d’autant de Palestine que
possible. Les colons croyaient pouvoir
créer en Palestine un espace juif
complètement débarrassé des
Palestiniens. Ils ont presque atteint
leur objectif, comme vous le savez. 80%
des Palestiniens qui vivaient dans ce
qui est devenu l’Etat d’Israël sont
maintenant des réfugiés.
Comme je le montre
dans le livre, il y avait des décideurs
politiques israéliens qui pensaient que
nous pourrions refaire en 1967 ce que
nous avions fait en 1948. Mais la grande
majorité d’entre eux savait que la
guerre de six jours de 1967 était trop
courte. De plus il y avait déjà la
télévision, et il y avait déjà les
réfugiés de 1948.
Donc, je pense que
la stratégie choisie n’a pas été le
nettoyage ethnique comme en 1948. Ils
ont décidé de procéder à ce que
j’appellerais un nettoyage ethnique
progressif. Dans certains cas, ils ont
expulsé des foules de gens comme à
Jéricho, dans la vieille ville de
Jérusalem et autour de Qalqilya. Mais,
le plus souvent, ils ont enfermé les
Palestiniens sur leur propre terre et
sous la botte d’un strict régime
militaire, dans l’idée qu’un siège
serait aussi efficace que des
expulsions.
De 1967 à
aujourd’hui, il y a un nettoyage
ethnique très lent qui s’étend sur une
période de 50 ans, si lent que, parfois,
il peut ne toucher qu’une seule personne
en une seule journée. Mais si on regarde
l’ensemble de la situation de 1967 à
aujourd’hui, on voit qu’il y a des
centaines de milliers de Palestiniens
qui ne sont pas autorisés à retourner en
Cisjordanie ou dans la bande de Gaza.
MEE : Vous
faites la différence entre deux
techniques militaires utilisées par
Israël : le modèle de prison ouverte en
Cisjordanie et le modèle de prison à
sécurité maximale dans la bande de Gaza.
Comment définissez-vous ces deux
modèles ? Les termes que vous employez
sont-ils les termes militaires
officiels ?
IP :
J’utilise ces termes comme des
métaphores pour expliquer les deux
formes de la colonisation qu’Israël fait
subir aux Palestiniens dans les
territoires occupés. J’insiste pour
utiliser ces termes parce que je pense
que la solution à deux États correspond
en fait au modèle de la prison ouverte.
Les Israéliens
contrôlent les territoires occupés
directement ou indirectement, et ils
évitent d’aller dans les villes et
villages palestiniens densément peuplés.
Ils ont morcelé la bande de Gaza en 2005
et ils continuent de morceler la
Cisjordanie. Il y a une Cisjordanie
juive, et une Cisjordanie palestinienne
qui n’a plus de cohérence territoriale.
A Gaza, les
Israéliens sont des gardiens de prison
qui privent les Palestiniens de tout
contact avec le monde extérieur mais qui
n’interfèrent pas avec ce qu’ils font à
l’intérieur.
La Cisjordanie est
une sorte prison à ciel ouvert pour
petits délinquants qui ont le droit de
sortir pour travailler à l’extérieur. Et
même si à l’intérieur il n’y a pas de
graves sévices, cela n’en reste pas
moins une prison. Le président
palestinien Mahmoud Abbas lui-même, s’il
veut passer de la zone B à la zone C,
doit demander aux Israéliens de lui
ouvrir la barrière. Et c’est pour moi
tout un symbole que le président ne
puisse pas se déplacer sans que le
geôlier israélien ouvre sa cage.
Cet état de choses
provoque, bien sûr, des réactions
palestiniennes. Les Palestiniens ne sont
pas passifs et ils n’acceptent pas la
situation. Nous avons eu la première
Intifada et la deuxième Intifada, et
peut-être verrons-nous une troisième
Intifada. Les Israéliens disent aux
Palestiniens avec leur logique de
gardiens de prison : si vous résistez,
nous supprimerons tous vos privilèges,
comme nous le faisons en prison. Vous ne
pourrez pas travailler à l’extérieur.
Vous ne pourrez pas vous déplacer
librement et vous serez puni
collectivement. Les gardiens de prison
utilisent communément la punition
collective comme représailles.
MEE : La
communauté internationale condamne du
bout des lèvres la construction ou
l’expansion des colonies israéliennes
dans les territoires occupés. Elle ne
les considère pas comme une partie
essentielle de la structure coloniale
israélienne comme vous dans le livre.
Comment les colonies israéliennes
ont-elles commencé et leur fondement
est-il rationnel ou religieux ?
IP : Après
1967, il y avait deux cartes des
colonies ou de la colonisation. Il y
avait une carte stratégique conçue par
la gauche en Israël. Et le père de cette
carte était feu Yigal Allon, le
principal stratège qui a travaillé avec
Moshe Dayan en 1967 sur un plan de
contrôle de la Cisjordanie et de la
bande de Gaza. Leur objectif était
stratégique, pas tellement idéologique,
même si, dans leur esprit, la
Cisjordanie appartenait à Israël.
Ils ne voulaient
pas que les Juifs s’installent dans les
zones arabes densément peuplées. Ils
disaient que nous devions nous installer
là où les Palestiniens ne sont pas trop
nombreux. C’est pourquoi, ils ont
commencé avec la vallée du Jourdain
parce que dans la vallée du Jourdain il
y a de petits villages mais le
peuplement n’est pas aussi dense que
dans d’autres parties de Palestine.
Mais ils ont
rencontré un problème : au moment où ils
dessinaient leur carte stratégique, un
nouveau mouvement religieux messianique
est né. Gush Emunim, ce mouvement
religieux national juif, ne voulait pas
s’inspirer de leur carte stratégique
pour implanter des colonies. Ils
voulaient suivre la carte biblique. Ils
pensaient que dans la Bible on trouve le
site exact des anciennes villes juives.
Et selon la carte biblique, les Juifs
devaient s’installer en plein milieu de
Naplouse, Hébron et Bethléem, en plein
milieu des plus importants lieux de vie
palestiniens.
Au début, le
gouvernement israélien a essayé de
contrôler ce mouvement biblique pour
qu’ils s’implantent de façon plus
stratégique. Mais selon des journalistes
israéliens, Shimon Peres, qui était
ministre de la défense au début des
années 70, a décidé d’autoriser les
colonies bibliques. Les Palestiniens de
Cisjordanie ont eu à subir
l’implantation de deux sortes de
colonies, les stratégiques et les
bibliques.
La communauté
internationale reconnaît que, selon le
droit international, peu importe que ce
soit une colonie stratégique ou
biblique, elles sont toutes illégales.
Malheureusement, la
communauté internationale de 1967 a
accepté l’argument israélien selon
laquelle « les colonies sont illégales
mais temporaires, une fois la paix
assurée, nous veillerons à ce que tout
soit légal, mais tant que la paix n’est
pas là, nous avons besoin des colonies
parce que nous sommes toujours en guerre
avec les Palestiniens. »
MEE : Vous dites
que « occupation » n’est pas le terme
juste pour décrire la réalité en Israël,
en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza.
Et dans Sur la Palestine, un
entretien avec Noam Chomsky, vous
critiquez le terme « Processus de
paix ». Pourquoi ces termes ne sont-ils
pas les bons ?
IP : Je
pense que le choix des mots est très
important. La façon dont vous définissez
une situation peut affecter votre
capacité à la changer.
On a collé les
mauvais mots sur la situation en
Cisjordanie dans la bande de Gaza et à
l’intérieur d’Israël. Le mot occupation
implique normalement une situation
temporaire.
La solution à
l’occupation est la fin de l’occupation,
l’armée d’invasion retourne dans son
pays, mais ce n’est pas la situation en
Cisjordanie ni en Israël ni dans la
bande de Gaza. Le terme qui la décrit le
mieux, à mon avis, est celui de
colonisation, même si ce terme semble
anachronique au XXIe siècle. Oui, Israël
colonise la Palestine. Il a commencé à
la coloniser à la fin du XIXe siècle et
la colonise encore aujourd’hui.
Il y a un régime
colonial qui implante des colonies et
qui contrôle l’ensemble de la Palestine
de différentes manières. Dans la bande
de Gaza, il contrôle de l’extérieur. En
Cisjordanie, le contrôle est différent
selon les zones A, B et C. La politique
est encore différente envers les
Palestiniens vivant dans des camps de
réfugiés qu’Israël ne laisse pas rentrer
chez eux. Ne pas laisser les personnes
expulsées revenir sur leurs terres est
une autre façon de perpétuer la
colonisation. Tout est lié, tout fait
partie de la même idéologie.
Donc, je pense que
les mots « processus de paix » et
« occupation » donnent, quand on les met
ensemble, l’impression fausse que la
seule chose à faire pour avoir la paix
entre Israël et la future Palestine,
c’est de faire sortir l’armée
israélienne de Cisjordanie et de la
bande de Gaza.
Mais l’armée
israélienne n’est pas dans la bande de
Gaza ni dans la zone A. Elle est aussi
très peu présente dans la zone B, où
elle n’est pas nécessaire. Il n’y a pas
pour autant de paix dans ces
endroits-là. La situation y est même
bien pire qu’avant les Accords d’Oslo de
1993.
Le soi-disant
processus de paix a permis à Israël de
poursuivre sa colonisation, mais cette
fois avec le soutien international. Je
suggère donc de parler de
décolonisation, pas de paix. Je suggère
de discuter d’un changement de la
législation qui régit la vie des
Israéliens et des Palestiniens.
Je pense qu’il faut
parler d’un état d’apartheid. Il faut
parler de nettoyage ethnique. Il faut
trouver par quoi remplacer l’apartheid.
Nous avons un bon modèle avec l’Afrique
du Sud. Le seul moyen de remplacer
l’apartheid est un système démocratique.
Une personne, une voix, ou, au moins, un
état bi-national. Je pense que c’est ce
vocabulaire qu’il faut se mettre à
utiliser, parce que si nous continuons à
utiliser les anciens mots, nous
continuerons à perdre notre temps et nos
forces sans changer la réalité sur le
terrain.
MEE : Qu’est qui
va advenir de la domination militaire
israélienne sur les Palestiniens ?
Va-t-il y avoir un mouvement de
désobéissance civile comme celui de
Jérusalem en juillet dernier ?
IP : Je
pense qu’il va y avoir de la
désobéissance civile non seulement à
Jérusalem mais dans toute la Palestine,
et cela inclut les Palestiniens qui
vivent en Israël. La société elle-même
n’acceptera pas éternellement cette
situation. Je ne sais pas quelle forme
la désobéissance prendra. On ne sait ce
qui peut arriver quand les autorités
n’ont pas de stratégie claire et que les
individus décident de mener leur propre
guerre de libération.
Ce qui a été
vraiment impressionnant à Jérusalem,
c’est que personne ne croyait qu’une
résistance populaire réussirait à forcer
les Israéliens à annuler les mesures de
sécurité qu’ils avaient mises en place à
Haram al-Sharif. Je pense que cela peut
être un modèle pour la future
résistance. Une résistance populaire
ponctuelle, pas partout à la fois mais
partout où il faut.
La résistance
populaire ne cesse jamais en Palestine,
même si les médias n’en parlent pas. Les
habitants manifestent contre le mur de
l’apartheid, ils manifestent contre
l’expropriation des terres, ils font des
grèves de la faim parce qu’ils sont
prisonniers politiques. Le petit peuple
se bat obstinément. Les élites
palestiniennes, elles, attendent de voir
venir.
Traduction :
Dominique Muselet
Source :
>>
http://www.middleeasteye.net/news/interview-ilan-pappe-44144233
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