Opinion
Marzouki et le
Livre Noir
des pousse-mégots de la presse française
Hedy Belhassine
Lundi 9 décembre 2013
Dans les écoles de journalisme, le nom
de Marzouki sera désormais cité comme le
référent d'un événement singulier dans
l'histoire de l'information. Le
Président de la République tunisienne
vient en effet de publier les archives
commentées des services de la propagande
de Ben Ali.
Le dictateur et son détestable ministre
de l'information avaient mis en place
une machine à bâillonner la presse. Pour
le régime policier, il importait que les
nouvelles fussent bonnes exclusivement.
Le journaliste n'avait de choix qu'entre
l'enveloppe ou la prison, le pain ou la
faim. Alors, ceux qui ne pouvaient
changer de métier palpaient la rançon de
leurs petites lâchetés. Ils finissaient
par s'en accommoder.
Les quelques résistants ne tenaient pas
longtemps. Un seul tint tête. Il faillit
la perdre. N'est pas Ben Brik qui veut.
Respect.
Les moins téméraires tergiversèrent.
Quelques uns firent semblant de se
taire, d'autres enfin, pensant à tort
que la tyrannie n'avait qu'un temps
choisirent l'exil.
El kitab el assoued, le Livre Noir est
un volume indigeste de 350 pages qui
détaille les rapports tarifés du pouvoir
avec la presse. Un billet pour une info,
une liasse pour un papier. Y figurent
aussi des listes de malheureux
bénéficiaires. Bien entendu, les nominés
s'insurgent et protestent. Pourtant qui
pourrait vraiment les blâmer d'avoir
choisi la vie tête baissée à l'honneur
tête coupée.
En quelques jours le livre a été
téléchargé trois cent mille fois. A
l'échelle de onze millions de Tunisiens,
c'est tout à fait considérable ! Ceci
montre l'appétit de vérité d'un peuple
qui veut exorciser les décennies du
mensonge institutionnalisé.
Le neurologue Président de la République
pense que la révolution ne peut pas se
passer ni de la Glasnost ni de
Nuremberg. La mise au grand jour des
crimes et turpitudes est une nécessité
pour rompre définitivement avec
l'asservissement généralisé qui perdure
insidieusement.
En révélant le peu qu'il peut, Marzouki
prend le risque d'initier le grand
déballage et de le payer chèrement car
il s'est aliéné toute une profession.
Dans un pays aux pouvoirs absents hors
celui de l'argent, on verra si la presse
vertueuse se réveille.
Déjà, les dénoncés exhibent leurs
brevets de bonne conduite de la dernière
heure et fustigent l'intempestif et
sélectif kitab présidentiel. Ils
menacent même de livrer au public les
archives de la police politique. Yallah,
chiche ?
Curieusement, aucun chroniqueur n'a fait
son auto critique, nul n'est venu
demander pardon. C'est dommage, car tous
seraient pardonnés y compris les
inénarrables éditorialistes de « La
Presse », « l'Action », « Al Amal » et
même « Essabah » le relativement moins
servile ; car les lecteurs amusés par
tant de bassesses savaient bien qu'ils
écrivaient sous l'épaule de la cravache.
Je me souviens des tombereaux de boue
déversés sur mon père coupable de
fidélité à Bourguiba. Le ministre était
à la manœuvre, rectifiant la une des
journaux tunisiens, stigmatisant les
envoyés spéciaux. "Le Monde" de Jacques
Amalric ne fut pas dupe, "le canard" de
Claude Angeli non plus. A "Libé" un
jeune -qui deviendra grand- se laissa
prendre mais aussitôt Serge July par la
voix de son avocat me présenta ses
regrets. L'hebdomadaire « Minute » fut
condamné à une lourde amende pour
diffamation. La somme a-t-elle été
remboursée par Carthage ? Probablement
… !
Fermons cette parenthèse. L'important
est ailleurs.Tous les écoliers en
journalisme vous le diront.
Le Livre Noir de Carthage permet de
mesurer la complaisance de la presse
française et son degré de corruption.
Car l'agence gouvernementale de la
propagande tunisienne avait aussi pour
mission de soudoyer les journalistes
étrangers. L'argent, le sexe, le
chantage, la violence...tous les moyens
étaient bons. L'administration de Ben
Ali a méthodiquement consigné les faits.
La publication de Marzouki ne dévoile
qu'une partie de l'iceberg. On attend
impatiemment le dépouillement des
archives saisies à Paris rue Botzaris au
lendemain de la Révolution tunisienne.
En attendant, Marzouki apporte le
témoignage que Jeune-à-fric et fric-Asie
ont marchandé grassement des reportages
laudateurs. Bof, ce n'est pas une
surprise, seulement la désolante
confirmation de fortes suspicions !
Au surplus, quelques moutons noirs sont
épinglés, dont le fameux directeur des
Cahiers de brouillon de l'Orient, un
thuriféraire patenté gonflé
d'importance. Il y a aussi quelques
autres plumitifs et des va-de-la-gueule
du paysage audiovisuel, éphémères
abonnés aux vacances « tout gratuit » de
Zarzis et Hammamet. Pas de quoi casser
trois pattes à un canard.
Finalement, au bilan du dernier
recensement des corrompus de la presse
française les archivistes de Carthage
n'ont pour le moment, trouvé qu'une
poignée de pousse-mégots.
Cocorico !
La profession d'Albert Londres aura bien
résisté aux liasses de dinars et
d'euros. Mieux, beaucoup ont payé leur
indépendance d'une interdiction de
séjour, d'une raclée ou d'un coup de
couteau comme Christophe Boltanski. Il
conviendrait de s'en souvenir !
Holà Marzouki, c'est une chose de
dénoncer les ripoux, mais il faudrait
peut-être d'abord rendre hommage aux
glorieux !
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