Arrêt sur Info
Terreur planétaire et compassion
sélective
Bruno Guigue
21
février 2016 – Triple attentat
terroriste dans un quartier chiite à
Damas –
83 morts, 180 blessés.
Jeudi 24 mars 2016
Les attentats de Bruxelles, à
nouveau, jettent la lumière sur cette
violence aveugle déchaînée par
l’idéologie sectaire du djihad global.
Ce meurtre collectif a provoqué à juste
titre l’indignation devant sa cruauté,
la compassion pour ses victimes, le
désir légitime de s’attaquer à la racine
du mal. Et pourtant, il faut bien
l’admettre, ce nouveau crime odieux
n’est que l’arbre qui cache la forêt.
Car, depuis une décennie, les attentats
meurtriers contre des civils
s’enchaînent dans un déferlement de
terreur sans précédent. Cette violence
dévastatrice a frappé en Syrie, au
Liban, en Irak, au Pakistan, en France,
au Yémen, au Nigéria, au Kenya, au Mali,
en Turquie, et la liste n’est pas
exhaustive. Elle représente une nouvelle
forme de guerre dont les victimes, dans
leur immense majorité, appartiennent à
des pays pauvres et sont de confession
musulmane.
Peut-on dire, pourtant, que les
innombrables victimes du terrorisme
bénéficient du même traitement ?
L’émotion saisit l’opinion des pays
riches au spectacle des attentats qui
endeuillent l’Occident. Mais ceux qui,
appartenant au reste de l’humanité, ne
participent pas de cette dignité
originaire, ne sauraient toucher le même
dividende compassionnel. Certes, ils
font aussi figure de victimes
innocentes, mais on oublie le plus
souvent cette réalité qui saute aux
yeux : les populations d’Asie et
d’Afrique, elles, font massivement les
frais d’un terrorisme djihadiste dont la
politique occidentale a fourni le
carburant. En minimisant le préjudice
subi par ces populations lointaines, on
se donne ainsi doublement bonne
conscience. Au fond, pense-t-on, ces
victimes n’existent pas vraiment, et si
elles existent, nous n’y sommes pour
rien. Elles sont la menue monnaie du
nouveau péril planétaire.
C’est pourquoi la perception
occidentale du terrorisme se coule
toujours dans un moule dualiste. Elle
scinde docilement la planète en deux
hémisphères : celui où les attentats
méritent qu’on en parle et celui où ils
ne sont que du menu fretin. Sur le
marché mondial de la mort en direct, la
valeur de la vie humaine connaît des
fluctuations. Le temps d’antenne dévolu
aux victimes accuse des variations
significatives selon leur nationalité.
Mais surtout, la causalité supposée de
ces morts violentes ne se voit appliquer
le coefficient terroriste que si les
victimes relèvent à coup sûr du monde
civilisé. La mort administrée par
attentat ne s’extrait de la banalité
planétaire que si les suppliciés en
valent la peine. Ainsi, les 180 victimes
du triple attentat-suicide perpétré par
Daech à Damas, le 22 février 2016, ont
fini aux oubliettes du monde occidental.
Elles n’ont pas eu droit à la
qualification de victimes du terrorisme,
ni même à un message de solidarité de la
part de gouvernements habituellement
prodigues en larmes de crocodile.
C’est que l’ombre de la terreur, en
effet, ne plane sur nos têtes que parce
que la médiasphère lui prête une
existence cathodique. Sa réalité est
toujours une réalité d’emprunt, octroyée
par la représentation qu’en forgent les
médias, prisonnière de sa reproduction
audiovisuelle. Elle est captive de cet
effet-miroir, et seule sa visibilité
planétaire, au fond, lui communique une
véritable portée. Après tout, un
attentat dont on ne parle pas n’est pas
un attentat, mais un accident qui ne
touche que ses victimes dans
l’indifférence du monde. Le traitement
médiatique dominant du phénomène
terroriste, par conséquent, ne
s’embarrasse guère de nuances. Hors
d’Occident, la sélectivité des médias
frappe le terrorisme d’irréalité, elle
le réduit à un furtif alignement de
chiffres. Privé de résonance affective
(on s’en moque), coupé de toute
causalité politique (on aurait des
comptes à rendre), la relation des faits
se colore d’une froideur statistique qui
les condamne à l’oubli.
A l’intérieur des frontières
occidentales, au contraire, le
traitement médiatique élève l’événement
au rang de drame sans précédent, elle
lui confère une mystérieuse surréalité.
La médiatisation de la terreur, en
somme, varie selon un axe qui épouse la
division de la planète entre le monde
d’en haut et le monde d’en bas. Dans un
cas, elle le condamne à l’insignifiance,
dans l’autre elle le voue à l’hyperbole.
Car les médias ne sont jamais extérieurs
à ce qu’ils relatent, ils ne sont jamais
étrangers aux images qu’ils diffusent.
L’Occident a beau se réclamer de valeurs
universelles, la sollicitude de ses
médias pour la souffrance humaine est
toujours proportionnelle au PIB par
habitant, en sorte qu’elle épouse
aveuglement ses intérêts et reflète son
indifférence criante au reste du monde.
Bruno Guigue | 24
mars 2016
Bruno Guigue est un haut
fonctionnaire, essayiste et politologue
français né à Toulouse en 1962. Ancien
élève de l’École Normale Supérieure et
de l’ENA. Professeur de philosophie dans
l’enseignement secondaire et chargé de
cours en relations internationales dans
l’enseignement supérieur. Il est
l’auteur de cinq ouvrages et d’une
soixantaine d’articles. Aujourd’hui
professeur de philosophie, Bruno Guigue
est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont
« Aux origines du conflit
israélo-arabe, l’invisible remords de
l’Occident » (L’Harmattan, 2002).
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