Opinion
Éborgné en Cisjordanie - Ou quand les
petits Palestiniens jouent au chat et à
la souris avec la police israélienne
Gideon Levy
Salah
Suleiman. Photo : Alex Levac
Samedi 3 janvier 2015
Voici quelques semaines, la police a
tiré une balle enrobée de mousse au
visage d'un garçon de 11 ans. Il a perdu
aussitôt un œil et risque sérieusement
de perdre l'autre.
Salah Suleiman a 11 ans, il est en 5e
année et est originaire d'Isawiyah, un
village palestinien dépendant de la
municipalité de Jérusalem. Il a perdu un
œil après avoir reçu une balle de la
police israélienne et il risque
aujourd'hui de perdre la vision de son
second œil aussi, selon les médecins de
l'hôpital universitaire de Hadassah qui
l'ont soigné. Ils ont recommandé qu'on
demande pour lui un certificat de cécité
et qu'on requière son transfert dans une
école pour aveugles.
Aujourd'hui, six semaines après qu'un
policier lui a tiré une balle à embout
de mousse au visage, Salah est assis
dans le living de sa maison – il n'est
plus allé à l'école depuis l'incident –
et tâtonne pour trouver son chemin dans
la nuit qui, brusquement, est tombée sur
son existence. Son visage est marqué de
cicatrices, son œil aveuglé est couvert
d'un pansement et, avec l'autre œil, sa
vision s'étant détériorée, il ne peut
plus distinguer que des ombres.
C'est un joli garçon, un excellent
écolier. Depuis qu'on lui a tiré dessus,
Salah, que ses parents soignent avec la
plus grande attention, souffre également
d'agitation mentale et de cauchemars et
il suit un traitement chez un
psychothérapeute.
Le fait qu'un garçon de 11 ans a été
touché au visage par une balle des
forces de sécurité n'a eu aucun impact
en Israël et n'a nullement ébranlé la
police. Quelque trois semaines plus
tard, la police a également tiré sur un
de ses voisins, Mohammad Obeid – un
enfant de cinq ans – et l'a touché au
visage d'une balle enrobée de
caoutchouc.
L'oncle de Mohammad, qui a été témoin de
l'accident, dit que rien ne justifiait
le tir. À quelques dizaines de mètres de
distance, le policier a pointé son fusil
directement vers le visage du garçonnet,
qui se trouvait dans la rue à proximité
de sa maison. La rue même était calme, à
ce moment, affirme l'oncle. Depuis
l'incident, Mohammad est hospitalisé à
l'hôpital universitaire de Hadassah, à
Ein Karem, et on n'est pas sûr du tout
de ce qu'il va advenir de son œil.
Le village d'Isawiyah est situé au bas
du campus du mont Scopus, de
l'Université hébraïque de Jérusalem. La
tour d'ivoire dépasse au sommet de la
colline, dominant le village occupé et
ses divers quartiers qui s'étendent en
bas. Les résidents paient des taxes à la
municipalité de Jérusalem, mais il n'y a
pas de terrain de jeu, de terrain de
sport ni d'autre aire de détente, à
Isawiyah.
« Au lieu de leur donner des balles pour
qu'ils jouent, Israël leur tire des
balles dans leurs yeux », a déclaré
un proche dans la rue, tirant parti du
fait que le même mot en hébreu – kadurim
– désigne à la fois une balle pour jouer
et une balle du fusil. « Le seul jeu
auquel les gosses peuvent jouer ici,
c'est au chat et à la souris avec la
police », a-t-il ajouté.
Depuis l'été dernier – depuis que
Mohammed Abu Khdeir, 16 ans, a été brûlé
vif et depuis la guerre des Forces de
défense israélienne dans la bande de
Gaza – Isawiyah est devenu un champ de
bataille. Les policiers réguliers et
ceux de la police des frontières, armés
et harnachés de pied en cap, sont à
chaque coin de rue. Leur présence ne
fait qu'accroître la tension et la
violence. Le « Skunk »
(putois), un engin de contrôle des
foules développé par Israël, asperge de
temps à l'autre d'un liquide nauséabond
l'intérieur des maisons des habitants et
le recours aux gaz lacrymogènes est
devenu une routine.
Il y a deux ou trois semaines, les
villageois ont constitué un comité de
volontaires parlant hébreu dans le but
de représenter les résidents dans les
discussions avec la municipalité, ainsi
que d’œuvrer à la protection des enfants
locaux. L'un d'entre eux fait le tour du
village à mobylette, une caméra GoPro
fixée sur son casque, et ils enregistre
les événements à mesure qu'ils se
passent. La plupart des problèmes
arrivent avec les enfants, qui n'ont pas
d'endroit où aller, quittent l'école et
se mettent à jeter des pierres aux
policiers qui les guettent à chaque coin
de rue.
Le père de Salah, Samar, 40 ans, a été
blessé voici cinq ans dans un accident
de travail à Kisalon, une communauté
agricole juive près de Beit Shemesh, à
l'ouest de Jérusalem, où il était
employé comme jardinier. Il est
handicapé et sans travail depuis lors et
la famille doit se débrouiller avec une
allocation d'invalidité de l'Institut
national d'assurance. Samar, sa femme et
leurs quatre enfants – trois garçons et
une fille – vivent dans un petit
appartement bien tenu.
Le jeudi 13 novembre, Salah s'est rendu
à l'école mais n'a pas tardé à rentrer à
la maison. Les enseignants étaient en
grève pour protester contre le blocage
de la rue principale du village depuis
le meurtre d'Abu Khdeir, blocage qui
avait suivi les manifestations des
résidents locaux. La plupart des
enseignants viennent d'ailleurs qu'Isawiyah
et, avec le blocage de la route, il
était difficile pour eux de gagner
l'école.
La route a été rouverte le jour où l'on
a tiré sur Salah. Il est resté à la
maison durant quelques heures, ce
jeudi-là. Vers midi, disent aujourd'hui
son père et lui-même, sa mère lui a
demandé d'aller à l'épicerie locale pour
acheter quelques poivrons rouges.
Les enfants jetaient des pierres à la
police ; l'un d'eux, Khader Obeid, a été
touché à la jambe par une balle en
caoutchouc. Salah est passé par-là en
rentrant de chez l'épicier avec son
sachet de poivrons. Peut-être s'est-il
joint aux autres lanceurs de pierres,
peut-être pas.
Salah dit qu'il a été prix entre deux
feux, entre la police et les enfants qui
jetaient des pierres, et que lui-même
n'en a pas jeté. Salah a vu un policier
pointer son arme sur lui – il dit qu'il
lui a crié qu'il voulait seulement
passer – et tirer un projectile à embout
de mousse qui a frappé le mur derrière
lui. Après cela, le garçon ne se
souvient de rien. Un parent a appelé son
père pour dire que Salah avait été
blessé et emmené à l'hôpital de Makassed
à Jérusalem-Est.
Quand son père est arrivé, le nez de
Salah saignait abondamment et son visage
était une bouillie sanglante. En raison
de la gravité de la blessure, il a été
emmené à Hadassah, à Ein Karem. Sur son
téléphone cellulaire, Samar me montre
une vidéo de Salah à l'hôpital. C'est
pénible à voir. On entend un médecin
diagnostiquer des difficultés
respiratoires.
Salah est resté sous anesthésie et sous
respirateur pendant six jours, à l'unité
de soins intensifs. Le rapport médical
fait état d'une large lacération sur le
côté gauche du visage, d'une déchirure
dans l’œil droit et de dommages
rétiniens à l’œil gauche. « Le
patient a subi de nombreuses
interventions multi-professionnelles »,
mentionne le rapport.
Dix jours après que Salah a été touché,
les médecins qui le soignent ont décidé
de lui enlever l’œil droit, afin
d'essayer de sauver la vision du gauche,
comme ils l'ont expliqué aux parents du
garçon. La vision de l’œil gauche s'est
d'abord améliorée, tout en restant
faible, cependant. Puis la détérioration
est venue.
Le 3 décembre, le médecin de Salah, la
Dr Hadas Mechoulam, une pédo-ophtalmologue,
écrivait : « Le garçon se plaint de
cauchemars et de douleurs et son père
rapporte qu'il a des problèmes de
sommeil... Salah fonctionne désormais
comme un aveugle et je ne prévois pas
d'amélioration sensible dans le futur. »
La semaine dernière, elle écrivait : «
Sa vision a continué à se
détériorer. Un certificat de cécité a
été recommandé. » Ce genre de
document permettra à Salah d'être
transféré dans une école spéciale pour
aveugles et lui conférera également
d'autres privilèges.
La père de Salah raconte que son fils se
réveille tout effrayé la nuit. Une fois,
dit-il, Salah a rêvé qu'un policier
pointait son fusil sur lui, une autre
fois qu'un policier le traînait par les
pieds. Au cours d'une nuit à l'hôpital,
le garçon s'est réveillé terrorisé et a
dit à son père d'appeler sa mère tout de
suite, parce que des policiers
l'attendaient à l'extérieur de leur
maison.
Salah aura besoin d'autres opérations
encore, l'une d'elle consistera à lui
insérer un œil artificiel. Une fois par
semaine, son père l'emmène chez un
psychologue au centre traumatique de
Hadassah. Cette semaine, sa mère l'y a
également accompagné. « Nous
subissons une catastrophe »,
explique Samar. « C'est si dur.
C'était un très bon élève et un gentil
garçon. »
Au début, le principal de l'école
envoyait cinq élèves rendre visite à
Salah chaque jour, puis les visites se
sont de plus en plus espacées et,
aujourd'hui, Salah reste solitaire et
privé de vue. Le 3 décembre, la vision
de son œil restant à été diagnostiquée à
6/150 et, trois semaines plus tard, à
6/180. Samar a engagé un avocat pour
intenter un procès contre l’État afin
d'obtenir des dommages et intérêts.
Nous nous rendons chez Mohammad Obeid,
l'enfant de cinq ans. Le taxi israélien
garé à proximité appartient à l'oncle du
garçon, qui s'appelle également Mohammad
Obeid. Il dit qu'il a vu le policier
tirer sur son neveu. Pour l'instant, il
explique au père de Salah que les
médecins de Hadassah ne savent pas ce
qu'il va advenir de l’œil de Mohammad.
« Ils commencent par essayer de vous
calmer et ils vous disent que ça va
marcher. » « C'est également ce qu'ils
ont dit à propos de mon fils », dit
Samar à l'oncle embarrassé.
Dans une réponse à une requête, la
police du district de Jérusalem a
déclaré que les éléments matériels
concernant ces incidents ont été
adressés pour examen à l'unité d'enquête
policière du ministère de la Justice.
Publié sur
Haaretz le 3 janvier 2014.
Gideon Levy est
journaliste au quotidien israélien
Haaretz.
Il a publié : Gaza, articles
pour Haaretz, 2006-2009,
La Fabrique, 2009
Traduction pour le site de la
Plate-forme Charleroi-Palestine : JM
Flémal.
Publié le 6 janvier
2015
Le sommaire de Gideon Levy
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