Irak
Voyage en Irak, mai 2016 [6/6] :
Un voyage au bout de la nuit
François Belliot
© François
Belliot
Jeudi 13 octobre 2016
Première partie - Deuxième
partie -
Troisième partie -
Quatrième partie -
Cinquième partie
Le voyage a été d’une telle densité
et d’une telle variété que nous sommes
presque surpris, au matin du mercredi 11
mai, de nous rendre compte que nous
allons passer notre dernière journée
pleine sur le sol irakien. Après avoir
visité la veille des sites
archéologiques des premiers temps du
christianisme et de l’Islam, nous allons
commencer notre parcours du jour par la
visite du plus ancien site juif en Irak
dans les environs de Najaf, à 80 km au
sud de Kerbala. C’est cette ville qui
accueille l’aéroport international par
lequel nous sommes arrivés cinq jours
plus tôt, et par laquelle nous
repartirons le lendemain. Pour nous y
rendre nous empruntons la fameuse
« route du grand pèlerinage »,
qu’empruntent les pèlerins chiites lors
du grand événement annuel de l’Achoura[2].
De nouveau nous sommes confrontés, sur
le terre plein central, à l’alignement à
l’infini de portraits de combattants
martyrs, qui avaient frappé notre
imagination le matin de notre arrivée (Cf
jour 1).
Le plus ancien site juif d’Irak se
trouve dans une bourgade pauvre des
environs de Najaf du nom de Kifle.
On y accède, après avoir quitté la rue
principale, par un chemin de terre
caillouteux et inégal qui nous emmène,
un peu plus loin, dans une rue
commerçante couverte. L’entrée du site,
peu soupçonnable, est nichée entre deux
boutiques.
Le site juif que l’on s’apprête à
nous montrer est des dimensions des plus
modestes et invisible au premier abord
puisqu’il se trouve dans une salle
spéciale à l’intérieur d’une mosquée
construite ultérieurement, dont il faut
traverser d’abord la cour d’enceinte.
A gauche en entrant, une porte dans
un mur d’une première salle close,
coiffée d’une imposante coupole peinte
avec des dessins arabesques jaunes et
bleus, ceinte à sa base d’une frise
parcourue d’inscriptions coraniques en
blanc sur fond bleu, comme sur les
portiques d’entrée du Sanctuaire de
l’Imam Husseïn (SSIH) à Kerbala.
Derrière cette coupole, une autre
coupole d’apparence plus ancienne et
sous laquelle se trouve, verrons-nous
bientôt, le site juif. En face, une
entrée latérale du bâtiment central dont
la façade est longue de 20 mètres. Sur
la droite, au premier plan, un minaret
en excellent état jaillit vers le ciel
depuis le mur d’enceinte effondré en cet
endroit, lui donnant l’aspect d’un phare
sur son rocher. Un peu plus loin un
autre minaret de même taille.
Vue de la
cour intérieure depuis un endroit opposé
à l’entrée que l’on discerne tout à
gauche
Vue de la
cour intérieure depuis l’entrée en
regardant vers la partie droite de la
cour d’enceinte
Le site juif consiste en une salle de 6
mètres sur 4, occupée en son centre par
un imposant sarcophage qui renfermerait
les restes du prophète Ézéchiel (connu
dans le Coran sous le nom de « Dhul Kifl »),
qui fit partie de l’exil d’un grand
nombre de juifs vers Babylone en – 597
av JC. Sur l’ample drap vert le
recouvrant on peut lire en arabe
calligraphié : و اسماعيل و ادريس و ذا
الكفل كل من الصابرين. Il s’agit du
verset 85 de la sourate XXI du Coran
connue sous le nom de « les
Prophètes »[3]. Elle signifie : « Souviens-toi
d’Ismaël, d’Edris, de Dhulkifl, qui tous
souffraient avec patience » Dans
l’un des coins de la salle, sur une
frise peinte dans le renfoncement d’une
voûte aveugle brisée, on peut lire une
inscription en hébreu à peine lisible :
« ואת המצבה היא מצבת קבורת « אדוננו
יחזקאל, qui signifie : « Et la stèle
(ou pierre tombale) est la stèle de
notre maître Ézéchiel. »
Le tombeau
d’Ézéchiel, recouvert d’un ample drap
vert avec une citation coranique
L’inscription en hébreu
La pièce est chapeautée par une
coupole en piètre état de conservation,
et donne sur un couloir mystérieux où
des couches anciennes du site,
conservées, sont mélangées à des
aménagements de facture récente : une
série de fenêtres aveugles peintes en
lacis arabesques de plantes et de fleurs
typiques de l’art musulman.
Tout autour, l’intérieur de la
mosquée, elle-même en réfection, fait
ressortir le caractère extrêmement
ancien de ce « tombeau d’Ézéchiel » qui
quant à lui ne semble avoir fait l’objet
d’aucun travail de restauration (le
sarcophage excepté).
En parcourant la mosquée nous
rencontrons un groupe de jeunes garçons
assis en cercle dans un coin, avec des
cahiers et des stylos : c’est la période
des examens et ils estiment que la
mosquée est l’endroit le plus agréable
et le plus paisible pour les préparer.
Groupe
d’adolescents révisant leurs examens
dans la mosquée
La visite de ce site est l’occasion
de discuter avec nos hôtes de la
présence juive en Irak. Il n’y a presque
plus de juifs en Irak nous
rapporte-t-on. Il en reste un peu à
Bagdad et à Bassorah, on en compte 5000
au Kurdistan. On en comptait 125 000
autrefois, mais suite à la création de
l’état d’Israël en 1948, une série
d’attentats contre des lieux juifs
irakiens, entre 1950 et 1951, pousse les
juifs d’Irak à émigrer massivement vers
le jeune état juif. Cette série
d’attentats, attribuée aux nationalistes
arabes selon le principe de l’opération
sous faux drapeau, fut en réalité
organisée par les services de
renseignement israéliens, afin de faire
croire à une vague d’antisémitisme en
Irak, favoriser l’accroissement de la
population de l’état d’Israël, et
permettre ainsi, avec le recours à
l’extrême violence, le remplacement des
populations sémites originelles
largement supérieures en nombre et en
influence à l’époque dans la région[4].
Nous reprenons la route vers la ville
de Kouffa, qui fut la capitale du
Califat sous le règne d’Ali, premier
imam des chiites et également quatrième
calife[5].
On nous montre la maison où il
résidait lors de son court règne de cinq
années (656 – 661 ap J.C.), une bâtisse
des plus modestes nichée aux confins de
la cour extérieure d’une imposante
mosquée, et jouxtant les ruines d’un
palais. On nous explique qu’Ali, de
caractère simple et austère, préféra
cette maison ordinaire aux ors du palais
voisin. Nous nous promenons un peu sur
le mur d’enceinte du site laissé à
l’abandon, et nous sommes surpris
d’entendre résonner, presque dans le
même tempo, les chants croisés de
muezzins appelant à la prière depuis
trois mosquées aux trois pointes d’un
triangle dont nous sommes le centre.
Pressés par le temps, nous ne
visiterons pas la maison d’Ali. Nos
hôtes s’éclipsent tout de même un quart
d’heure, comme à leur habitude, pour
répondre à l’appel à la prière.
A ce propos, nous nous rendons compte
que notre voyage à travers l’Irak est
pour eux l’occasion d’effectuer une
sorte de pèlerinage personnel, puisqu’en
l’espace de six jours nous aurons visité
la moitié des mausolées (six) des imams
du chiisme duodécimain, dans lesquels
eux-mêmes ont sans doute rarement
l’occasion de pouvoir se rendre. Qu’il
s’agisse de nos interprètes, de nos
chauffeurs, photographes, gardes du
corps (ils sont tous chiites), à chaque
fois que nous sommes arrivés à proximité
de l’un de ces lieux saints, tels une
volée de moineaux, ils se sont
rapidement éclipsés tous ensemble pour
aller prier, nous laissant libres
d’arpenter les lieux en attendant leur
retour. Avec le recul, c’étaient les
seules plages de temps pendant
lesquelles, lors de nos pérégrinations,
on nous laissait pendant quelque temps
une liberté totale : ils avaient la
charge de veiller sur nous et nous
assister autant que possible, mais sans
doute à l’approche des lieux sacrés de
leur religion leur cœur devait-il
commencer à battre dans une autre
dimension ; le devoir de piété en ces
circonstances devenait d’autant plus
irrépressible que nous ne courions aucun
risque à l’intérieur de ces immenses
édifices ultra protégés.
Le même scénario va se répéter dans
le dernier lieu saint chiite par lequel
nous allons passer pendant notre séjour,
le mausolée d’Ali, premier imam du
chiisme, située dans la ville de Najaf
toute proche.
Comme tous les mausolées situés au
cœur de grandes villes (Kerbala, Bagdad,
Balad), on ne peut y accéder qu’après
avoir franchi plusieurs barrages en
amont de l’édifice, auquel on accède à
pieds après avoir parcouru 200 mètres
d’une rue commerçante. Le 29 août 2003,
une voiture piégée, garée près de
l’entrée principale, avait explosé
précisément au moment où les fidèles en
sortaient, après la prière. 83 personnes
furent tuées dans l’attentat, et 230
autres blessés. Parmi les tués, se
trouvait Mohamed Bakr Hakim, une figure
centrale du chiisme irakien, opposant de
longue date à Saddam Husseïn, qui était
revenu d’exil trois mois plus tôt (le 12
mai). 15 de ses gardes du corps figurent
parmi les victimes.
La rue
piétonne menant au mausolée d’Ali, à
Najaf. On distingue vaguement le dôme en
réfection.
C’est la dernière occasion de
rapporter une curiosité de ces sortes de
longs sas urbains qu’il faut
emprunter pour accéder aux différents
lieux saints. Le déplacement à pied
pouvant s’avérer pénible pour les
femmes, toutes vêtues qu’elles sont
d’une abaya noire qui les recouvre de la
tête aux pieds, surtout en pleine
chaleur, un service mi formel, mi
informel, de « coursiers » proposent
leurs services à ces dames pour rallier
le mausolée sans fatigue. Les véhicules
peuvent consister en des sortes de
charrettes en bois des plus sommaires
que pousse un coursier comme une grosse
brouette, ou en d’espèces de voitures de
golfe plus ou moins longues. Nous
assistons à une dispute bon enfant entre
des femmes convoitant la dernière place
disponible d’une de ces voiturettes qui
effectuent toute la journée (avec les
charrettes), la navette entre le barrage
routier et l’entrée du mausolée.
Aucun des autres mausolées ne m’a
laissé une impression aussi
extraordinaire que celui d’Ali à Najaf.
Dans la rue qui nous y mène nous ne
pouvons en avoir aucune idée.
Ordinairement on aperçoit de loin son
énorme dôme doré, mais en ce moment il
est en réfection et tout entier couvert
de bâches et d’échafaudages.
Les lieux sont organisés comme dans
tous les mausolées que nous avons
visités jusqu’à présent : nous pénétrons
dans une vaste cour d’enceinte, dont les
hautes façades extérieures donnent sur
des lieux de vie divers sur deux étages
marqués par des alignement d’arcades en
ogives : au premier niveau des tombeaux
de personnalités religieuses, au second
des salles pour les étudiants en
théologie. Toute la cour intérieure est
recouverte de centaines de tapis
moelleux. Des ventilateurs-brumisateurs,
régulièrement disposés contre les
façades, diffusent une douce fragrance
de fleur d’oranger. Plusieurs immenses
parasols faits d’un pylône de 10 mètres
et d’une large bâche ombragent
l’essentiel de sa surface. Le mausolée
proprement dit, comme toujours, se
trouve dans le bâtiment central,
beaucoup plus vaste et développé que
tout ce que nous avons vu jusqu’à
présent. Nous y pénétrons par l’entrée
principale (en tout il y en a trois),
incrustée au bas d’un haut portique de
20 mètres, coiffé d’une voûte en ogive
et flanqué de deux minarets, le tout est
entièrement recouvert de feuilles d’or.
A proximité de l’entrée un homme ventile
un encensoir duquel s’échappe une fumée
à l’odeur entêtante.
Nous pénétrons dans le cœur du lieu
saint que je me contente de décrire,
l’usage des appareils photos étant
interdit, à l’intérieur de l’enceinte
comme à l’intérieur du mausolée, dont la
décoration est plus somptueuse que tout
ce que nous avons vu jusqu’à présent.
Vue
aérienne de l’ensemble de l’édifice. On
pénètre dans le bâtiment de cœur par une
porte
située au centre de la façade dorée
entre les deux minarets. Photo piochée
sur la toile…
Le tombeau consiste en un volumineux
sarcophage, dont le revêtement extérieur
est constitué d’un grillage continu en
argent. Il est coiffé d’un chapiteau
doré à plusieurs étages, aux quatre
angles desquels sont accrochés de
magnifiques assemblages de roses
blanches fraîchement coupées. Chaque
entrée de la pièce est chapeautée à
l’intérieur d’un portail à voûte brisée
de cinq mètres de hauteur. Au-dessus
d’une d’elle, une horloge en or ouvragée
entre deux vases énigmatiques. Tous les
portails et l’intérieur de la coupole
sont décorés d’un damier de miroirs
concaves en argent. De gigantesques
lustres à trois niveaux, comportant
chacun des centaines d’ampoules,
reflétés de mille façons, donnent
l’impression d’un continu scintillement.
Comme dans tous les mausolées que
nous avons visités jusqu’à présent,
c’est un va-et-vient incessant de
fidèles qui viennent entrer en contact
avec la tombe du premier imam du
chiisme. Je note un détail que je ne
n’ai pas encore signalé : à un employé
est dévolue la tâche de nettoyer
constamment les barreaux de la grille
que touchent, agrippent, caressent, et
embrassent les fidèles. Même si ces
derniers font strictement leurs
ablutions avant de pénétrer dans le
mausolée, on imagine sans peine les
problèmes d’hygiène posés par un tel
empressement et une telle promiscuité,
sans parler de l’aspect du sarcophage
dont l’argent ternirait bien vite sans
ce constant « chiffonnage ».
La pièce du sépulcre donne sur deux
vastes salles de prières intérieures
tout aussi somptueusement décorées. La
première est soutenue par des rangées de
fins triples piliers comportant
des vases fleuris sur des supports à
mi-hauteur. Elle est illuminée par
quinze énormes lustres ouvragés de près
de 200 ampoules chacun. Les murs sont
tapissés de miroirs d’argent et de
motifs en étoile. Le plafond est creusé
de 15 petites coupoles dont la base est
frangée par des inscriptions coraniques
en blanc sur fond bleu. Dans des
armoires, des corans et livres saints
enluminés sont mis à la disposition des
fidèles.
Dans l’enfilade nous passons dans une
seconde salle de prière d’aspect encore
différent. Les fins triples piliers ont
été remplacés par de massifs piliers en
jaspe verte à veinures sombres. Au
plafond sont encore suspendus une
vingtaine d’énormes lustres, et un même
nombre de mini coupoles richement
décorées le creusent à intervalles
réguliers.
Je suis tellement absorbé dans
l’observation attentive du plafond que
je ne me rends pas compte… d’une, une
sensation soudaine et désagréable
m’indique que je me trouve en
chaussettes en plein milieu d’une large
flaque d’eau qui m’a échappé : nous
sommes proches d’une partie en réfection
de l’édifice, dont c’est l’un des
effets. De deux, comme je redescends
sur terre, on me fait comprendre
par des signes pressants qu’il faut que
je m’éloigne pour une raison plus
sérieuse : sans m’en rendre compte j’ai
pénétré dans la moitié de la salle
réservée aux femmes. J’adopte une mine
piteuse et retourne au sec sur la pointe
des talons vers mes semblables qui me
renvoient un sourire amusé.
Ce qu’on appelle des « salles de
prière » dans les lieux saints chiites,
pourraient tout aussi bien être appelés
des lieux de vie. Certains prient,
d’autres lisent des corans, mais par
endroits, nombre de fidèles sont
profondément endormis sur les tapis qui
recouvrent tout leur sol. Nous
retrouvons également, comme dans la
mosquée de Kifle dans la matinée, des
groupes d’adolescents qui révisant leurs
examens. L’aspect extérieur de leurs
manuels scolaires et cahiers d’école
indique qu’il ne s’agit pas de matières
religieuses.
Nous finissons par nous rejoindre
tous au dehors du mausolée pour aller
manger dans un restaurant qui en dépend
directement. Nous longeons l’édifice par
une rue qui présente, côté opposé, une
longue rangée de boutiques abritées sous
une galerie archée. Nous y trouvons le
même genre d’articles que dans toutes
les boutiques situées dans les environs
des divers mausolées par lesquels nous
sommes déjà passés depuis cinq jours. Je
suis frappé en particulier par un
magasin de vêtements féminins qui
présente, en vitrine, des « abayas de
luxe », d’une apparence aussi magnifique
qu’elles laissent entièrement invisibles
le corps et le visage des belles
destinées à les porter. Encore un de ces
paradoxes, qui nous rappelle le magasin
de vêtements de Kerbala par lequel nous
sommes passés le
jour 3.
Luxueux
abayas sans un magasin de vêtements
féminins
Le terme de « restaurant » n’est
peut-être pas le plus approprié pour
nommer un lieu où les repas sont offerts
gratuitement à tout venant, mais il en a
toutes les apparences. Les hommes
mangent d’un côté de la salle, les
femmes de l’autre. Le principe est le
même qu’au restaurant de la « cité des
visiteurs » de Kerbala. On s’assoit, et
peu de temps après un employé vient vous
servir un plat unique, en l’occurrence,
une portion de poisson grillé aux épices
et aux raisins secs avec du riz, dont
personne n’a rien laissé. Plusieurs
chaykhs se joignent à nous et se lancent
avec nos hôtes dans une discussion
animée.
Après ce déjeuner tardif (il est près
de 15 heures) nous reprenons la route de
Kerbala. Pendant la première partie du
trajet nous longeons un mur interminable
qui nous intrigue : derrière ce mur
s’étend le cimetière de la « vallée de
la paix » (Wadi us Salam) ; vaste de
plus de 1500 hectares, comptant près de
5 millions de tombes, il s’agit de l’un
des plus grands cimetières du monde.
C’est l’aspiration de nombreux chiites,
d’Irak et d’ailleurs, de pouvoir y
trouver leur dernier repos, à proximité
du mausolée de l’imam Ali, dont les
chiites croient à l’influence
bienfaisante dans leur séjour dans
l’au-delà, et qui aurait déclaré que cet
endroit était un fragment du paradis. Il
n’a malheureusement pas été prévu de
nous arrêter pour avoir un aperçu de
cette immense « cité des morts » chiite.
De retour à la « cité des visiteurs »
de Kerbala, nous croyons être parvenus
au terme de notre périple. C’est la fin
de l’après-midi que nous mettons à
profit pour faire nos bagages et
remettre en état nos appartements en
prévision du départ ultra matinal du
voyage de retour vers Paris via Istanbul
le lendemain. Dans la soirée nous
allons, pensons-nous, flâner une
dernière fois dans les environs du SSIH,
pour y prendre un peu de bon temps, dans
une forme de délassement final. Au
dernier moment nous apprenons – un de
ces brusques changements de programmes –
que nous allons finalement nous rendre
dans un camp de réfugiés voisin. Le
changement est si soudain que l’un de
nos deux vidéastes, qui n’a pas jugé
utile pour le coup de s’encombrer de son
matériel ne l’apprend qu’une fois que
nous sommes en route. Il faudra faire
avec une seule caméra.
La nuit – noire – est déjà tombée
quand nous nous mettons en route vers le
camp de réfugiés que nous aurons toutes
les peines du monde à trouver : résultat
de circonstances récentes et imprévues,
situé à l’écart de Kerbala, il ne figure
pas sur les cartes, et n’est pas indiqué
par des panneaux comme pour toute ville
ordinaire. A trois reprises nos hôtes
doivent s’arrêter pour demander des
indications à des habitants. A deux
reprises nous le manquons et sommes
obligés de rebrousser chemin. Nous
l’atteignons finalement sur les coups de
20 heures 30.
Le premier coup d’œil que nous avons
du camp suffit d’emblée à donner une
idée de l’ensemble de sa disposition :
des mobiles-homes et des baraques en
tôles blancs, alignés en séries le long
de « routes » improvisées se coupant à
angle droit pour former un damier
régulier : l’uniformité extrême dans
l’improvisation extrême. Çà et là
quelques rares voitures stationnées.
Une rue du
camp de réfugiés, au premier plan le
début de l’attroupement
Nous sommes accueillis par les
militaires qui gardent le camp, bientôt
rejoints par l’officier chargé de sa
supervision. Après quelques échanges,
nous y pénétrons plus avant avec eux
pour nous arrêter à un carrefour. De
jeunes garçons jouent dehors, sous la
lumière du réseau de réverbères qui
illumine modérément tout le camp. Après
quelques minutes, des dizaines d’habitants,
attisés par la curiosité, affluent vers
nous, et nous assaillent de paroles et
de questions avec étonnement et
enthousiasme : il y a des hommes de tous
âges et de nombreux enfants, aucune
femme, et comme nous nous mettons en
place pour filmer et nous mettons à
tendre le micro, un attroupement se
forme.
Les propos rapportés ci-dessous sont
la transcription à peine retouchée de la
traduction instantanée de nos
interprètes.
Un homme qu’on nous présente comme un
enseignant, la quarantaine, l’air
sérieux et posé derrière ses lunettes
carrées et fumées, prend le premier la
parole : 1200 familles,
environ 8000 personnes vivent dans ce
camp, qui a été ouvert en juillet 2015.
Le plus gros problème que nous avons,
c’est l’eau, l’électricité, et la
nourriture. Tous les dix jours on nous
donne 500 litres par famille, mais nous
n’en avons jamais assez. Comme le camp
est un peu loin du centre-ville, nous
n’avons pas d’électricité publique. Nous
fonctionnons avec des générateurs, mais
toute distribution d’électricité cesse
après 22 heures. La gestion de ce camp
est financée par le gouvernement irakien
et le SSIH. L’eau est acheminée en ce
lieu par des camions. Quelques familles,
qui ne supportaient plus la vie dans le
camp, ont été replacées au Kurdistan où
la vie est plus facile. Nous manquons de
médicaments, de médecins, tout ce qui
concerne la santé. Puisque le
gouvernement irakien traverse des
difficultés budgétaires, à cause de la
baisse des prix du pétrole, sans doute
ne disposons-nous pas de toute l’aide
nécessaire qu’il pourrait nous fournir.
Quelqu’un
qu’on nous présente comme un enseignant
est le premier à répondre à nos
questions
Un homme renchérit : certaines
familles dans le camp vivent dans un
dénuement extrême et auraient besoin de
plus d’attention, d’une aide médicale et
financière. Les jeunes ont du mal à
trouver du travail. A cause du manque
d’eau, nous rencontrons beaucoup de
problèmes de maladie, surtout les
enfants. Vu la gravité de la crise, une
aide internationale ne serait pas
malvenue. Ce camp est sous la
responsabilité du ministère irakien des
déplacés. Beaucoup de services nous sont
fournis par l’administration locale. Les
enfants n’ont aucun endroit où jouer,
ils n’ont pas de jouets.
Nous tendons le micro à un garçon de
huit ans, un peu intimidé au milieu de
tous les adultes. Nous lui demandons
s’il va à l’école. Sa réponse est
confuse : je ne vais pas à l’école,
je pourrais mais il faut des papiers de
l’administration que nous n’avons pas.
Nous tentons également d’interroger
une petite fille, qui, trop émue, ne
parviendra pas à articuler un mot, non
sans regarder de longues secondes droit
dans l’objectif de la caméra.
L’enseignant insiste sur le fait que
dans cette école ils manquent de tout :
livres, cahiers, crayons, tables,
chaises.
Nous passons à un groupe de jeunes
garçons vêtus avec des maillots passés
de grand clubs européens (Arsenal, FC
Barcelone) avec qui nous parlons
football. Oui nous aimons jouer au
football, mais nous n’avons pas de
terrain, seulement la rue, et il est
interdit de sortir du camp.
Groupe
d’adolescents vêtus de maillots de
football de grands clubs européens
Nous interrogeons l’homme qui, au sein
de cette communauté de réfugiés de
Mossoul, a été choisi pour organiser le
camp, un maire informel, qui se nomme
Husseïn Arafat Abdallah. Il répond à nos
questions non sans laisser poindre une
forme d’exaspération : Nous aurions
besoin d’un soutien militaire pour
chasser l’ennemi et rentrer chez nous.
Le rôle de la France ? Si elle peut
aider à nous libérer de Daech avec la
coalition internationale contre Daech,
tant mieux… Tous ici dans ce camp, nous
avons perdu certains des nôtres lors de
l’invasion de Daech. J’ai perdu cinq
personnes de ma famille à Mossoul. Des
jeunes qui n’ont pas pu s’échapper ont
été pris comme otages et tués ensuite
par Daech. Les chiites ont été
particulièrement ciblés, mais les
sunnites qui ne voulaient pas adhérer au
projet de Daech ont subi le même sort.
Dans ce camp il y a des chiites, des
sunnites, des turkmènes, des arabes.
J’ai été élu par les jeunes du camp
comme responsable. J’étais connu à
Mossoul, dans la région tout le monde me
connaissait bien. Il n’y a pas d’argent,
pas d’aide, nous vivons dans la
souffrance. Il y a énormément de
bénévolat entre nous tous car nous ne
pourrions faire autrement.
L’homme
qui a été « élu » pour diriger le camp,
Husseïn Arafat Abdallah
Nous recueillons les propos de
l’officier chargé de la supervision du
camp.
Lors de cet entretien l’homme aura du
mal à dissimuler une sorte de gêne,
voire de frayeur. Nous ne pouvons pas
savoir si c’est en raison de la timidité
que lui inspire la caméra, ou de la
présence d’adultes habitant le camp
l’écoutant attentivement dans son dos :
Je suis attaché à la sécurité des
services de police de Kerbala. Je suis
chargé d’assurer la coordination de la
sécurité de ce camp qui compte 1200
familles. Il insiste sur le rôle
positif du sanctuaire de l’imam Husseïn
et du ministère irakien des réfugiés, et
comme nos interlocuteurs de Balad le
jour 2 du voyage, souligne la bonne
entente et harmonie qui règne entre les
différentes communautés présentes dans
le camp. Nous sommes tous réunis par
l’amour de l’imam Husseïn. Nous nous
occupons de la répartition de l’aide
accordée par le gouvernement central
irakien : les transports, l’eau, la
santé, les ambulances. Nous n’avons pas
de gros moyens, mais nous faisons tout
notre possible. Contredisant le
propos d’un des garçons interrogés il
dit que les habitants du camp sont
libres de sortir comme ils l’entendent.
La route comme vous l’avez vu n’est pas
loin. Ils peuvent prendre leur voiture.
Nous tâchons de faire en sorte qu’ils ne
se sentent pas ici comme des étrangers,
qu’ils y sont comme chez eux.
L’officier
chargé d’assurer la protection du camp
de réfugiés, un peu intimidé
Nos hôtes tiennent à terminer cette
série d’entretiens par une mise en scène
qu’ils filment de leur côté. L’un de nos
hôtes s’avance, saisit le bras du
militaire qu’il brandit en signe de
victoire. De l’autre main il invite tous
les enfants présents à venir le
rejoindre. Une fois qu’ils ont formé un
attroupement suffisant il les pousse à
reprendre en chœur des slogans à la
gloire de l’Irak et à la gloire de Dieu.
Sans doute amusés par ce qu’ils
considèrent comme un jeu, ils s’y
mettent rapidement à plein poumons,
contrastant avec les adultes du camp
demeurés en arrière-plan dont
l’enthousiasme n’est pas flagrant.
Photo de
groupe finale. Les enfants sont
enthousiastes, les adultes un peu moins
Dresser un bilan de la visite en coup
de vent de ce camp de réfugiés à la nuit
tombée est chose délicate. Nous sommes
loin d’avoir vu toute la population et
nous n’avons pas pu nous rendre compte
par nous-mêmes de leurs conditions de
vie. La plupart des réfugiés marquent
leur reconnaissance pour l’assistance
qui leur a été fournie par l’état
irakien et le SSIH, mais on sent,
clairement que leurs conditions de vie
des plus précaires les exaspèrent :
l’eau, l’électricité, les soins
médicaux, l’école, beaucoup de choses
essentielles font défaut ou sont
insuffisantes. Par-dessus tout on sent
qu’ils n’ont aucune intention de
s’éterniser ici. La guerre seule les y
contraint. Ils ont tout de même pu
reconstituer une sorte de société auto
organisée, avec son système d’entraide,
coordonné par un chef qu’ils se sont
eux-mêmes choisis. Nous avons également
cru comprendre que, comme toute société,
celle-ci est loin d’être égalitaire et
homogène : ce ne sont pas toutes les
familles qui disposent d’une voiture,
peuvent sortir du camp, envoyer leurs
enfants à l’école, bénéficier du revenu
d’un travail. Les disparités ne sont
certes pas aussi marquées qu’entre
l’émir du Qatar et un mendiant, mais
elles existent.
Nous quittons le camp aux alentours
de 21 heures, en nous disant que, d’ici
une heure, faute d’électricité,
l’ensemble du camp sera plongé dans
l’obscurité complète, et qu’alors que
nous nous envolerons demain pour la
Turquie, puis la France, un grand nombre
de ces réfugiés demeureront confinés
dans ce camp, sans doute pour des mois,
en attendant que Mossoul[6],
la grande ville du nord de l’Irak dont
ils sont tous originaires, soit enfin
libérée.
De retour à la cité des visiteurs,
nous dînons une dernière fois à son
restaurant en compagnie de nos hôtes,
avec qui nous faisons le bilan de notre
séjour.
Le lendemain, nous nous levons à 5
heures et empruntons une dernière fois
la route Kerbala/Najaf. Aux alentours de
midi nous débarquons à Istanbul. Le choc
des cultures, après une semaine
d’immersion totale, nous semble encore
plus violent, peut-être, dans ce sens-là
que dans l’autre : nous avons
l’impression de nous éveiller d’un rêve.
Un mois et demi plus tard, le 28 juin,
trois kamikazes armés de mitraillettes
perpétrerons dans cet aéroport pour y
commettre un triple attentat suicide,
tuant 45 personnes, et en blessant 239
autres.
François Belliot |
12 octobre 2016
[1] François Belliot vient de
publier aux éditions SIGEST, le second
volume de ses chroniques sur la « Guerre
en Syrie » sous-titré : « Quand médias
et politiques instrumentalisent les
massacres » :
http://edsigest.blogspot.fr/2016/06/guerre-en-syrie-v2.html
[2] L’Achoura se déroule du dixième
jour du mois de Muhharan et se termine
le 20 du mois de Saffar, les deux
premiers mois du calendrier lunaire
musulman. Pour les chiites, il s’agit de
commémorer la martyre de Husseïn, le
fils d’Ali, tué avec presque toute sa
famille dans des circonstances
révoltantes, par les troupes du calife
omeyyadYazid ben Muamiya, lors de la
« bataille de Kerbala » (680 ap J.C.).
Cette période de deuil collectif dure 40
jours. Lors des processions, certains
hommes ont coutume de s’infliger des
blessures sanglantes pour partager
véritablement le calvaire subi par
Husseïn. De nombreux fidèles chiites
effectuent à pied en cette occasion les
80 km de la route séparant Najaf de
Kerbala. En 2016, L’Achoura commence le
11 octobre. L’Achoura est également
célébrée par les sunnites, mais il n’a
pas la même importance et ne présente
pas les mêmes caractéristiques.
[3] La sourate XXI intitulée « les
Prophètes » énumère différents
personnages de la Bible (Ancien et
Nouveau Testament) à qui
Yahvé/Dieu/Allah a conféré le souffle
divin et le talent prophétique. Comme
souvent Muhammad s’y exprime avec un
« Nous » de majesté qui suggère que les
paroles qu’il exprime ne sont pas de lui
mais d’Allah. Cette énumération
louangeuse des prophètes s’inscrit dans
la doctrine musulmane des « révélations
successives », qui reprend pour son
compte les personnages clés du judaïsme
et du christianisme en les présentant
comme des sortes d’ancêtres spirituels
inscrit dans une chaîne dont Muhammad
serait le dernier maillon. D’autres
versets comparables au 85 dans cette
sourate : « Nous avons donné à Moïse et
à Aaron la distinction et la lumière. »
(v. 49) ; « Nous avions déjà donné
auparavant la direction à Abraham, et
nous le connaissions » (v.52) ; « Nous
donnâmes à Loth la science et la
sagesse » (v. 74) ; « Souviens-toi de
Noé quand il cria vers nous. » (v. 76) ;
« Nous donnâmes à Salomon l’intelligence
de cette affaire » (v. 79) ; « Nous
apprîmes à David l’art de faire des
cuirasses pour vous ; » (v. 80) ;
« Souviens-toi de Job quand il cria vers
son Seigneur. » (v. 83) ; « Souviens-toi
de Zacharie quand il cria vers son
Seigneur » (v. 89) ; « Nous soufflâmes
notre esprit à celle qui a conservé sa
virginité ; nous la constituâmes, avec
son fils [Jésus], un signe pour
l’univers » (v. 91). Conclusion de cette
énumération : « Toutes ces religions
n’étaient qu’une seule religion. Je suis
votre seigneur, adorez-moi » (v. 92).
[4] L’interprétation de cette
campagne d’attentats n’est plus guère
contestée. Je renvoie à l’ouvrage de
Naeim Giladi, publié en 1992 : « Ben
Gurion’ scandals : how Haganah and
Mossad eliminated the jews » (Les
scandales de Ben Gourion : comment la
haganah et le Mossad éliminaient les
juifs). Un résumé du livre (en anglais),
sur ce lien:
http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.ameu.org%2Fuploads%2Fvol31_issue2_1998.pdf.
Du reste, les opérations sous faux
drapeau de ce type sont une spécialité
israélienne qu’attestent de nombreux
exemples incontestables au XXème siècle.
Ces opérations sous faux drapeaux
peuvent viser deux objectifs
différents : donner artificiellement aux
juifs d’un pays donné le sentiment
qu’ils sont sous une menace antisémite,
afin de les convaincre d’émigrer en
Israël ; ou alors pousser des grandes
puissances à déclencher des guerres pour
les intérêts d’Israël, afin de lui
faciliter des victoires ou ne pas
apparaître comme belligérant. Ce fut le
cas lors de l’attaque de l’USS Liberty
dans la mer méditerranée au large de
l’Egypte le 8 juin 1968, pendant la
guerre des six jours, par des avions de
chasse israéliens. 34 soldats étasuniens
trouvent la mort, et 171 sont blessés.
Gravement endommagé le navire de guerre
n’a toutefois pas coulé. Si l’opération
avait réussi il était prévu de
l’attribuer à l’Egypte de Nasser pour
pousser les États-Unis à entrer dans le
conflit aux côtés d’Israël (http://ilfattoquotidiano.fr/attaque-du-uss-liberty-en-1967-les-enregistrements-audio-montrent-quisrael-voulait-vraiment-couler-le-navire-americain-et-tout-son-equipage/#.V_TIqrz7vtQ)
[5] On appelle les « quatre premiers
califes », les quatre personnages qui
succèdent immédiatement à Muhammad après
sa mort : Abu Bakr, 632 – 634 ; Omar Ibn
el Khattab, 634 – 644 ; Othman bin Affan,
644- 656 ; Ali Ibn Talib, 656 – 651. A
noter que les trois derniers califes de
la série ont péri assassinés. La lignée
des imams du chiisme duodécimain
commence avec le quatrième calife, Ali,
qui était le gendre et le neveu de
Muhammad.
[6] Alors que je mets la dernière
main à ce récit de voyage, cette ville,
assiégée depuis des mois par l’armée
irakienne, est toujours entre sous le
contrôle de Daech.
Le sommaire de François Belliot
Le
dossier Irak
Les dernières mises à jour
|