Plate-forme
Charleroi-Palestine
Après avoir abattu un Palestinien
souffrant de trisomie 21, des soldats
israéliens s’en vont sans se retourner
Gideon Levy
Dimanche 3 juillet 2016
Chaque fois qu’Arif Jaradat apercevait
des militaires, il se mettait à crier :
« Non, mon frère Mohammed! » En
diverses occasions, Arif avait assisté à
l’arrestation de Mohammed, son frère
aîné, à la maison ou dans la rue, de
nuit ou en plein jour. La simple vue de
militaires le faisait aussitôt pousser
son cri d’effroi qui, selon ses frères
et sœur, signifiait : « Non, ne
prenez pas Mohammed » ou « Non,
n’arrêtez pas Mohammed ».
En fait, Mohammed a
été arrêté à cinq reprises et a passé en
tout 52 mois en prison, dont une partie
en détention administrative – il avait
été arrêté sans accusation ni procès –
et Arif vivait dans la crainte
permanente de voir les Forces de défense
israélienne (*) venir l’arrêter à
nouveau. L’arrestation de Mohammed en
2006 avait particulièrement marqué la
conscience d’Arif : Des militaires
avaient fait irruption dans la maison au
beau milieu d’une nuit glaciale et
avaient forcé la famille – y compris le
jeune enfant de18 mois de Mohammed – à
sortir dans la rue de la ville de Sa’ir,
près de Hébron. Cette nuit-là, le sol
était recouvert de neige.
L’arrestation la plus
récente de Mohammed date de 2013. Elle
avait eu lieu dans la rue, et Arif y
avait assisté depuis le balcon de la
maison. Horrifié, il s’était mis à crier
une fois de plus: « Non, mon frère
Mohammed! » Il avait crié la même
chose en cette fin d’après-midi du 4
mai, il y a deux mois, lorsqu’il avait
vu une escouade de six ou sept soldats
se déplacer à pied à proximité de sa
maison. En entendant ses cris, ses
frères et sœur avaient été emplis
d’appréhension. Puis, ils avaient
entendu un seul coup de feu. Ils
s’étaient précipités sur les lieux et
avaient vu leur frère assis par terre,
en train de saigner. Les soldats
s’étaient encourus, sans se soucier de
vérifier son état ou d’appeler des
secours médicaux.
Arif était mort un
mois plus tard, de complications à la
blessure qu’il avait eue au ventre.
Arif était un jeune
homme de 23 ans atteint de trisomie 21
(syndrome de Down). Nous pouvons
présumer que le soldat qui l’a abattu
l’avait remarqué; cela aurait dû être
évident d’un simple coup d’œil. Ses
frères avaient crié en hébreu à
l’adresse du soldat: « Il est
handicapé, ne tirez pas. » Mais le
soldat avait quand même tiré sur Arif à
une distance d’une dizaine de mètres.
Ses frères avaient trouvé Arif assis sur
le sol, sur la pente rocailleuse qui
descend vers la route d’où le coup de
feu avait été tiré. Du sang coulait de
son ventre, il hurlait de douleur.
Ses six frères et sa
sœur aimaient beaucoup Arif et il était
très proche d’eux. Son surnom dans la
famille était « Hubb », ce qui
veut dire « amour ». Ils
emmenaient Hubb quasiment partout. Il
aimait particulièrement accompagner ses
frères à des mariages, où ils prennent
des vidéos et des photos et font les
disc-jockeys, entre autres occupations.
Dans un clip filmé deux jours avant
qu’Arif n’ait été abattu, on le voit
tenir le micro et chanter pour les
enfants du voisinage, qui se sont
rassemblés autour de lui et
l’applaudissent et lui témoignent une
affection débordante. Arif semble
heureux. Il aimait se produire pour les
enfants dans les fêtes. Il est
impossible de rester indifférent à la
vue de ces images touchantes. La pensée
que les soldats l’ont abattu et tué
suscite une profonde colère ainsi qu’une
honte tout aussi profonde.
Il y a quinze jours,
j’ai écrit dans ce même espace sur un
jeune homme du village d’Awarta, H., qui
souffre de schizophrénie et qui a été
abattu par des soldats et ensuite
attaché sur son lit d’hôpital, sans que
ses parents puissent le voir. Cette
fois, c’est de la mort d’Arif, le garçon
de Sa’ir atteint du syndrome de Down,
que je parle.
Il y a sept frères et
sœur dans la famille. Leur père, Sharif,
est tombé malade cette semaine et il a
fallu le conduire d’urgence à l’hôpital.
Il ne s’est pas remis de la mort de son
fils. Trois des frères d’Arif –
Mohammed, Hasan et Saari – sont assis
avec nous dans le living-room de la
famille, et parlent avec tristesse de
leur frère décédé. Ils nous montrent des
photographies de lui avant qu’il n’ait
été abattu, et aussi à l’hôpital. Ils le
photographiaient sans arrêt. On le voit
ici vêtu d’un t-shirt orné d’un portrait
de Che Guevara. « Arif le
communiste », disent-ils en se
retenant de rire. Leur amour pour lui
rayonne dans chaque mot qu’ils
prononcent.
Arif lui-même était
impliqué dans une histoire d’amour
différente. Il aimait Jinan, une femme
qu’il avait créée dans son imagination,
quelqu’un qui n’a jamais existé et pour
qui il chantait des chansons d’amour et
à qui il se prétendait fiancé. À
l’occasion, il lui parlait au téléphone
– « Allo, Jinan ? » – comme si
elle avait vraiment été au bout du fil.
Jusqu’à l’âge de sept
ans, il était allé à l’école
d’enseignement spécial au village voisin
de Bani Na’im, mais avait cessé après
que le chauffeur de l’école l’avait
frappé. Il avait refusé d’y retourner
après cet incident, même quand ses
frères lui avaient dit qu’ils l’y
emmèneraient et le reprendraient. En
lieu et place, il restait à la maison ou
se baladait dans le village. Il aimait
regarder la télévision, écouter de la
musique et jouer sur un ordinateur. Plus
tard, il avait également reçu une
tablette – ses frères nous la montrent.
Arif aimait aussi danser la debka. Et il
raffolait du cola, dont il vidait des
bouteilles entières d’un litre et demi.
« Il était l’ami de tout le monde »,
explique son frère Sa’ari dans son
hébreu.
Plusieurs des frères
d’Arif ont été arrêtés au fil des années
pour des accusations ayant trait à la
sécurité, et il leur rendait visite en
prison. À l’occasion, il répétait pour
ses frères et sœur tous les contrôles de
sécurité qu’il avait subis à l’entrée
des prisons. Il était très effrayé par
les soldats ou tout ce qui portait un
uniforme.
Le mercredi 4 mai
était un jour comme tous les autres,
pour Arif. Son père l’avait envoyé
acheter des cigarettes, il avait regardé
la télévision et joué sur son ordinateur
et, après le déjeuner, il était sorti.
Vers 17 h 30, ses trois frères et sa
sœur qui étaient restés à la maison
avaient senti les gaz lacrymogènes
venant de la rue. Ils s’étaient dépêchés
pour retrouver Arif. Ils avaient entendu
des enfants siffler à l’extérieur, comme
ils le font toujours quand les soldats
font irruption dans le village. Personne
ne jetait des pierres, affirment les
frères d’Arif.
C’est alors qu’ils
avaient entendu le cri familier :
« Non, mon frère Mohammed ! » Ils
avaient vu Arif faisant des signes aux
soldats comme pour leur dire de s’en
aller. Brusquement, racontent-ils, Arif
s’était arrêté de marcher et il était
resté complètement immobile, comme
paralysé. Ils sont certains qu’il avait
été gagné par la peur.
Arif se trouvait sur
la pente rocailleuse, à la limite ouest
de Sa’ir. Les soldats marchaient vers le
village, sur la route en contrebas, à
une dizaine de mètres de lui. Les frères
s’étaient mis à couvert derrière les
rochers, pour échapper aux gaz
lacrymogènes. À un moment donné, ils
avaient perdu Arif de vue, il leur était
masqué par les rochers. Ils avaient
seulement vu les militaires qui s’en
allaient – sauf un qui était resté sur
place, peut-être pour couvrir les
autres. C’était celui qui allait tirer
sur Arif.
Puis ils avaient
entendu le coup de feu et les cris de
leur frère. Ils s’étaient précipités
vers lui, les soldats s’étaient encourus
et l’un des frères, Hassan, avait
ramassé Arif, l’avait porté jusqu’à la
route et l’avait déposé dans une
voiture. Il avait une blessure d’entrée
de balle dans l’estomac et une large
blessure de sortie dans la hanche. Arif
saignait mais était tout à fait
conscient. « Mon frère, du sang »,
avait-il marmonné.
Hassan avait essayé
de le calmer, lui disant qu’ils allaient
le conduire chez un docteur et que tout
se passerait bien. Ils l’avaient emmené
à la clinique du village, d’où une
ambulance l’avait emmené en toute hâte
vers l’hôpital Al-Ahli de Hébron, où il
avait subi une opération qui avait duré
sept heures. Certains de ses organes
internes, y compris ses intestins et son
foie, avaient été déchirés par la balle.
Il avait passé 22
jours à l’hôpital, dont 15 aux soins
intensifs. Le 18e jour, on lui avait
donné un cola, puisqu’il en raffolait.
Finalement, on lui avait permis de
quitter l’hôpital. À la maison, il
s’était senti bien et avait été en
mesure de se promener un peu. Avant sa
sortie de l’hôpital, Arif avait offert
aux médecins une médaille en guise
d’appréciation de leurs efforts. Il y a
une autre médaille – à la maison,
offerte à Arif par ses amis, avec amour
– pour marquer sa sortie. Il y a aussi
une photo de lui, en compagnie de son
médecin à l’hôpital, le Dr Mohammad
Hashlamoun. Et une autre avec le médecin
du village, le Dr Zuheir Jaradat. Et
voici une photo de Muntasar, le grand
ami d’Arif, en train de pleurer près de
son lit à l’hôpital. Une fois rentré
chez lui, Arif était retourné à
l’hôpital une fois par semaine pour des
check-up, et chaque jour à la clinique
locale pour un contrôle. La vie avait
repris con cours normal.
Mais, avant l’aube du
vendredi 17 juin, plus d’un mois après
avoir été blessé, Arif avait ressenti
des douleurs atroces dans le ventre. La
famille l’avait conduit dare-dare à
l’hôpital, où il avait reçu une
injection, avant d’être renvoyé à la
maison. Une heure plus tard, la douleur
était revenue, tout aussi vive. Arif
avait été conduit à la clinique et, de
là, à l’hôpital une fois de plus. Un
blocage intestinal, provoqué par la
blessure, avait été diagnostiqué. On lui
avait donné un traitement médicamenteux
en espérant que la chirurgie ne serait
pas nécessaire. L’obstruction avait été
réduite. On lui avait fait des rayons X
toutes les deux heures. La dernière
série, effectuée à 15 h 30, indiquait
une amélioration.
Puis, à 19 h, Arif
était sorti du lit, avait vomi et
s’était effondré devant sa famille
horrifiée. On n’avait pas pu le réanimer
et il avait été déclaré mort. On l’avait
enterré dans son village le lendemain.
Cette semaine, en
réponse à une demande de Haaretz,
l’Unité du porte-parole des FDI a
déclaré ce qui suit : « Le 4 mai
2016, au cours d’activités
opérationnelles dans le village de Sa’ir,
un détachement des FDI a été confronté à
des troubles violents. Une clarification
de l’affaire révèle que le détachement
en question a repéré un Palestinien qui
était sur le point de lancer un cocktail
Molotov et qu’il a ouvert le feu afin
d’écarter la menace. Immédiatement
après, le détachement a voulu se diriger
vers l’individu blessé afin de lui
prodiguer des soins médicaux, mais il
avait été évacué par des éléments
palestiniens avant que le détachement ne
soit arrivé sur place. La clarification
a également révélé que le détachement
n’avait pas eu la possibilité de se
rendre compte de l’état de santé du
Palestinien. »
Il semblerait que les
FDI mentent. Parce que, si Arif avait
essayé de lancer un cocktail Molotov
vers les soldats, ils l’auraient arrêté
immédiatement, comme ils le font
habituellement dans de telles
circonstances. Le fait que les soldats
étaient pressés de s’en aller prouve
qu’il n’y avait pas de cocktail Molotov
dans les mains du jeune homme au
syndrome de Down.
Les frères et
la sœur d’Arif se moquent de
toute tentative d’accusation de quelque
sorte contre lui. Ils sont convaincus
qu’en dehors d’avoir crié, il n’avait
rien fait. Ils ajoutent qu’un agent
israélien de la sécurité, qui ne s’est
d’ailleurs pas identifié, les a appelés
plus tard pour leur ordonner, menaces à
la clé, de ne pas se livrer à des
accusations publiques quant à la mort de
leur frère.
Nous nous sommes rendus sur le lieu
du drame. Une agréable brise
crépusculaire montait de la vallée.
Aucune trace de sang ne restait sur le
rocher ; les voisins avaient tout
nettoyé. C’est ici qu’il se tenait et
qu’il est tombé, et c’est ici que se
tenait le soldat qui l’a abattu
froidement et a provoqué sa mort, avant
de se tirer en vitesse.
Publié le 2 juillet 2016 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
(*) le nom officiel de l’armée
d’occupation
Le sommaire de Gideon Levy
Les dernières mises à jour
|