Comment je vois le
monde
Plaidoyer pour une Algérie debout
Le piège de la rente du gaz de schiste
Chems Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Dimanche 25 mai 2014
«Une nation dont le peuple est
incapable de concevoir l'avenir est
condamnée à périr.»
Miyamoto Musashi, un samouraï du XVIe
siècle
Une triste nouvelle pour le Sahara. Le
Conseil des ministres vient de décider
l'exploitation des gaz de schiste, mais
précise le communiqué, «tout en
respectant l'environnement». Nous ne
sommes pas rassurés pour autant. Dans
cette contribution, peut-être la
centième sur l'énergie, l'environnement,
les changements climatiques et les gaz
de schiste, encore une fois nous allons
réexpliquer le danger de cette démarche.
Et encore, le débat n'est pas d'être
pour ou contre le gaz de schiste, le
débat est celui d'accepter une
disparition de l'Algérie en tant qu'Etat
souverain avec un territoire ouvert à
tout vent, qui se contente de gérer le
quotidien immédiat ou celui de donner
une chance pour que la prochaine
génération trouve un pays en ordre de
marche qui a tourné le dos à la rente et
qui est réellement en voie de
développement. Il est hors de doute
qu'un projet de société pour qu'il soit
viable et emporte l'adhésion du plus
grand nombre doit s'appuyer sur une
stratégie, un cap où seul le savoir
permettra à l'Algérie ne pas
compromettre son avenir. Pour cela, il
faut parler vrai! Les Algériens sont
tout à fait capables de comprendre les
enjeux et adhérer à une démarche qui
leur assure un futur vivable.
D'où venons-nous?
L'Algérie a eu une chance extraordinaire
avec l'exploitation rationnelle du
pétrole -au départ- dont elle a essayé
de tirer le meilleur usage dans les
années 1970. Depuis 1971, nous avons
extrait du sous-sol environ 2 milliards
de tep. De 1965 à 1978, l'Algérie a
engrangé 22,5 milliards de dollars. Il y
eut la création d'une centaine
d'entreprises qui ont assuré le
développement du pays. L´essentiel de
l´industrie pétrolière actuelle date de
cette époque. Nous sommes bien contents
d´avoir reçu en héritage, une capacité
de raffinage de 22 millions de tonnes
des complexes de pétrochimie.
L'essentiel du raffinage et de la
pétrochimie actuels datent de cette
période.
De 1979 à 1991, c'est à près de 125
milliards de dollars de rente. Cette
époque est marquée par le programme
anti-pénurie l'importation massive de
biens de consommation donnait à
l'Algérien l'illusion qu'il était riche
et appartenait à un pays développé;
tragique erreur que la chute des prix du
pétrole de 1986 est venue brutalement
nous rappeler et le début de la
démolition des pans entiers de
l'industrie. De 1999 à 2013, c'est plus
de 600 milliards de dollars. Au total,
c'est près de 750 milliards de dollars
en 50 ans. On dit que l'Algérie aurait
un matelas de réserve de 200 milliards
de dollars! Pourquoi ne pas avoir
extrait du sous-sol que le strict
nécessaire au développement du pays?
Notre meilleure banque est notre
sous-sol! et à titre d'exemple le prix
du baril était d'environ 20 dollars en
2000, il est à 100 dollars actuellement
(5 fois plus cher). Il le sera encore
dix fois plus cher dans 10 ans!
Pourquoi, en plus de ne pas avoir
converti - comme l'a fait l'Inde- ces
dollars qui s'effritent au fil des ans
en or? Un pays comme le Liban a plus
d'or que l'Algérie. L'or cette «relique
barbare» n'a cessé de prendre de la
valeur. Ainsi, si on prend en compte
seulement la dernière période de 2000 à
2014, les prix de l'or par rapport aux
indices boursiers sont passés de 300
dollars en 2000 à près de 1800 dollars
en 2012. (1300) dollars en mai 2014. En
moyenne, l'or a été multiplié par cinq.
Nos réserves ne seraient pas de 180
milliards, mais auraient largement
dépassé les 250 milliards de dollars La
gestion -en bon père de famille- est
certes sécurisante, mais là comme
ailleurs, il nous faut nous impliquer
dans le mouvement du monde dans ce XXIe
siècle de tous les dangers.
Qu'avons-nous fait de pérenne? Nous
avons construit des milliers d'écoles,
des centaines de lycées, des dizaines
d'universités. Nous avons construit des
hôpitaux, nous avons construit des
barrages et des routes. Tout ceci est à
mettre à l'actif des gouvernants
successifs, mais nous n'avons pas créé
de richesse. Le peu d'industrie qui
existait a commencé à être démantelé dès
les années 1990. Le terrorisme et le FMI
ont eu raison de l'industrie algérienne
qui n'intervient que pour 5% dans la
création de richesse. Notre dépendance
est plus importante que jamais. Quand
80% de la nourriture du pays proviennent
de l'extérieur, c'est très grave!
Autre signe de gravité, nous avons donné
à l'Algérien l'illusion qu'il était
«développé» gaspillant sans vergogne.
«Tout ce qui est fondamental ailleurs
comme l'énergie, l'eau, la nourriture
est gratuit en Algérie.» Est-il moral de
laisser ce gaspillage grandir dans des
proportions effarantes. Les Algériens
doivent savoir que nous importons de
l'essence et du gasoil pour 3,5
milliards de dollars avec un prix de
gasoil acheté de l'étranger 6 à 7 fois
plus cher que le prix auquel l'Etat le
vend au citoyen, que le même citoyen
paye l'eau à 6 DA le m3 alors qu'elle
revient à 40 DA le m3. Paradoxalement,
un litre d'eau minérale acheté à 30 DA
ne pose pas problème. Il en est de même
du gaspillage de nourriture, les prix
administrés vont faire le malheur de ce
pays. J'ai toujours dit que cette
situation était intenable et le sera de
plus en plus dans l'avenir.
Nous sommes dépendants pour notre
nourriture à 80% de l'étranger. Depuis
2008, nos dépenses ont été multipliées
par deux, record de 55 milliards de
dollars dont 7 milliards de dollars pour
les voitures et aussi pour les
opérateurs téléphoniques. Un flexy de
500 DA, c'est 5 dollars en partie
transférable. Au moins 40 millions de
portables. L'économie se bazadise de
plus en plus et nous incite à la
paresse. L´Algérien finance ainsi
l´emploi des ouvriers chinois, turcs,
les emplois de Renault qui ne veut pas
construire autre chose que des
showrooms.... Sommes-nous, comme le dit
l´adage populaire, des marchands et non
des bâtisseurs?
On parle beaucoup de transition
démocratique. Dans plusieurs de mes
écrits, j'avais parlé plus largement de
transition multidimensionnelle,
notamment par l'avènement d'une
Constitution qui, outre le fait qu'elle
doit graver dans le marbre,
l'alternance, les libertés
individuelles, l'indépendance réelle de
la justice en rendant justiciable tout
citoyen algérien quelle que soit sa
fonction. La protection des générations
futures par la transition vers le
développement durable devrait être
inscrite dans la Constitution. J'avais
aussi énuméré les autres transitions
rendues nécessaires par la délicate
situation de nos réserves qui sont sur
le déclin et par le mouvement du monde.
Transition vers l'économie de la
connaissance, et transition énergétique.
Nous allons montrer que permettre
l'exploitation des gaz de schiste sans
l'inscrire dans une démarche globale ne
fera que perpétuer les mécanismes de
l'Etat rentier qui sera de moins en
moins possible. Nos réserves
conventionnelles pompées sans retenue
sont sur le déclin.
L'amère réalité des gaz de
schiste
Quelques mots de la réalité des gaz de
schiste. Pour William Engdhal ´´la
révolution du gaz de schiste´´ aux
Etats-Unis a échoué. L'accroissement
considérable de la production de gaz par
´´fracturation hydraulique´´ a été
interrompu par les principales
compagnies comme Shell et BP par manque
de rentabilité. Shell vient juste
d'annoncer une importante réduction de
son activité de production de gaz de
schiste. Shell vend son droit
d'exploitation sur environ 300.000 ha de
terrain dans les principaux gisements de
gaz de schiste du Texas, de
Pennsylvanie, du Colorado et du Kansas
et annonce qu'il sera peut-être obligé
d'en vendre encore plus pour stopper ses
pertes dans ce domaine. (...) «David
Hughes, un analyste dont la compétence
en matière de gaz de schiste est
reconnue, a très bien résumé l'illusion
du gaz de schiste dans une étude portant
sur plusieurs années d'extraction aux
Etats-Unis: ´´ La production de gaz de
schiste a explosé jusqu'à constituer
presque 40% de la production du gaz
naturel des Etats-Unis. Cependant la
production plafonne depuis décembre
2011. L'importance du déclin des puits
exige de continuels apports de capitaux
- 42 milliards de dollars par an pour
forer plus de 7000 nouveaux puits - afin
de maintenir la production. En
comparaison, le montant en dollars du
gaz de schiste produit en 2012
atteignait tout juste 32,5
milliards.´´.(1)
Il semble que les puits s'épuisent très
vite. (...) La fracturation de la roche
ne permet de libérer ces gaz que dans un
périmètre restreint autour de la zone
fracturée. Par conséquent, la production
d'un puits d'hydrocarbures de schiste
atteint en général sa production record
dès son ouverture, et décline ensuite
très rapidement, Pour maintenir une
production élevée, il est nécessaire de
forer sans cesse de nouveaux puits, de
dix à cent fois plus que pour du pétrole
conventionnel, d'après la direction du
groupe Total. (2)
Louis Allstadt, ancien vice-président
exécutif de Mobil Oil, déclare: «Le gaz
de schiste est pire que le charbon» «La
fracturation hydraulique utilise de 50 à
100 fois plus d'eau et de produits
chimiques que les anciens forages
conventionnels. il faut environ 20
millions de litres d'eau et environ
200.000 litres de produits chimiques
pour fracturer. Un tiers environ de ces
liquides ressort du puits chargé de
métaux lourds. Ce sont des déchets
toxiques et pour une part radioactifs.
Le lien a été fait entre leur stockage
sous pression, dans les puits
d'injection, et des tremblements de
terre à proximité. La moindre fuite crée
un sérieux problème aux réserves d'eau
potable. Les riverains de forages par
fracturation hydraulique sont victimes
de nuisances importantes. Cette
technologie ne peut pas être utilisée
sans dommage, (...) Au départ, les
entreprises gazières prétendaient que là
où il y a du gaz de schiste, vous pouvez
bâtir un puits et en extraire du gaz..
Ce qu'on a découvert, c'est que ce gaz
n'est pas présent partout dans le
sous-sol, mais seulement en quelques
endroits d'un potentiel gisement, ce
qu'on appelle des «sweet spots», des
«parties tendres». Par ailleurs, les
premières estimations de l'étendue des
réserves gazières ont été très
surestimées. Au départ, il se disait que
les États-Unis pouvaient avoir dans leur
sous-sol l'équivalent de cent ans de
consommation de gaz. Maintenant, on ne
parle plus que de vingt ans ou moins.
(...) Les puits de pétrole et de gaz de
schiste s'épuisent très vite. En un an,
la rentabilité peut décliner de 60%,
alors que les gisements conventionnels
de gaz déclinent lentement et peuvent
rester productifs 40 ans après le début
du forage. (...) Les hydrocarbures
faciles et bon marché ont déjà été
exploités.»(3)
Que sait-on des effets sanitaires de
l'exploitation du gaz de schiste? Le
manque de recul fait que nous avons de
plus en plus de surprises: «Trois
chercheurs américains ont tenté de
répondre à cette question en passant au
crible l'ensemble des travaux publiés
ces dernières années sur le sujet. Le
résultat de cette synthèse, publiée
mercredi 16 avril dans Environmental
Health Perspectives (EHP), dresse un
état des lieux paradoxal: «Il y a des
preuves de risques potentiels pour la
santé publique dus au développement du
gaz de schiste», écrit Seth Shonkoff
(université de Californie à Berkeley) en
notant un manque criant d'études
épidémiologiques qui permettraient de
sortir du doute sur leur réalité et
l'ampleur de ces risques potentiels.(4)
De même, des géologues de l'État de
l'Ohio établissent pour la première fois
dans leur région un lien entre
fracturation hydraulique et activité
sismique, provoquant le durcissement des
conditions d'autorisation de forage dans
cet État. Veux-t-on aller vers un second
cataclysme pour le Sahara qui a connu la
bombe atomique, les gaz chimiques,
est-il condamné à un troisième chaos? A
l'évidence, non!
Que devons-nous faire avant
qu'il ne soit trop tard?
Au vu de la réalité du monde et des
techniques, l'Algérie ne doit pas miser
et s'en remettre uniquement d'une façon
résignée aux gaz de schiste. D'ailleurs,
lors de la 18e journée de l'énergie sur
la transition énergétique et le
développement durable, organisée par
l'Ecole polytechnique, la nécessité de
la mise en place un modèle de
consommation de 2030-2050 pour freiner
la consommation des énergies fossiles a
été affirmée avec force par les élèves
ingénieurs, futurs citoyens de 2030.
La mise en place d'un Conseil national
de l'énergie et du développement durable
qui devrait de mon point de vue être
prévu dans la Constitution, devra
veiller à une rationalité et à une
sobriété en tout. Le problème de
l'énergie n'est pas du ressort exclusif
du ministère de l'Energie, tous les
autres départements doivent, à des
degrés divers, être partie prenante. Je
veux citer, notamment le ministère de
l'Environnement qui est en théorie
garant de la non-nocivité des
opérations. C'est aussi le système
éducatif dans son ensemble qui doit
d'abord former à l'école l'écocitoyen de
demain, la formation professionnelle qui
devra habiliter à des emplois dans le
domaine de l'énergie, l'eau...
C'est enfin l'enseignement supérieur qui
aura la lourde tâche de former les
milliers d'ingénieurs et de techniciens
qui auront à prendre en charge ce Plan
Marshall de la Transition énergétique,
il aura aussi à développer la recherche
et la formation d'ingénieurs dans la
technologie des gaz de schiste qui
devront être opérationnels dans les
vingt prochaines années... A cet effet,
une feuille de route ´´pour un passage
en douceur du fossile aux énergies
douces à l'horizon 2040, en misant sur
une rente utilisée rationnellement´´.
Seule une transition énergétique
permettra de tourner le dos aux énergies
fossiles et développer les gisements
d'énergie verte, mais aussi le moment
venu d'exploiter les gaz de schiste
quand la technologie sera mature. Il
faut expliquer aux citoyens la nécessité
de freiner le gaspillage, de ne pas
vivre sur un train de vie qui n'est pas
celui de l'effort et du mérite. Le temps
nous est compté. Justement, la
transition énergétique est, non
seulement inéluctable, mais ne doit en
aucun cas être différée.
Avoir et exploiter le gaz de schiste
est-ce l'eldorado tant vanté? C'est non,
si nous continuons à y penser avec une
mentalité formatée par la rente. Notre
pays devra encore une fois faire preuve
d'imagination, de compétence et de
prudence pour optimiser ce qui reste de
ses réserves en les consacrant aux
générations futures. Le recours massif
aux énergies renouvelables et aux
économie d'énergie est inéluctable Tout
a un prix. Nous ne pouvons pas nous
projeter dans le XXIe siècle avec une
mentalité du siècle dernier. Le gaz de
schiste aura toute sa place dans un
bouquet énergétique à mettre en place.
Il sera exploité quand les conditions
d'une exploitation respectueuse de
l'environnement qui ne compromette pas
l'avenir hydrique du pays sont réunies.
Je suis sûr que les habitants de
Timimoun qui ont fait des foggaras une
culture et un art de vivre préféreront
l'eau au gaz de schiste...
1.
http://www.legrandsoir.info/la-maison-blanche-ment-a-l-union-europeenne-sur-la-fourniture-de-gaz-etasunien-nsnbc.html
2. http://petrole.blog.lemonde.fr
/2013/10/01/gaz-de-schiste-premiers-declins-aux-etats-unis/
3.
http://www.mediapart.fr/journal/economie/150414/un-ancien-de-mobil-oil-le-gaz-de-schiste-est-pire-que-le-charbon16
avril 2014
4.
http://www.lemonde.fr/planete/article/2014/04/17/gaz-de-schiste-quelles-consequences-sanitaires_4403545_3244.html
Professeur Chems Eddien Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
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