Analyse
Considérer Trump comme un symptôme
Bruno Guigue
Dimanche 21 janvier 2018
Le bavardage incessant des observateurs
sur les foucades de Trump, la litanie
médiatique sur son “imprévisibilité” et
son “amateurisme”, la focalisation
permanente sur son goût de l’esbroufe,
quand on ne spécule pas carrément sur sa
santé mentale (comme si le vainqueur
d’une élection présidentielle pouvait
être un “débile léger”), bref la
logorrhée qui caractérise la trumpologie
ordinaire présente un inconvénient de
taille : elle dispense ses auteurs de se
livrer à une véritable analyse
politique. Travers répétitif du
commentaire dominant, cette psychologie
de comptoir interdit de voir dans la
politique de Trump autre chose, au
mieux, qu’un tissu d’incohérences, un
méli-mélo sans ligne directrice ; elle
ne permet d’y déceler, au pire, qu’une
dérive suicidaire, comme si l’Amérique
courait à sa perte sous la conduite d’un
capitaine qui a pété les plombs.
La question centrale posée par la
politique de Trump, pourtant, est d’une
autre nature : au-delà de la
personnalité fantasque - ou supposée
telle - du président, de quoi cette
politique est-elle le symptôme ? Que
nous dit-elle sur l’évolution des
Etats-Unis et de leur rôle dans le monde
? Pour esquisser une réponse à cette
question, il faut partir du point de
départ. Les USA jouissent depuis 1945
d’un privilège hors normes, qui fut
entamé par la confrontation avec le
communisme, puis restauré en 1991 par
l’effondrement de l’URSS : ils occupent
le centre d’une économie-monde dont ils
détiennent la monnaie ; leur PIB
surclasse celui des autres pays ; leur
technologie domine la planète ; leur
puissance militaire, enfin, demeure sans
rivale. Pour les élites US, ce statut
d’exception est dans l’ordre des choses
: il reflète d’autant plus la “destinée
manifeste” de la nation qu’il fournit à
la rapacité de ces mêmes élites le
“supplément d’âme” autorisant une
prédation sans limite dans le reste du
monde.
Mais depuis l’échec
de l’intervention en Irak (2003-2007) et
la dégringolade des ambitions des “néocons”,
tout suggère l’effondrement de cet
“ordre des choses”. Frappée par
l’adversité, la “destinée manifeste” se
dérobe, et l’illusion d’une hégémonie
illimitée dans le temps et dans l’espace
s’évanouit. En attribuant le “déclin
américain” à l’inconséquence brouillonne
du président élu en 2016, la plupart des
observateurs, en réalité, confondent la
cause et l’effet. Ce qui a fait
décrocher les USA n’est pas la politique
de Trump. La relation est exactement
inverse : si la politique de Trump est
une politique de gribouille, en fait,
c’est parce que les USA perdent du
terrain. On pourrait multiplier les
exemples. Le candidat républicain s’est
fait élire en tirant à boulets rouges
sur la mondialisation libérale. Mais que
pouvait-il faire une fois aux commandes
? Jeter aux orties une globalisation des
échanges sur laquelle Wall Street a bâti
son insolente prospérité ? Renoncer à un
modèle que Washington a imposé au profit
de ses multinationales depuis un
demi-siècle ?
Hormis le
renoncement au “Transpacific Trade
Partnership” (TTP), la politique de la
nouvelle administration s’est limitée
sur le sujet à des déclarations de
principe, parfois assorties de menaces
adressées à Pékin, purement rhétoriques,
et peu à même d’ébranler les murs de la
Cité interdite. La Maison-Blanche sait
que toute réintroduction du
protectionnisme se traduirait par des
mesures de rétorsion qui pénaliseraient
les entreprises US. Pour un pays dont la
dette fédérale détenue par des
investisseurs étrangers s’est
littéralement envolée, jouer avec le feu
pourrait être périlleux, surtout à
l’égard d’un pays créancier des USA à un
niveau abyssal. L’économie US est prise
au piège, au fond, d’une mondialisation
dont elle fut longtemps le moteur
enthousiaste et la principale
bénéficiaire. Manifestement, la roue a
tourné. Mais il est trop tard pour
changer les règles du jeu au motif que
les autres ont appris à gagner à leur
tour.
La Chine, elle,
poursuit son ascension fulgurante,
suivie par l’Inde qui accédera en 2018
au rang de cinquième puissance
économique de la planète, reléguant la
France au sixième rang. Répondant aux
critiques de Trump, Pékin se paie même
le luxe de chanter les louanges du
libre-échange. Il est vrai que la Chine
peut se le permettre : elle est le
premier exportateur de la planète, quand
les USA en sont le premier importateur.
L’économie US possède encore de sérieux
atouts, mais sa part dans le PIB mondial
régresse. En 2025, la Chine pèsera 21%,
les USA 16%. En 2050, la Chine sera à
33% et les USA à 9%. Quand les ombres
chinoises obscurcissent l’horizon, le
“rêve américain” prend des allures de
cauchemar. Sur trois ouvriers US, depuis
30 ans, le premier a été remplacé par un
robot, le second par un ouvrier chinois,
et le troisième redoute de finir comme
les deux précédents. L’élection de Trump
est le fruit de cette inquiétude, mais
il est clair que sa politique ne saurait
y remédier.
La question n’est
pas de savoir si les USA vont céder la
première place : c’est certain. Elle
n’est pas non plus de savoir quand,
puisque c’est imminent. La seule
question est de savoir dans quelles
conditions s’effectuera cette transition
inévitable. L’imprévisibilité manifeste
de Trump, son agitation fébrile, son
comportement d’histrion, en somme, est
comme un symptôme névrotique. Il traduit
l’angoisse d’une superpuissance qui sent
le sol se dérober sous ses pieds, et qui
cherche à conjurer les signes de son
effondrement en multipliant les
saillies. Tendance lourde, le lent
déclin de la production matérielle “made
in USA” peut-il être enrayé par un
sursaut géopolitique ? Trump tente de
relever ce défi, mais il bute à chaque
fois sur des limites objectives. Cette
impuissance donne immanquablement à sa
politique un air de déjà-vu, alors même
qu’il essaie à tout prix de se démarquer
de ses prédécesseurs et de restaurer
l’image d’une Great America enfin de
retour.
Il affirmait, par
exemple, vouloir rompre avec la fâcheuse
manie de jouer les redresseurs de torts,
mais il continue tout de même à faire la
morale à la terre entière. Fustigeant la
Russie, la Chine, la Syrie, l’Iran, la
Corée du Nord, Cuba et le Vénézuéla, il
persévère dans la voie de l’ingérence
sous toutes ses formes, enchaînant les
accusations absurdes (“l’Iran soutient
le terrorisme”) et les provocations
stériles (le “ban muslim”). Avec lui, le
vieux refait toujours surface sous le
neuf. Il invoque allègrement la
“communauté internationale” et le droit
du même nom, mais il offre à l’occupant
sioniste un cadeau promis à Nétanyahou
sous la pression du lobby : la
reconnaissance de Jérusalem annexée
comme capitale d’Israël. Il exalte les
“droits de l’homme” pour stigmatiser les
Etats qui lui déplaisent, tout en
confortant une alliance avec Riyad qui
signe l’arrêt de mort des enfants
yéménites affamés par le blocus et
écrasés sous les bombes. Sous son règne,
la formule du prince Salina dans Le
Guépard s’applique parfaitement à la
diplomatie US : “il faut tout changer
pour que rien ne change”.
Certes, le
Pentagone a tiré les leçons du double
fiasco irako-afghan, et aucune opération
militaire d’envergure n’a été engagée
depuis un an. Trump n’est pas George W.
Bush, et son rapport aux “neocons” est
complexe. On dit parfois pour le
disculper qu’il voudrait mener une autre
politique, mais que l’influence de
“l’Etat profond” l’en empêche. Cette
interprétation, si elle était vraie,
supposerait chez l’actuel président une
naïveté déconcertante. Ignorait-il le
poids des structures du “Deep State”
avant de prendre les rênes de
l’administration US ? N’avait-il aucune
idée de l’influence conjointe et
tentaculaire des multinationales de
l’armement et des agences de sécurité ?
Que la direction de ce grand pays soit
un exercice d’équilibriste paraît plus
conforme à la réalité, “l’Etat profond”
contribuant pour sa part aux arbitrages
essentiels à la mesure de son poids -
exorbitant - au sein des sphères
dirigeantes. Trump n’est pas l’otage
involontaire d’un appareil occulte et
tout-puissant, mais le collaborateur le
plus exposé de cet appareil, le
mandataire désigné d’une oligarchie dont
le “Deep State” représente à la fois la
couche la plus influente et la moins
transparente.
Même si elle a
connu quelques péripéties (comme la
récente disgrâce de Steve Bannon), cette
perméabilité de la présidence à
l’influence de “l’Etat profond” explique
la relative continuité de la politique
étrangère, d’une présidence à l’autre,
sur les sujets d’intérêt stratégique. En
Syrie, par exemple, Washington continue
d’exercer sa capacité de nuisance en
utilisant tantôt la carte terroriste,
tantôt la carte kurde. Le secrétaire
d’Etat Rex Tillerson vient de justifier
la présence de 2 000 militaires dans ce
pays afin de favoriser “le départ d’Assad”
et de “contrer l’influence de l’Iran”.
Cette référence explicite au “regime
change” est révélatrice, de même que
l’hostilité déclarée à l’Iran, cheval de
bataille de Donald Trump. Mais il y a
peu de chance que cette expédition
coloniale en miniature obtienne le
résultat escompté. Lorsque l’armée
syrienne aura réduit les dernières
poches takfiristes, elle partira à la
reconquête de l’Est syrien, et les
yankees, comme d’habitude, plieront
bagage. Washington voulait détruire
l’Etat syrien, mais c’est un échec
retentissant. Trump doit avaler la
potion amère de cette défaite, et sa
politique a une allure de combat
d’arrière-garde.
Pressé par “l’Etat
profond”, le locataire de “White House”
assure le service après-vente d’une
politique dont il ne peut renier les
prémisses sans donner l’impression de
capituler. A défaut d’utiliser
l’artillerie lourde, il envoie alors des
banderilles sur tout ce qui bouge. Hier
le conglomérat takfiriste, aujourd’hui
les “Forces démocratiques syriennes”,
quitte à provoquer un allié turc qui
vient d’envahir l’enclave d’Afrin pour
régler leur compte aux milices kurdes
armées par Washington. Incroyable usine
à sac de noeuds, la politique US aura
décidément tout essayé en Syrie. Leurs
proxys éliminés les uns après les
autres, les USA sont désormais condamnés
à faire tapisserie pendant que la Russie
mène le bal. Ils jettent donc des tisons
dans un brasier que d’autres - MM. Assad,
Rohani et Poutine - finiront par
éteindre pour promouvoir le
développement de leur pays, et non -
comme les USA - pourrir la vie des
autres nations. C’est un fait : le
Pentagone a beau avoir un budget de 626
milliards de dollars, les Etats-Unis
sortent vaincus de la principale
confrontation de la décennie.
Molesté sur le
dossier syrien, Donald Trump a tout de
même tenté, au début du mois de janvier
2018, d’exercer sa capacité de nuisance
sur un autre front. Les manifestations
en Iran lui offrant une nouvelle fenêtre
de tir, le milliardaire de la
Maison-Blanche l’a aussitôt saisie,
mobilisant toutes les ressources de la
déstabilisation et twittant avec
frénésie son soutien à un “regime
change” qui a heureusement fait long
feu. Comme l’obsession nord-coréenne,
l’obsession iranienne de la présidence
Trump est vouée, en effet, à nourrir les
mêmes crispations et les mêmes
déconvenues. Les Iraniens n’ont pas
l’intention de s’étriper pour faire
plaisir au locataire de la
Maison-Blanche. Quant aux Nord-Coréens,
ils ont suffisamment pris d’avance en
matière nucléaire pour exposer
Washington et ses alliés à des
représailles terrifiantes en cas
d’agression. Comme Trump n’est ni un fou
ni un débile, on peut raisonnablement
penser que ses imprécations contre
Pyongyang sont vouées à demeurer au
stade dérisoire du “flatum vocis”(
expression que l’on pourrait traduire
par “pet verbal”) à défaut - fort
heureusement - de se transformer en
champignon atomique.
On fait beaucoup
d’honneur au personnage, en définitive,
en le rendant responsable d’un déclin
dont il n’est que le symptôme. Son
emphase rhétorique et sa propension à la
pantalonnade sont des effets dont les
causes sont ailleurs. Ce qui condamne le
locataire de la Maison-Blanche à une
politique de gribouille n’a rien à voir
avec son équation personnelle. C’est le
basculement du monde, et Trump (pas plus
qu’Hillary Clinton à sa place) n’y peut
rien. Le problème de l’actuel président,
en revanche, c’est qu’il a promis
quelque chose qu’il est incapable
d’offrir : un remède-miracle qui
prémunisse les USA contre un déclin
irréversible. Son paradoxe, c’est qu’il
fustige une mondialisation qui ruine
“l’Amérique” en appliquant les mêmes
règles que celles qui ont fait sa
fortune depuis un demi-siècle. Il a beau
multiplier les opérations de diversion,
stigmatiser les bouc-émissaires
(Poutine, Assad, les démocrates, la
presse, les immigrés), il se contente de
verbaliser son impuissance. Si Trump
aboie mais ne mord pas, s’il préfère
l’imprécation à l’action, c’est qu’il
n’a pas les moyens d’agir à sa guise.
Comme n’importe quel président des
Etats-Unis, il est partie prenante d’un
système qui réclame des taux de profit
et des crédits militaires, et il sera
jugé sur sa capacité à les fournir.
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