Tunisie
Tunisie élections: Slim Riahi
Hedy Belhassine
Slim Riahi
- Photo D.R.
Lundi 20 octobre 2014
Dans la moiteur d'un été qui s'éternise,
Tunis bruisse. Le chauffeur pressé,
furieux de se retrouver dans une impasse
klaxonne devant le mur « il y a une
semaine on pouvait passer ! » mais
depuis, un petit futé s'est approprié la
chaussée pour agrandir son pavillon.
Demi tour, appels de phare, une main sur
le volant, l'autre prévient à grands
gestes en hurlant « c'est bouché ! » .
Slalom entre les poubelles renversées,
incursion sur les trottoirs défoncés,
invectives, insultes, les carrosseries
se frôlent à se toucher. A tout prix il
faut dépasser, c'est une question de
fierté. Victoire dérisoire sur la
berline blanche pilotée par une
bourgeoise au visage masqué par
d'énormes lunettes de soleil ; ses
lèvres vermillon vomissent un tombereau
d'insanités. Plus loin, à l'angle de la
Place Pasteur et de la rue Alain Savary,
le conducteur pile pour laisser passer
une camionnette qui attendait
patiemment. Amabilités, remerciements.
Chacun adapte sa conduite à la tête du
client. Hostile, indifférente,
courtoise. Sans raison apparente.
Pourquoi ? « Alech ? Hakka ! » C'est
comme ça ! Incivilités et urbanités se
succèdent. Le code est absent. La route
est à moi, que les autres s'écartent !
La police est invisible, les feux rouges
sont clignotants, les panneaux sont
interdits de signalisation. Le chaos est
général mais par un miracle
inexplicable, les voitures avancent.
L'expression
politique est à l'image de la
circulation routière; anarchique,
impulsive, brinquebalante. Elle trace
son chemin mais à chaque tournant on
sent que tout peut dégénérer en un
effroyable enchaînement de mortels
accidents.
Le débat est
libre ; totalement, permanent,
passionné, passionnant. La campagne
électorale prend parfois l'allure d'un
Barnum show à l'américaine. Il ne manque
que les majorettes. L'argent de la
propagande coule à flot.
Chaque soir, sur les places ou les
jardins publics, les organisateurs
dressent en hâte un chapiteau avec
calicots, affiches, sono. Des rangées de
chaises sont alignées. Un service
d'ordre est organisé. Le candidat
extrait d'une limousine est hissé sur
une estrade. Il tente laborieusement de
galvaniser un auditoire fatigué pourtant
acquis d'avance. Il y a aussi quelques
badauds qui espèrent un petit cadeau. Le
meeting se termine invariablement aux
accents de l'hymne national, puis les
hommes (peu de femmes) se dispersent
vers les terrasses de cafés pour
prolonger les discussions devant la
télévision.
Les Tunisiens
zappent les chaînes, guettent la
réplique qui fait mouche, le bon mot,
ils s'indignent ou applaudissent, ils
cherchent les accents de sincérité,
débusquent les duplicités et comptent
les points. La plupart ne savent pas
pour qui ils vont voter. Au gré des
émissions, ils changent d'avis et de
champion. Mis à part les islamistes et
des anti-islamistes, les déterminés sont
rares. Entre la mosquée et le bistro, il
y a un boulevard. On prédit qu'un tiers
de l'électorat votera Ennahdha, qu'un
autre tiers ira vers Nidaa, reste un
tiers d'indécis.
Les Tunisiens dont
le pouvoir d'achat se dégrade chaque
jour observent avec impuissance les
mutations de leur économie. Les
touristes et les investisseurs désertent
le pays, le commerce informel
approvisionne les marchés clandestins.
Aux frontières de l'Algérie et de la
Libye, les contrebandiers font la loi.
La corruption reste active, la justice
est toujours l'exception. Difficiles
dans ces conditions de voter « utile »
et pour le changement.
Le citoyen a l'impression d'être un
cobaye de laboratoire, observé par des
scrutateurs surgis des quatre coins du
monde : journalistes, experts
es-démocratie de l'ONU, de l'Union
Européenne, de la Francophonie, de
l'Organisation de l'Union Africaine, et
même de la Ligue Arabe ! Il se sent
investi d'une responsabilité d'autant
plus pesante que la pression des médias
est permanente.
La valeureuse Haute Autorité chargée de
veiller à l'équité télévisuelle est
débordée. Le spectacle des joutes
politiciennes déloyales éclipse tous les
autres, à l'exception du foot bien sûr.
Justement Slim
Riahi, un mal connu fortuné, surgi de
nulle part, s'est offert coup sur coup
le principal club de football du pays et
une chaîne de télé. Deux jokers qui
pourraient bien lui valoir un destin
suprême.
La candidature de ce petit homme
souriant aux allures de play boy des
banlieues n'avait pas attiré l'attention
jusqu'à ce qu'un sondage le crédite de
la capacité de bousculer les têtes de
listes aux législatives mais aussi de
mettre en ballotage le Président de la
République sortant Marzouki, ou
l'inoxydable patriarche des compromis
Caïd Essebsi qui sont donnés favoris.
Slim Riahi est une
énigme, un OVNI. Dans une Tunisie où
chacun sait qui est qui, on lui cherche
en vain un rattachement familial, une
identification régionale, tribale,
villageoise. Qui sont ses amis
d'enfance, ses copains d'école, ceux de
ses frères, sœurs, de ses voisins ? Dans
les salons habituellement très informés
de La Marsa, nul ne sait répondre.
L'homme est un authentique parachuté. Né
à Bizerte, sa famille a immigré en Libye
quand il avait huit ans. Il a fait ses
études et prospéré sous le protectorat
du clan Khadafi.
Riahi est le pur produit de la fusion
discrète des populations tunisiennes et
libyennes.
Deux millions de Libyens vivent
actuellement en Tunisie. Au temps de Ben
Ali, le flux était inverse. Jadis les
Tunisiens partaient en nombre travailler
chez leur voisin du Sud, aujourd'hui,
les Tripolitains affluent en Tunisie
pour y vivre à l'abri de l'anarchie. Ce
mouvement migratoire affecte depuis
cinquante ans une proportion décimale
des habitants de chacun des deux pays.
A ce titre, la candidature de Riahi « le
Libyen » affiche la réalité fusionnelle
de deux peuples que la frontière
coloniale et l'égocentrisme des
dictateurs ont toujours tenté de séparer
sans succès.
Riahi se prétend
fabuleusement riche et généreux mais il
n'y a pas traces de ses prodigalités ni
de ses avoirs à Londres où il réside
habituellement. Selon wikipédia Mister
Slim serait de surcroît sujet naturalisé
britannique de sa Majesté.
Quarante deux ans,
le visage poupin, souriant, volontaire,
la poignée de main facile. Archétype du
marchand baratineur sympa. Le gendre
idéal. Assuré, sans complexe, il
ambitionne de conduire le pays comme on
mène une « affaire » avec pragmatisme et
détermination. Ya qu'à, faut qu'on...Il
incarne la réussite de l'émigré retourné
au pays pour transmettre les recettes de
sa prospérité. Son message résolument
populiste est magistralement orchestré
par une machine électorale sophistiquée
qui dispose de moyens financiers
illimités.
Le parti de Slim
Riahi, l'Union Patriotique Libre, s'est
doté d'un vice-Président-directeur de
campagne dont le parcours est singulier.
Ahmed Kedidi, septuagénaire tassé,
ancien député dans les années 80, devenu
professeur à l'université du Qatar et
pigiste à Al Jazeera, s'opposa
modérément et habilement à Ben Ali qui
en fit son ambassadeur à Doha. La
Révolution le surprit dans sa
chancellerie. Très vite il retourna sa
veste, et se précipitant à Al Jazeera
dénonça les turpitudes de ses amis de la
veille ; démontrant ainsi qu'il n'était
pas seulement un homme des réseaux de
l'ombre, mais aussi un opportuniste
tacticien (ce n'est pas la girouette qui
tourne, c'est le vent disait
l'inoubliable Edgar Faure).
En France, Kedidi est un ami de Jacques
Cheminade, l'ancien candidat malheureux
aux présidentielles de 2012. Son
programme farfelu de colonisation de la
planète Mars n'avait convaincu que 0,25%
des électeurs français. A propos de la
Tunisie, Cheminade au lendemain de la
Révolution, appelait à remonter les
filières des complicités de Trabelsi et
du Général Sériati. Il suggérait
subsidiairement la mise en eau de mer
des chotts du sud tunisien. Pourquoi
pas ?
Kedidi conseille par ailleurs les
affaires arabes de Lyndon LaRouche,
citoyen américain conspirationniste,
fondateur d'une nébuleuse organisation
internationale politico-sectaire qui
s'est récemment fait remarquer en
comparant Obama à un singe puis en
distribuant des affiches du President
américain affublé de la moustache
d'Hitler. Par ses discours
pro-palestiniens qui font florès au
Moyen Orient cet économiste hurluberlu
milliardaire s'est constitué au fil des
années quelques relations dans les
pétro-monarchies du Golfe.
Qui sont les autres
mécènes du tandem Riahi-Kedidi ?
A Tunis, « les milieux diplomatiques »
bruissent du retour en influence de
Kamel Eltaief, une autre éminence grise
de la politique des affaires.
Décidément en
Tunisie, l'argent ne veut pas lâcher le
pouvoir !
C'est inquiétant mais c'est faire un
procès d'intention aux Tunisiens que de
craindre qu'ils ne sauront pas discerner
les patriotes désintéressés parmi ceux
qui se présentent à leurs suffrages.
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