Opinion
La supercherie du droit-de-l’hommisme
Bruno Guigue
Mercredi 23 août 2017
Hormis les
réactionnaires qui pensent que les
hiérarchies sociales sont fondées en
nature et qu’il y a des hommes faits
pour commander et d’autres pour obéir,
tout le monde est d'accord pour dire
qu'il faut défendre les droits de
l'homme. Mais il faut admettre que les
uns et les autres ne parlent pas de la
même chose. Si l'on entend par cette
expression la possibilité pour chacun de
jouir du bien commun, alors l'accès à
l'emploi, au logement, aux soins et à
l'éducation fait partie des droits de
l'homme - ou des droits humains, ne
jouons pas sur les mots - au même titre
que la liberté d'expression ou le choix
de son orientation sexuelle. Prendre au
sérieux les droits de l'homme, c'est y
inclure les droits collectifs,
c'est-à-dire la possibilité de vivre
dans des conditions matérielles
décentes. Les militants des
droits de l'homme, pourtant, ne
s'intéressent qu'aux droits individuels
et délaissent ostensiblement les droits
collectifs. Que des individus soient
emprisonnés ou empêchés de s'exprimer
par des gouvernements autoritaires leur
est insupportable, mais que des masses
d'affamés subissent la loi d'airain du
capital mondialisé leur est indifférent.
Leur compassion pour l'humanité
souffrante est étrangement sélective.
Ils ne se mobilisent que pour des
minorités ou des individus isolés, ils
agissent au cas par cas en sélectionnant
les individus ou les groupes qu’ils
jugent dignes de leur attention, et on
ne les voit jamais prendre fait et cause
pour une classe socialement opprimée.
Le vocabulaire de
la plupart des ONG - majoritairement
anglo-saxonnes - en témoigne clairement.
Elles entendent combattre la
discrimination et non l'exploitation,
l'exclusion et non la pauvreté, la
privation de liberté infligée à
quelques-uns et non la misère imposée au
grand nombre. Leur philosophie est celle
de l'individualisme libéral, qui ne
connaît que des individus porteurs de
droits et se soucie peu de savoir s'il y
a parmi eux des riches et des pauvres.
Ne parlons pas de la lutte des classes,
ce gros mot qu'elles ne veulent même pas
entendre prononcer. La seule lutte qui
compte à leurs yeux, c'est celle qui
vise à aligner des individus abstraits
sur un standard restreint aux libertés
formelles - et individuelles - en
oubliant allègrement que ces libertés
n’existent que sous certaines
conditions.
Pour tout dire, le
droit-de-l'hommisme ordinaire occulte le
fait que ces libertés individuelles ne
sont effectives que si les droits
collectifs sont garantis par des
structures sociales qui les favorisent.
En d'autres termes, les droits
individuels ne sont réels que si les
individus sont correctement nourris,
logés, éduqués et soignés, et ces
conditions ne sont réunies à leur tour
que si un rapport de forces entre
classes sociales les inscrit dans la
durée. Bref, les droits-de-l'hommistes
oublient tout bonnement que les
individus ne sont rien sans la société
et que les droits individuels dont on
réclame l'application ne sont que du
vent si la société est divisée en
dominants et dominés.
Cette indifférence
aux conditions d'exercice des droits
dont ils font pourtant leur fonds de
commerce n'est pas étonnante.
Petits-bourgeois des pays riches, les
défenseurs des droits de l'homme
défendent les droits dont ils jouissent,
dont ils pourraient jouir ou dont ils
voudraient que jouissent ceux qui leur
ressemblent. Pourquoi dépenseraient-ils
leur énergie à lutter contre la faim
dans le monde quand leur assiette est
pleine ? Pourquoi se battraient-ils pour
l'appropriation collective des richesses
puisqu'ils n'ont aucun problème de fin
de mois ? En luttant pour les droits de
l'homme, ils aspergent d'eau bénite
leurs états d'âme de nantis que leurs
conditions d'existence n'amènent jamais
à interroger les ressorts de
l'oppression et de l'injustice qu'ils
ont constamment à la bouche, mais sans
savoir de quoi ils parlent.
Que les pauvres
soient pauvres importe peu à leurs yeux,
car les pauvres revendiquent en général
autre chose que la reconnaissance de
droits individuels rendus impossibles
par l'absence de droits collectifs.
Lorsque l'extrême richesse côtoie
l'extrême pauvreté, revendiquer la
liberté d'expression avec un minimum de
sérieux impliquerait d'exiger
l'expropriation des capitalistes qui
contrôlent la presse afin de créer les
conditions d'une information plus
objective. Mais on n'a jamais entendu un
droit-de-l'hommiste formuler ce genre de
revendication. Le contrôle des médias ne
s'expose à sa foudre vengeresse que s'il
est exercé par de méchants dictateurs
qui défient le nouvel ordre mondial.
Pour les autres, il n'y a pas de
problème.
Sélective, cette
indignation pseudo-humaniste choisit ses
victimes. Les autres peuvent crever.
Lors de la chute du communisme, en 1991,
les organisations droits-de-l'hommistes
ont crié victoire. L'idéologie des
droits de l'homme ayant été inventée
pour lutter contre l'URSS, cette
victoire finale sembla consacrer leur
vision du monde. Mais aucune de ces
organisations n'a souligné que les
prisons soviétiques étaient vides depuis
longtemps et que le totalitarisme dont
la philosophie politique des années 70
faisait un mal absolu était une coquille
vide. On ne s'émut pas davantage, chez
les humanistes, en constatant que sous
la présidence Eltsine (1991-2000)
l'espérance de vie régressa de dix ans
sous l'effet des réformes structurelles
dictées à la Russie par le FMI. C'est
normal. Les petits vieux qui meurent en
masse dans le paradis capitaliste
n'intéressent pas les défenseurs des
droits de l'homme.
L'humanité
souffrante dont se soucient des ONG
pétries d'humanisme se résume à un
agrégat indistinct d'individus
abstraits, atomisés, dont le sort n'est
intéressant que s'il témoigne d'une
violation de leurs droits individuels,
de préférence dans un pays exotique dont
le procès est instruit par la doxa
occidentale. Mais on n'a jamais vu
“Amnesty International” - dont le seul
intitulé relève de la publicité
mensongère - s'insurger contre le fait
que 800 millions de personnes souffrent
de malnutrition, ou que des centaines de
milliers d'ouvrières sont surexploitées
par les multinationales occidentales
dans les “maquiladoras” de la frontière
mexicaine. On répondra sans doute que ce
n'est pas l'objet social de cette
organisation, et je répondrai à mon tour
que c'est précisément le problème sur
lequel il convient d'insister.
Cette triple
sélectivité dans le choix des droits en
question, des individus concernés, et
enfin des pays sur lesquels on braque le
projecteur, explique donc beaucoup de
choses. Elle explique que l'on fasse le
tri parmi les victimes en évitant
soigneusement d'incriminer les
structures - celles de l'exploitation
capitaliste mondialisée – qui sont
responsables de 90% des malheurs qui
frappent l'humanité. Elle explique aussi
la fascination des ONG
droits-de-l'hommistes pour la défense
des LGBT. La lutte contre les
discriminations qu'ils subissent est
légitime, mais il faut être lucide sur
l'effet de cantonnement qu'elle génère.
Car cette cause, aux yeux du
droit-de-l'hommisme petit-bourgeois,
présente l'avantage de transcender la
division sociale, d'évacuer la question
des rapports de classe, bref de conférer
à la lutte pour les droits humains une
universalité abstraite qui sert les
intérêts dominants.
La sélectivité du
droit-de-l'hommisme permet aussi de
comprendre pourquoi la condamnation des
violations incriminées épouse toujours
un axe nord-sud. Aucune ONG
vénézuélienne ne mène campagne contre la
mainmise d'une poignée de milliardaires
sur la quasi-totalité des médias en
France ou aux USA. En revanche, les ONG
occidentales dénoncent sans relâche les
violations de la liberté de la presse au
Vénézuéla, alors que la presse, loin d'y
être opprimée par le pouvoir, appartient
à une poignée de capitalistes qui
combattent le gouvernement. Machine de
guerre contre les Etats récalcitrants,
le droit-de-l'hommisme bénéficie donc de
financements colossaux, à l'image de ces
“Casques blancs” qui jouent au
djihadiste côté cour et au brancardier
côté jardin grâce aux 15 millions de
dollars versés par des fondations
britanniques. Moyennant une trousse à
maquillage, ils arrivent même à
fabriquer des victimes pour émouvoir le
populo scotché devant les petites
lucarnes.
Ces exemples
montrent également que la fonction
expresse de l'idéologie
droit-de-l'hommiste - servie par ces
appareils idéologiques de masse que sont
les ONG - est de saper la souveraineté
des Etats qu'elle a pris pour cibles. De
la fondation de George Soros aux
officines qui participent aux conflits
armés sous couvert d'action humanitaire
en passant par les révolutions de
couleur organisées de l'étranger, la
galaxie droit-de-l'hommiste intervient
partout, distribuant subventions,
éléments de langage et certificats de
moralité à qui-mieux-mieux dans le seul
but de semer le désordre dans des pays
dont la liste est fournie par la CIA et
dont le seul tort est de faire obstacle
à l'hégémonisme occidental. La Russie en
sait quelque chose, et on comprend
qu'elle ait neutralisé cette poignée
d'exhibitionnistes à moitié débiles (Femen)
dont l'activisme desservait les intérêts
du peuple russe.
Savamment
orchestrée au nom des droits de l'homme,
toute cette agitation a pour but de
vider de sa substance le droit des
peuples à s'organiser comme ils
l'entendent. Dirigée contre le droit des
nations à disposer d'elles-mêmes, cette
ingérence fait peser une menace
d'implosion sur les sociétés dont
l'essor ou la résistance déplaît à
Washington, Londres ou Paris. Pratiquée
à grande échelle, l'intervention
militaire chez les autres n'a pas
toujours donné les résultats escomptés.
Elle est désormais remplacée par cette
épée de Damoclès planant sur la tête de
tous ceux qui osent défier l'Empire et
contester le monopole du dollar. Faute
de pouvoir vitrifier ses opposants
étrangers à l’arme lourde, un Occident
arrogant brandit alors l'étendard de
l'internationalisme humanitaire. Relayé
par un gauchisme qui dissout ses
illusions perdues dans le pathos et
oublie Trotsky avec BHL, il agite
frénétiquement le miroir aux alouettes
des droits de l'homme, éblouissant
beaucoup de bonnes âmes qui ne voient
pas que cette idéologie est le faux-nez
de l'impérialisme.
L'Occident a beau
croire qu'il a découvert la pierre
philosophale, la conception des droits
de l'homme, pourtant, n'est pas
univoque. Pour les Chinois, le premier
des droits est celui de ne pas mourir de
faim. Cette priorité n'est pas celle de
la gauche occidentale, sinon elle
mobiliserait davantage d'énergie à
lutter contre la faim dans le monde qu'à
promouvoir les droits des minorités.
Mais cette divergence n'est pas une
raison suffisante pour dire que les
idées chinoises ne valent rien. “A
plusieurs, nous sommes moins sujets à
l'erreur que lorsque nous sommes seuls à
décider”, disait Aristote. On veut bien
admettre qu'un milliard 379 millions de
Chinois puissent se tromper, mais on
peine à croire que ce soit le cas tout
le temps, d'autant que leur pays qui
était un champ de ruines en 1949 est
aujourd'hui la première puissance
économique du monde. A défaut de
quelques coups bien mérités sur le
museau, un peu d'humilité éloignerait
homo occidentalis de son penchant
indécrottable à donner des leçons à la
terre entière.
Le sommaire de Bruno Guigue
Les dernières mises à jour
|