BDS
La malveillance de l'Occupation
David Lloyd
Jeudi 8 septembre 2016
Le
boycott est, comme beaucoup se le
rappellent fièrement, une invention
irlandaise. Le premier boycott visait un
célèbre propriétaire terrien, l’éponyme
Captain Charles Boycott, qui avait
essayé de se débarrasser de ses
locataires. Inspirés par la Land League
(Ligue territoriale), les gens du coin
refusèrent de le servir ou de travailler
pour lui, répondant à sa menace sur
leurs moyens d’existence en coupant les
liens sociaux et économiques qui les
liaient à lui. Depuis, le boycott a
évolué en un instrument non-violent bien
connu pour obtenir un changement social.
Il reste le moyen le plus efficace par
lequel la société civile fait rendre
compte à ceux qui sont responsables de
violations continues quoique réparables
des droits fondamentaux, dont plus
spécialement les violations qui menacent
la capacité de toute communauté à
maintenir ses moyens d’existence et de
survie culturelle. Cela fonctionne tout
à fait simplement en annulant ou en
suspendant les liens avec les coupables,
en refusant de collaborer aux
injustices, même en les assumant
passivement ou en les « normalisant »
par l’inaction.
Avant
tout, le boycott est un instrument aux
mains de la société civile. Nous faisons
appel au boycott lorsque les moyens de
corriger une atteinte continue sont
refusés par les institutions juridiques
ou politiques qui devraient intervenir.
En décembre 2009, Israël a lancé son
agression catastrophique « Plomb Durci »
sur Gaza – comme à nouveau en 2012 et
2014. Avant la fin des combats, Israël
avait tué quelque 1.400 Gazaouis,
principalement des civils qui n’avaient
nulle part où se cacher et aucun moyen
de s’échapper. Au plus fort de ce
massacre aveugle, le parlement et le
sénat américains ont fait passer une
résolution pour soutenir la campagne
d’Israël, mensongère dans toutes ses
clauses, y compris en blâmant le Hamas
pour
son agression planifiée de longue date
et disproportionnée. Seuls quatre
courageux députés ne furent pas
d’accord. Avec un soutien aussi
verrouillé à Israël, alors même que les
FDI poursuivaient ce que le rapport
Goldstone de l’ONU établirait plus tard
comme une guerre criminelle et hautement
asymétrique contre une population
emprisonnée, il devint clair que les
institutions américaines – ou
européennes- ne tiendraient jamais
Israël pour responsable sans quelque
pression compensatoire de la part des
mouvements sociaux de la base.
C’est
pourquoi, en janvier 2009, une poignée
d’universitaires basés aux USA ont lancé
la
Campagne Américaine pour le Boycott
Académique et Culturel d’Israël, qui
appelle à la suspension de toute
collaboration avec les institutions
universitaires israéliennes qui sont
complices de l’occupation et de la
discrimination contre les Palestiniens.
Le boycott, dans notre esprit, n’était
pas simplement l’expression de notre vif
dégoût face au massacre aveugle et
écrasant perpétré par Israël. C’était,
avant toute autre chose, une réponse à
l’appel de la société civile
palestinienne au boycott
désinvestissement et sanctions contre
Israël (BDS), adressé non pas aux
puissances qui leur avaient constamment
fait défaut depuis des décennies, mais à
la société civile mondiale. Nous nous
engagions à aider à donner forme à un
mouvement social qui ouvrirait une
brèche dans le barrage contre
l’obtention de la justice pour les
Palestiniens qu’Israël et ses riches
lobbies maintenaient depuis des
générations. Ces lobbies avaient réussi
à coincer, non seulement le processus
politique, mais aussi les médias
américains qui n’avaient jamais couvert
avec tant soit peu d’exactitude le sort
de la Palestine et de son peuple.
Confrontés à ce barrage contre la
justice et l’information, seul un
mouvement de la société civile, pensions
nous avec donquichottisme, pourrait
altérer l’équilibre du pouvoir et ouvrir
des passages vers quelque possibilité de
paix juste.
Pour
mesurer le succès de n’importe quelle
campagne de boycott, il s’agit moins de
regarder son impact économique ou social
que la transformation de la connaissance
du public produite par le déroulement de
la campagne elle-même. Le mouvement de
boycott a déjà obtenu des succès
étonnants et imprévus dans divers
domaines, de l’approbation du boycott
académique par des organisations
professionnelles comme l’American
Studies Association ou le Syndicat
des Enseignants d’Irlande (Teachers
Union of Ireland) au
blocus des bateaux israéliens dans les
ports des USA pendant l’agression de
2014 sur Gaza, jusqu’à la campagne
internationale pour amener l’entreprise
française internationale
Veolia à suspendre ses projets de
transports en Palestine occupée. Mais
quelque bienvenus qu’aient été ces
succès, leur effet sur l’économie
israélienne ou sur la puissance de son
armée demeure encore limité. Ce qu’ils
ont obtenu, c’est quelque chose d’assez
différent, l’avancement d’une
compréhension par le public du système
politique et du régime d’occupation
d’Israël. Dans les succès ou les échecs,
le travail des campagnes de boycott se
fait avant tout par l’éducation des
populations – dans les églises, les
écoles et les collèges, les locaux
syndicaux – sur les réalités de
l’occupation et de la discrimination
dont les Palestiniens souffrent au
quotidien. Peu à peu grandit la
perception que l’occupation n’est pas
une défense contre des terroristes
intransigeants, mais une annexion
illégale qui dépossède une population
indigène de ses terres et de ses droits
fondamentaux, et qu’Israël lui-même
n’est pas un bastion démocratique du
Moyen Orient, mais un Etat
fondamentalement racial. Comment,
vraiment, un Etat qui a plus de
cinquante lois pour discriminer sa
propre population palestinienne peut-il,
de quelque manière que ce soit, être
considéré comme une démocratie ?
Des
truismes autrefois inattaquables sur
Israël se sont effondrées au cours des
dernières années, non pas parce que leur
fausseté n’était pas évidente pour
quiconque se souciait de faire quelque
recherche (simplement lire feu Edward
Saïd), mais parce que le mouvement de
boycott a généré des débats qui ont
disséminé l’information sur un nombre de
questions sans précédent, même
à l’intérieur du Parti Démocratique
américain. Peut-être le signe le
plus parlant de l’impact du mouvement
mondial de boycott est-il le fait que
l’État d’Israël ait élevé BDS au statut
de
menace stratégique majeure. Le
résultat ne fut pas une revigoration
supplémentaire du débat, mais un effort
sponsorisé par Israël – appelé « guerre
législative » - pour
mettre hors la loi le soutien au
mouvement de boycott. Cela a déjà
marché en France et de nombreux projets
de loi anti-BDS sont examinés dans les
parlements de nombreux Etats des USA.
D’autres tactiques consistent en un
effort insidieux pour définir la
critique d’Israël comme antisémite ou
des tentatives pour imposer des mesures
punitives contre les mouvements
étudiants ou les entités civiles et
commerciales qui approuvent le boycott.
On a retiré à l’un des membres
fondateurs de la campagne palestinienne,
Omar Barghouti, le droit de voyager
et sa vie est sous la menace de
ministres du gouvernement. D’autres
mesures de
répression contre des supporters de BDS,
dans ou hors d’Israël, continuent à
émerger. Mais ces actes de censure de
plus en plus virulents révèlent une
seule chose : que le régime israélien
d’occupation, de dépossession et de
discrimination est indéfendable. Ceux
qui ne peuvent pas défendre un système à
la lumière d’un débat public doivent
recourir à la force, juridique ou autre,
pour piétiner le débat. Mais la
coercition est un très pauvre argument
et, ironiquement, l’effort même de
censurer joue comme un mégaphone qu
diffuse les arguments qu’il cherche à
détruire.
Cependant, la vie quotidienne des
Palestiniens est un labyrinthe épuisant
fait d’obstacles juridiques et
physiques, depuis les centaines de
checkpoints et de fermetures de routes,
qui transforment des trajets de dix
minutes en voyages de plusieurs heures,
jusqu’au régime des permis qui
transforme chaque projet, de la moisson
au trajet médical, en cauchemar de refus
arbitraires ; depuis la crainte bien
fondée du leader étudiant d’une
« détention administrative », qui peut
être indéfiniment renouvelée, jusqu’à
l’angoisse du professeur au sujet
d’imprévisibles mais récurrentes
incursions sur les campus ; depuis
l’annexion de la terre d’une famille ou
d’une communauté pour les colonies
illégales, qui partout dominent le
paysage, jusqu’à la menace quotidienne
de harcèlement et de violence de la part
des colons de droite protégés par
l’armée israélienne. Ce qui est
étonnant, ce n’est pas l’explosion de
violence occasionnelle et réactive de la
part de ceux qui sont systématiquement
opprimés, mais la patience et
l’obstination généralisées dont font
preuve les Palestiniens dans des
conditions de vie inimaginablement
humiliantes et frustrantes.
Lors
d’un récent voyage en Palestine, au
cours duquel nous avons rencontré des
universitaires et des étudiants d’une
bonne dizaine d’institutions en Israël
et en Cisjordanie, mes collègues et
moi-même avons été témoins de la
consternation de nos pairs devant ce
qu’ils appellent la localisation :
c’est-à-dire que, l’effet cumulatif des
restrictions israéliennes sur la liberté
de circulation des Palestiniens et son
interférence avec le droit des étrangers
à circuler librement, c’est la
fragmentation croissante de la vie
intellectuelle à tous les niveaux. Les
étudiants d’Hébron dans le sud peuvent
maintenant rarement se rendre à
l’université de Bir Zeit près de
Ramallah : ce qui représenterait un
trajet d’une heure, si les colonies et
les autoroutes réservées aux colons
n’envahissaient pas la terre
palestinienne, se traduit maintenant en
un voyage de plusieurs heures avec des
détours par la montagne sur des routes
tortueuses ponctuées de checkpoints. A
ces checkpoints, le danger de la
violence militaire peut exploser
n’importe quand, surtout s’il s’agit de
jeunes Palestiniens. Dans le nord à
Tulkarem, l’Université Technique de
Palestine, seule université libre et
publique de Palestine, accueillait
autrefois des étudiants de toute la
Cisjordanie et même d’Israël. Des
invasions presque quotidiennes de
l’armée israélienne sur le campus ont
rendu définitivement invalides vingt
étudiants et blessé des centaines
d’autres, parfois avec des balles
explosives ou
à bout creux dont nous avons encore
pu constater les effets sur un étudiant
invalide et un technicien quelques six
mois après l’incident. A cause de ces
menaces létales, l’université a perdu
une part importante de ses étudiants qui
venaient d’ailleurs que du nord et qui,
là, ne se sentent plus en sécurité. Une
étudiante de l’université de Bethléem
nous a dit que la toute première fois
qu’elle a rencontré un étudiant
palestinien d’où que ce soit hors de son
environnement immédiat, ce fut quand
elle put suivre un programme d’études
aux Etats Unis. Peu d’étudiants
palestiniens ont cette chance. Elle a
été l’une des rares à survivre à la
course d’obstacles qui décourage la
plupart des Palestiniens – surtout les
étudiants masculins – de rechercher ce
genre d’opportunités.
La
localisation détruit les principes
cosmopolites qui sous-tendent toute
université, faisant obstacle à la
circulation vitale des personnes et des
idées grâce à laquelle se développent la
vie intellectuelle et la culture. Il est
presque impossible pour les universités
palestiniennes d’accueillir des
universitaires étrangers qui
enseigneraient pendant un semestre
entier, puisque les visas de tourisme
israéliens expirent au bout de trois
mois et que leur renouvellement n’est
pas garanti. Les visas de travail sont
rarement accordés même – et surtout –
aux enseignants, ce qui fait que, pour
rester un semestre ou plus,
l’universitaire invité doit prendre le
risque, soit de mentir, soit de
prolonger son séjour illégalement. Les
universitaires et les étudiants
palestiniens ressentent intensément
cette perte d’accès au monde de la
recherche, des archives et des études.
La Palestine a toujours été une société
dotée d’un haut niveau d’alphabétisation
et d’une riche culture artistique et
intellectuelle. Le Régime israélien
d’occupation détruit avec constance ce
riche héritage et les rêves et les
visions de la jeunesse palestinienne.
Comme Mariam, autre étudiante de
l’université de Bethléem, nous l’a
exprimé : « Nous n’osons plus rêver. Si
vous avez des rêves, vous ne pouvez pas
les réaliser, vous ne pouvez pas vivre
en accord avec vous même. »
Ilan
Pappé a éloquemment parlé du « génocide
progressif » qu’Israël a infligé à
Gaza. L’étranglement que l’Occupation
inflige sur la vie des Palestiniens à
Jérusalem Est et en Cisjordanie peut ou
peut-être pas se comprendre comme un
moyen de pratiquer un nettoyage
ethnique, mais il est certain que le
réseau serré de règlements et de
restrictions rend la vie graduellement
intolérable. Presque chaque
universitaire ou étudiant palestinien
avec qui nous avons parlé a senti que
l’intention malveillante de nettoyage
ethnique était évidente dans les
conditions qu’on leur infligeait,
poussant ceux qui le pouvaient à partir.
C’est la
violence structurelle qui est la
précondition essentielle des
explosions de violence létale qui sont
reprises occasionnellement dans les
médias occidentaux. Ce que subissent les
universités n’est qu’un microcosme de
l’impact fragmenté de la répression et
de la dépossession sur la société
palestinienne dans son ensemble.
L’impact de la localisation ne tombe pas
que sur eux, mais sur la culture
palestinienne tout entière. La Palestine
était autrefois le centre des idées, des
marchandises et des populations qui
circulaient à travers l’Asie occidentale
et l’Afrique du Nord : comme nous le
rappelait un professeur de Bethléem,
l’ancienne route des caravanes partait
de Jérusalem, via Bethléem, vers Hébron
et au-delà. Maintenant, lui ne peut même
pas faire les vingt minutes de route de
Bethléem à son ancienne maison familiale
à Jérusalem sans un permis spécial. Le
régime israélien a presque immobilisé
une population qui faisait autrefois
partie intégrante d’une civilisation
cosmopolite fondée sur le mouvement et
le commerce.
Nous
Irlandais devrions savoir ce que c’est
que de souffrir de la perte d’une terre
et d’une culture, d’être forcés à une
vie d’émigration qui a récemment été
retoquée en « diaspora ». La
connaissance que nous avons de ce que
c’est que d’avoir à partir sans réel
espoir de retour est enracinée dans
notre mémoire collective. Les conditions
des Palestiniens, dans la Palestine
historique et dans la diaspora, sont
bien pires, forcés qu’ils ont été de
subir souvent des exils successifs et
alors que les lois israéliennes, qui
protègent une majorité juive
artificielle contre une population
indigène qui a été qualifiée de « menace
démographique », leur refusait le
droit au retour. Et pourtant, ils
persistent et refusent d’être déplacés
sans se battre. Les puissances
internationales leur ont fait défaut
décennie après décennie. Israël poursuit
son régime punitif et raciste
d’occupation et de dépossession qui est
tour à tour brutalement violent et
étonnamment vilain dans son souci
d’infliger de mesquines humiliations.
Jusqu’ici, c’est ce qu’il a fait dans
une impunité totale. Mais, comme presque
chaque Palestinien nous l’a affirmé, BDS
est la dernière forme de résistance
non-violente qui leur reste et, en tant
que telle, offre le moyen le plus
prometteur pour atteindre la paix dans
la justice à l’encontre d’une situation
qui empire sans cesse.
Mais
le boycott n’est pas une tactique que
les Palestiniens sous Occupation ou en
Israël peuvent très efficacement
déployer tout seuls. C’est plutôt une
tactique qu’ils ont demandé à la société
civile internationale de mettre en
œuvre. Ils nous demandent de répondre à
leur appel. Si nous ne le faisons pas,
nous aussi serons complices, en vertu de
notre inaction, de la destruction lente
et délibérée de la société et de la
culture palestiniennes et de la violence
quotidienne qui cherche progressivement
et avec malveillance à les éliminer.
1/9/2016
David Lloyd est professeur
d’Anglais émérite à l’université de
Californie et membre fondateur de la
Campagne Américaine pour le Boycott
Académique et Culturel d’Israël. Il a
publié de nombreux articles sur la
Palestine et Israël, dont « Le
Colonialisme de Peuplement et l’État
d’Exception : L’Exemple
d’Israël/Palestine » dans la Revue
d’Etudes Coloniales, « Nous Croyons que
la Palestine est une Question
Féministe... » dans la Pensée Critique
Juridique, et, avec Malini Johar
Schueller, un essai sur la justification
du boycott académique d’Israël dans la
Revue de la Liberté Académique d’AAUP.
Il est également signataire de l’IPSC
« Promesse d’Artistes Irlandais de
Boycotter Israël ». Lloyd travaille
principalement sur la culture irlandaise
et sur la théorie postcoloniale et
culturelle. Son livre le plus récent est
Culture Irlandaise et Modernité
Coloniale : La Transformation de
l’Espace Oral (Cambridge University
Press, 2011).
David Lloyd pour le Dublin Review of
Books
Traduction J.Ch. pour l’AURDIP
Le
dossier BDS
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