Algérie en phase
avec le mouvement du monde
Pour une révolution énergétique
verte :
Une seconde indépendance
Chems Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Lundi 3 juillet 2017
«Il nous faut une 3ème indépendance
qui est l'indépendance des neurones, de
la science, c'est une indépendance qui
fait qu'on soit une nation qui ne dépend
pas des énergies fossiles,
»
Professeur Chems-Eddine Chitour.
Dans
cet interview le professeur Chems-Eddine
Chitour appelle à une Algérie qui fait
du Développement Humain Durable « sa
boussole » pour sortir de cette
addiction.» Le professeur nous explique
dans cette interview comment les
Algériens, gouvernement et peuple,
doivent-ils impérativement s'engager en
faveur de ce qu'il qualifie de
«révolution énergétique. » Il pense que
la révision des subventions constitue
une partie de cette lourde
problématique.
Le Quotidien
d'Oran: Dans vos interventions, vous
faites un bilan alarmiste sur les effets
de la dépendance de l'Algérie du pétrole
alors qu'elle produit bien plus de gaz.
Qu'est ce qui justifie cette peur de
voir le pays sombrer dans une crise
complexe dans le cas ou le pétrole
maintiendrait sa chute ? Ne
pourra-t-elle pas rebondir sur le gaz
même si son prix est indexé sur celui du
pétrole ?
Pr.Chems-Eddine
Chitour: Des nuages s'accumulent sur
le futur pétrolier et gazier de
l'Algérie du fait de notre dépendance
quasi totale à la rente. La décision
d'indexation du gaz n'appartient pas à
l'Algérie, ni même aux pays gaziers du
fait de la mésentente entre eux, du
chacun pour soi. Nous l'avons vu avec
les tentatives de créer une organisation
des pays exportateurs du gaz.
Aujourd'hui, il y a la chute du prix du
pétrole. Quand cela a été décidé au
niveau mondial, les Algériens l'ont subi
parce que nous n'avons pas été assez
vigilants. Il faut donc sortir de cette
dépendance. L'Algérie ne doit pas se
tenir le ventre à chaque fois que le
prix du pétrole «yoyote» ! De plus, le
grand problème est que les citoyens ont
acquis des habitudes de consommation à
l'européenne qui ne sont pas le prix de
l'effort. Une faible prise de conscience
des habitudes de consommation, où tout
est pratiquement gratuit, à l'égard du
coût de l'eau, des carburants, du pain,
du lait. A titre d'exemple, nous avons
une augmentation de la consommation
d'énergie qui dépasse les 10 % par an.
Comme contrainte que nous subissons, les
dangers des changements climatiques. A
chaque inondation ce sont des pertes
humaines, des infrastructures détruites
et des coûts qui se chiffrent en
dizaines de millions de dollars. Comme
autre contrainte externe, la situation
ne peut pas durer ainsi si on veut
pérenniser l'utilisation rationnelle de
l'énergie et laisser un viatique aux
générations futures.
Q.O.: Quel est l'état des lieux de la
situation énergétique de l'Algérie ?
Pr. Chitour:
Il faut qu'on sache que l'Algérie peut
développer l'énergie éolienne. Elle
dispose de 250 sources d'énergie
géothermique avec un gradient de 40 à
90°C. Elle a aussi la possibilité de
développer la petite hydraulique. En
outre, nous avons une nappe phréatique
au Sahara de l'ordre de 45.000 milliards
de m3 qui est, en fait, la vraie
richesse, de loin plus importante que
les hydrocarbures. Nous produisons 1
million de barils/jour soit 50 millions
de tonnes de pétrole par an, nous
produisons également près de 80
milliards de m³ de gaz naturel et nous
exportons près de 50 milliards (moitié
par gazoduc, moitié par méthaniers sous
forme de GNL). Pour le pétrole
proprement dit, on n'exporte qu'une
partie et l'autre partie est raffinée
qui sert notamment de carburant où on
atteint une consommation de plus de 17
millions de tonnes. Nous sommes obligés
d'importer du gasoil pour satisfaire la
demande croissante. En 2016, les
importations étaient autour de 2
milliards de dollars. Malgré les
dispositions prises, une grande partie
de carburants «s'évapore» par les
frontières marocaines, tunisiennes et
celles au Sud. Cette hémorragie est due
au prix différentiel entre les pays
voisins et l'Algérie. Au Maroc par
exemple, le gasoil est 7 fois plus cher
qu'ici, l'essence aussi. En France,
l'essence est à 1.6 euro, c'est
l'équivalent de 200 DA au prix officiel.
Nous consommons environ 50 millions de
tonnes équivalent pétrole par an, soit
1,25t par habitant/an. Nous disposons
d'un parc de 18.000 MW en centrales
thermiques, Nous consommons environ 1250
kWh/an/habitant. Nous avons un modèle de
consommation basé principalement sur le
résidentiel et sur les transports (40%
chacun), la consommation énergétique de
l'industrie et celle de l'agriculture
sont à 10% chacun, nous avons installé
pour 380MW d'énergie solaire soit 2 % du
bilan global. Les pouvoirs publics
envisagent la construction de centrales
solaires et fermes éoliennes pour
environ 22.000 MW d'ici 2030. Au rythme
actuel, il sera très difficile d'y
arriver. D'autant que l'on ne sait pas à
quoi correspondraient ces 22.000 MW dans
la consommation en énergie électrique à
2030.
Q.O.: Vous évoquez ici le programme
pour le développement des énergies
renouvelables qui a été adopté par le
gouvernement en février 2011 et révisé
en mai 2015. Que doit faire l'Algérie
pour que ce programme soit un bon début
pour amorcer un processus de
développement des énergies renouvelables
?
Pr. Chitour :
Personnellement, je ne sais pas comment
ces chiffres ont été calculés et comment
cette ambition a été limitée à 22 000
MW. Pourquoi pas plus? Je vais faire
comme Antonio Gramsci, « je suis
pessimiste sur l'analyse du plan énergie
renouvelable mais je suis optimiste
quant à la possibilité qu'on puisse
impulser une transition
multidimensionnelle vers le
Développement Humain Durable.» Force est
de constater que jusqu'à présent nous
n'en prenons pas le chemin.
Le fameux appel
d'offres n'est toujours pas lancé. Je ne
sais pas qui va s'en occuper, je demande
à voir comment cela va se passer.
Quand véritablement allons-nous enfin
commencer ? On en parle depuis huit ans.
Il faut savoir qu'une centrale solaire
de 1000 MW, c'est la cadence minimale
qu'il nous faut mettre en place. C'est
1.5 milliard de m³ de gaz épargné qu'on
laisserait dans le sous sol pour les
générations futures. Mieux encore, le
gaz naturel épargné peut financer le
solaire dans le cadre d'un partenariat
win-win avec des locomotives dans le
domaine comme la Chine et l'Allemagne.
Q.O.: Le gouvernement a pris le soin
de mettre en place en parallèle tout un
arsenal juridique et règlementaire pour
la mise en œuvre de ce programme… Ce
«cadrage» n'est-il pas assez pertinent
pour prouver l'engagement de l'Algérie à
s'inscrire dans une nouvelle ère
énergétique durable ?
Pr. Chitour :
Ce ne sont pas des textes, aussi
parfaits soient-ils, qui vont nous faire
sortir de la situation actuelle. Il n'y
a pas de vision d'ensemble, chacun fait
ce qu'il pense être le meilleur dans son
département ministériel sans prendre en
compte la nécessité d'une synergie. Il
n'y a pas d'ambition et surtout il y a
un manque de pédagogie criard. Le
citoyen qui doit appliquer cela par
conviction est totalement out. Nous
avons perdu assez de temps.
Q.O.: En
attendant, il est même établi par des
spécialistes que l'ancrage juridique du
programme en question est presque
parfait à travers l'adoption de la loi
04-09 du 14 août 2004 relative à la
promotion des énergies renouvelables
dans le cadre du développement durable.
Partagez-vous cet avis ?
Pr. Chitour :
Non ! Mille fois non. Je suis de ceux
qui ne mettent pas la charrue avant les
bœufs. Je pense profondément qu'il faut
d'abord définir, savoir où nous allons «
tous ensemble » car une stratégie
décidée en haut n'a aucune chance de
réussir si elle n'est pas mobilisée par
les citoyens lambda qui eux, seront les
architectes de sa réussite ou de son
échec. Pour convaincre le citoyen de
divorcer de la mentalité du beylik, il
est nécessaire de l'amener sur le
terrain du «bien commun», le
responsabiliser et le rendre important,
qu'il ait la conviction qu'il compte,
que la réussite dépend de lui.
Il sera nécessaire
d’informer le citoyen sans
condescendance, lui faire toucher la
réalité de la situation qui sera de plus
en plus difficile notamment pour nos
enfants si nous leur laissons une
Algérie stérile ouverte à tout vent où
les slogans qui ont galvaudé la
glorieuse Révolution de Novembre n'ont
plus cours dans un siècle de la guerre
de tous contre tous. On l'aura compris,
pour que le citoyen adhère, il est
nécessaire que les gouvernants donnent
l'exemple et mouillent la chemise d'une
façon apaisée avec l'humilité qui doit
prévaloir pour amener l'Algérie à bon
port.
Q.O.: L'Algérie est classée 3ème
réserve mondiale de gaz de schiste.
Qu'est-ce qui est le plus craint dans le
cas de son exploration pour des besoins
d'exploitation, la dégradation de
l'environnement et ce, quelle qu'en soit
la méthode? L'exemple des Etats-Unis
est-il si mauvais à suivre dans ce
domaine ?
Pr. Chitour :
Cette classification ce n'est pas nous
qui la donnons, c'est une Agence
américaine, je ne sais pas si Sonatrach
a pu la valider. Même si c'était vrai,
j'ai été l'un de ceux qui ont été vent
debout contre ce qui me paraissait être
une dangereuse aventure. On dit que le
forage horizontal et la fracturation ont
été déjà utilisés par Sonatrach dans la
production conventionnelle, il eut fallu
ajouter que cela ne nécessitait pas
d'ajouter de l'eau douce.
Il faut savoir que
si l'on veut récupérer 1 milliards de m3
de gaz, il faut au moins 1 million de m3
d'eau sans compter la centaine de
produits chimiques dangereux. Le
problème est de savoir si on tient le
Sahara pour un désert ou pour un
écosystème où il y a une faune, il y a
une flore, il y a des habitants qui sont
là depuis la nuit des temps et qui ont
traversé l'histoire parce qu'ils ont pu
préserver l'eau des foggaras. Aux
Etats-Unis, le problème se pose
différemment. C'est un fait que la
législation permet à un fermier de louer
son champ qui contient un potentiel de
gaz à une entreprise. Il existe bien une
agence fédérale de l'environnement qui
essaie de tempérer l'ardeur des foreurs.
Cela se termine généralement par des
procès mais l'écosystème est affecté.
Le problème est
encore plus ardu avec l'administration
Trump qui n'a pas d'état d'âme. Les
changements climatiques, Trump n'y croit
pas. Il a nommé au poste de secrétaire à
l'énergie un climato-septique pur et
dur. S'agissent de l'Algérie, le dilemme
est le suivant : polluer pour empocher
quelques dollars ou préserver la vie, il
faut choisir. Ceci dit, la technologie
évolue.
Les sociétés
américaines arrivent à produire avec des
prix du pétrole autour de 50 dollars au
lieu des 80 dollars. Les Etats-Unis sont
le temple du savoir et de la technologie
mais le contexte n'est pas le même. Pour
avoir une idée du fonctionnement de
l'industrie pétrolière aux Etats-Unis,
souvenons-nous, à partir de la deuxième
moitié de 2014, le baril a commencé à
plonger. Le résultat a été
catastrophique aux Etats-Unis mais pas
pour les mêmes raisons ayant prévalues
dans les pays rentiers vivant en
satrapes sur une richesse qui n'est pas
celle de l'effort et du savoir. Bref,
soixante compagnies pétrolières ont fait
faillite, mais celles qui ont survécu
ont réussi à trouver des financements
qui leur ont permis de produire autour
de 50 $ aussi bien pour le gaz que pour
le pétrole de schiste.
Si la
technologie évolue, qu'elle soit
respectueuse de l'environnement,
pourquoi pas ? Si elle évite de polluer
la fameuse nappe de 45.000 milliards de
m3 qui est en fait, la vraie richesse du
Sahara que l'on pourrait faire reverdir
avec l'eau et l'électricité
renouvelable, pourquoi pas ? Dans
l'intervalle, il faut faire une veille
technologique et former les hommes et
les femmes qui auront le difficile
privilège de gérer le pays.
Q.O.: Vous appelez, écriviez-vous
dans une de vos contributions à «une
révolution énergétique qui mérite une
stratégie de sensibilisation très
élargie pour convaincre le citoyen
algérien à changer son comportement de
consommation de l'énergie » ? Que
proposez-vous à cet effet ?
Pr. Chitour ::
Notre pétrole est une richesse. Nous
devons en faire le meilleur usage,
c'est-à-dire son utilisation en
pétrochimie. Le gaz de schiste le sera
également quand la technologie sera
mature et respectueuse de
l'environnement, c'est une richesse
importante mais cela ce n'est pas pour
notre génération, c'est pour celles
futures. Il nous faut un cap, une
vision, une stratégie mobilisatrice où
tout le monde serait impliqué. Cette
vision vers un développement humain
durable doit reposer sans être exhaustif
sur quelques principes :
1° Halte au gaspillage sous toutes ses
formes à la fois par une politique
intelligente où la moindre calorie est
récupérée pour la laisser aux
générations futures.
2° Mettre en place
une politique de substitution du solaire
thermique aux chauffe-eau au gaz naturel
et rendre les habitations sobres en
énergie.
3° Ne réserver le
pétrole qu'aux usages nobles, tout ce
qui peut se faire pour diminuer la
consommation par l'efficacité
énergétique doit être fait.
4° Mettre en place
un objectif à 2030 avec un plan Marshall
pour les énergies renouvelables pour
être au rendez-vous en programmant pour
chaque année ce qu'il faut faire, une
moyenne de 1500 MW à installer par an.
4° Développer la
géothermie, le biogaz.
5° Rentabiliser les
15 millions de tonnes issues des
décharges pour récupérer à la fois
l'énergie (la chaleur du biogaz) et
toutes les matières recyclables
(plastiques, papiers verre, métaux).
6° Former
l'ingénieur, le technicien de demain en
réhabilitant les disciplines
scientifiques, consommer mieux en
consommant moins et ne diriger les
subventions qu'aux catégories à faible
pouvoir d'achat. Au lieu de
subventionner tout le monde, il faut
cibler ceux qui réellement ont besoin
d'aide en ce qui concerne l'eau,
l'électricité, les carburants, le pain,
le lait... comme cela se fait dans
beaucoup de pays comme l'Egypte qui met
à la disposition des catégories
vulnérables des cartes pour le pain, et
cela marche et diminue drastiquement le
gaspillage.
Il faut pour
cela beaucoup de pédagogie et
l'implication des médias lourds avec des
spots bien faits, voire susciter des
débats pour que tout le monde se sente
concerné.
A titre d'exemple,
si nous avons une politique des
économies d'énergie, l'électroménager
importé ou fabriqué en Algérie doit être
de classe A. Nous devons penser à
subventionner des chauffe-eau solaires
pour les 8 millions de logements. Nous
aurons un gain qui divisera par deux la
consommation de gaz naturel surtout si
on y ajoute le calorifugeage.
Maintenant que le
kWh solaire a le même coût que le kWh
thermique, les grandes compagnies
pétrolières et automobiles se lancent
dans le segment transport électrique, en
plus du rail de plus en plus développé,
ce sont les bus et les camions qui sont
développés.
Il est important de mettre en place un
modèle de consommation d'ici 2030. La
population sera de 55 millions
d'habitants en 2030. Un premier scénario
au fil de l'eau qui tient compte des
tendances actuelles, il faudra 100TWh
d'énergie électrique. Actuellement, nous
sommes à 50TWh il faut donc doubler la
capacité. Mais est-ce qu'il faut le
faire par le gaz naturel ou par le
renouvelable ?
La grande majorité
des Algériens a plus besoin de
transports en commun que de voitures
particulières. Mieux encore, cette
révolution électrique peut être mise à
profit pour créer un réseau de transport
par camions et bus électriques.
Peut-être qu'il faille penser à une
transsaharienne électrique, le train
sera l'artère qui permettra une
véritable explosion du commerce
notamment des produits agricoles du Nord
vers le Sud !! Le Sahara avec
l'électricité renouvelable, est une
véritable pile électrique inépuisable.
Avec la disponibilité de l'eau le Sahara
pourra devenir une seconde Californie
surtout si on y ajoute une politique de
création de villes nouvelles où les
jeunes seraient les pionniers d'une
nouvelle utopie. Un modèle énergétique à
50% renouvelable à 2030 a été présenté
lors de la 21e Journée du Développement
Humain Durable. Les calculs montrent que
c'est tout à fait faisable. On appelle
le Sahara algérien «la pile électrique».
Notre gisement
solaire est de 3 500 KWattheure par m²
par an, ce qui fait 3 fois le gisement
solaire de l'Allemagne qui est un leader
dans le développement durable et
notamment en solaire. Actuellement, la
Chine a 70% du marché des cellules
photovoltaïques. Pourquoi ne pas donc
s'associer à des pays leaders dans le
cas de marchés où on propose une calorie
thermique contre une calorie
photovoltaïque avec un transfert réel de
technologie ? En s'accrochant à des
locomotives comme la Chine ou
l'Allemagne, nous pourrons mettre en
place cette transition.
Interview Réalisée
Par Ghania Oukazi
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5246355
Professeur Chems
Eddine Chitour
Ecole Polytechnique Alger
Publié le 7 juillet 2017 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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