Russie
Merci pour cette conversation, M.
Poutine
Bruno Guigue
Vendredi 30 juin 2017
C’est un événement. Pendant quatre
heures, les Français ont pu regarder sur
France 3 les “Conversations avec M.
Poutine” du cinéaste Oliver Stone.
Comment ce documentaire de qualité, où
la parole est longuement donnée au
président de la Fédération de Russie,
a-t-il pu passer entre les mailles du
filet ? Comment a-t-il pu échapper à la
vigilance de nos censeurs qui, au nom
des droits de l’homme, nous infligent
leur propagande en guise d’information ?
Mystère, mais ne boudons pas notre
plaisir.
Oliver Stone étant
citoyen des USA, ces entretiens filmés
entre juin 2015 et février 2017 portent
pour l’essentiel sur les tensions
géopolitiques entre Moscou et
Washington. Lorsque le cinéaste lui
demande, en février 2017, si l’élection
d’un nouveau président américain est
susceptible de changer quelque chose,
Vladimir Poutine répond : “presque
rien”. C’est “la bureaucratie”,
explique-t-il, qui exerce le pouvoir à
Washington, et cette bureaucratie est
inamovible. En effet. A peine élu,
Donald Trump est devenu l’otage de
“l’Etat profond”.
L’intérêt de ces
entretiens est qu’ils mettent en
perspective la pesanteur du “deep
State”, sa dimension structurelle. Les
Russes ont le sens de l’histoire, et
c’est pourquoi M. Poutine, pour
comprendre le monde actuel, évoque
l’usage de l’arme atomique contre
Hiroshima et Nagasaki (août 1945). Privé
de toute justification militaire, ce
crime de masse a plongé l’humanité dans
l’ère nucléaire. Pour Moscou, c’est le
moment-clé de l’histoire contemporaine,
celui où tout bascule. En faisant peser
la menace d’une destruction totale,
Washington a pris une responsabilité
gravissime.
La course aux
armements n’est pas une invention
moscovite. Dans les années 1980, une
URSS fossilisée s’était laissé piéger
par cette compétition mortifère,
précipitant sa chute. Dans les années
2000, c’est encore Washington qui
suspend les discussions sur les armes
anti-missiles et s’empresse d’élargir
l’OTAN jusqu’aux frontières de la
Russie. Que dirait-on à Washington si la
Russie nouait une alliance militaire
avec le Mexique et le Canada ? Quand
Oliver Stone évoque l’affaire -
aujourd’hui oubliée - du destroyer US
qui s’était dangereusement approché de
la Crimée, M. Poutine demande ce que ce
navire pouvait bien faire dans les
parages. Mais la propagande a l’art
d’inverser les rôles, et elle parla de
provocation russe.
Passionnante mise
en perspective, aussi, à propos de la
lutte contre le terrorisme. La seconde
guerre de Tchétchénie (1999-2009) fut
déclenchée par l’agression djihadiste
contre le Daghestan russe. Or les USA y
ont joué un rôle particulièrement
trouble. “Les Américains nous
soutiennent en paroles contre le
terrorisme, mais en réalité ils
l’utilisent pour fragiliser notre
situation intérieure”, dit le président
russe. En 1980, Brzezinski tenait déjà
les combattants du djihad antisoviétique
pour des “Freedom Fighters”. Dans le
Caucase, en Syrie, en Libye, la CIA a
armé, financé et manipulé les desperados
de l’islamisme radical. La Russie
soviétique, puis post-soviétique, les a
toujours combattus.
Chaque fois que son
interlocuteur (qui n’est pas dupe)
mentionne la rhétorique occidentale sur
la menace russe, M. Poutine demeure le
plus souvent impassible, esquissant
parfois un sourire narquois. A Moscou,
on l’a compris depuis longtemps : les
Américains font le contraire de ce
qu’ils disent et ils vous accusent de
faire ce qu’ils font eux-mêmes.
L’accusation d’ingérence russe dans
l’élection présidentielle américaine
(2016) est un véritable cas d’école.
Lorsque la présidente du conseil
national démocrate démissionna à la
suite de la publication d’emails
compromettants, Julian Assange a nié que
sa source fût russe. Mais
l’establishment a quand même pointé un
doigt vengeur vers Moscou.
Car il fallait un
coupable, et il ne pouvait être que
moscovite. “Dans cette affaire, souligne
M. Poutine, les Américains prétextent
une intervention extérieure pour régler
leur problèmes intérieurs”. Pour les
USA, la Russie est à la fois un
repoussoir et un bouc-émissaire. Un
repoussoir, quand on brandit la
prétendue “menace russe” pour
contraindre les Européens à faire bloc
derrière les USA. Un bouc-émissaire,
quand on attribue à Moscou la
responsabilité de sa propre incurie.
Tout se passe comme si l’affrontement
idéologique hérité de la “Guerre froide”
avait fourni un prêt-à-penser inusable.
Le manichéisme américain peint le monde
en noir et blanc, et Moscou sera
toujours la source du mal.
L’accusation
d’ingérence russe dans la démocratie
américaine est d’autant plus ahurissante
que les dirigeants US, eux,
interviennent ouvertement en Russie.
Lors de la campagne présidentielle russe
de 2012, Victoria Nuland, secrétaire
d’Etat adjoint US, a déclaré : “Nous
travaillons à l’intérieur et à
l’extérieur de la Russie avec les
militants russes qui souhaitent
renforcer l’état de droit et la liberté
de la presse, avec les LGBT”. Que
dirait-on si le gouvernement russe
“travaillait” aux USA avec des militants
américains qui combattent le
gouvernement des Etat-Unis ? Mais cette
hypothèse est invraisemblable, car comme
le dit M. Poutine, “nous ne nous mêlons
pas des affaires intérieures des autres
pays”.
Respect de la
souveraineté des Etats et refus de
l’ingérence étrangère, ces deux
principes (qui en réalité n’en font
qu’un) définissent l’approche russe des
relations internationales. Si Moscou
intervient en Syrie, c’est à la demande
d’un gouvernement légitime en proie à
l’invasion étrangère et au terrorisme de
masse. Si la Russie a accueilli la
Crimée, c’est parce que le peuple de
Crimée l’a voulu expressément, au terme
d’un référendum organisé par le
Parlement de Crimée. Et cette sécession
de la péninsule n’eût peut-être pas vu
le jour si un putsch des nationalistes
ukrainiens soutenu par la CIA, en
février 2014, n’avait renversé le
pouvoir légalement issu des urnes à
Kiev.
Mais il est vrai
que la Russie, elle, ne fomente pas de
coup d’Etat avec l’aide de néo-nazis.
Elle ne finance pas d’ONG pour
déstabiliser les autres pays au nom des
droits de l’homme, elle n’envoie pas ses
troupes pour y instaurer la
“démocratie”, et elle ne bombarde pas
les populations pour “punir” les
dirigeants qui lui déplaisent. Elle ne
provoque pas la guerre civile pour
s’approprier les ressources des autres
pays, elle ne finance, n’arme ou ne
manipule aucune organisation terroriste.
Que l’on sache, la Russie n’a jamais
utilisé l’arme atomique, ses services
secrets n’ont jamais créé de “centres de
torture” à l’étranger, et elle n’envoie
pas ses drones tueurs dans une douzaine
de pays. Elle ne couvre pas les océans
de ses porte-avions, elle a 5 bases
militaires à l’étranger quand les USA en
ont 725, et son budget militaire
représente 8% de celui du Pentagone. La
Russie telle qu’elle est gagne à être
connue.
Merci, M. Poutine,
pour cette conversation.
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