France
Pourquoi Rousseau était un Gilet Jaune
Bruno Guigue
Jeudi 20 décembre 2018
A défaut de lire
Rousseau, on aime le caricaturer. Ce
doux rêveur aux illusions champêtres ne
serait bon qu’à susciter des ferveurs
prépubères. Au mieux, il serait un
préromantique dont l’œuvre désuète
moisit dans les rayons des
bibliothèques. Au pire, un illuminé, un
écorché vif, un psychopathe dont les
principes funestes auraient engendré le
totalitarisme. Vilipender ce manant, ce
paria de la philosophie égaré dans un
siècle de jouisseurs fortunés remonte à
une longue tradition. Perspicace, Henri
Guillemin soulignait la profonde
solitude de Jean-Jacques à l’ombre des
Lumières. « Rousseau, au XVIIIème
siècle, c’est l’homme qui dit,
ouvertement, sur la société telle
qu’elle est, tout ce qu’on ne doit pas
dire lorsqu’on est bien élevé et qu’on
veut faire carrière. Il ne se contente
pas d’exaspérer les Encyclopédistes avec
ses propos sur l’âme, sur Dieu, sur la
fin de l’homme, mais il les horrifie, en
outre, et les épouvante, en parlant sans
respect des grands et des riches. On
n’est pas très porté, du côté
philosophique, à des considérations de
cette espèce. La secte, dira
Robespierre, déclamait quelque fois
contre le despotisme, mais ses membres
s’employaient au mieux à se faire
pensionner par les despotes. D’Holbach,
Helvétius, appartiennent à la haute
bourgeoisie financière ».
Les Encyclopédistes
poursuivaient Rousseau de leur mépris.
Mais Voltaire n’est pas en reste. « Il
s’est glissé par ses spéculations, écrit
Guillemin, dans la classe entretenue et
n’entend pas qu’on touche au système.
Pour lui, ouvriers et paysans
constituent la populace, et le premier
devoir des travailleurs est de rester
muet dans cette servitude laborieuse qui
nourrit les nantis ». Rousseau ? Pour
Voltaire, c’est un gueux qui voudrait
que les riches fussent volés par les
pauvres. Ce que la bourgeoisie déteste,
en lui, « c’est l’homme du Discours sur
l’inégalité et du Contrat social, ce
livre, écrit Mallet du Pan, qui fut le
Coran des discoureurs de 1789. Il n’y a
pas d’écrivain plus propre à rendre le
pauvre superbe, note Joubert le 15 avril
1815. Et Brunetière d’insister, avec une
grimace de dégoût, sur le pedigree
nauséeux de Rousseau : les parents de
Rousseau étaient peuple, au sens le plus
fâcheux du mot ; la vulgarité de ses
origines, c’est le premier trait de son
caractère. Au point culminant de la
réaction bourgeoise, après ces Journées
de Juin 1848 qui l’ont jeté « dans des
tremblements », Sainte-Beuve accable
Rousseau de son mépris de classe. «
Rousseau a été laquais, dit-il, et il
ajoute finement : On s’en aperçoit.
Taine, au lendemain de la Commune, ne
voit dans toute la pensée de Rousseau
qu’une rancune de plébéien, pauvre,
aigri, et qui, entrant dans le monde, a
trouvé la place prise et n’a pas su s’y
faire la sienne ; il n’échappe à l’envie
que par le dénigrement »1.
Et si cette haine
pour Rousseau témoignait en faveur de sa
philosophie, montrant qu’il n’avait pas
seulement une longueur d’avance sur son
temps, mais aussi sur le nôtre, et qu’il
ne pouvait échapper à son destin
solitaire en attaquant l’injustice sur
tous les fronts ? Ce n’est pas seulement
sa psychologie singulière qui dressait
Rousseau contre une société vermoulue,
mais sa pensée profonde, son système
philosophique. Il détestait la
bourgeoisie pour son égoïsme rapace,
pour ses mœurs dépravées : elle le
haïssait, elle, pour ses idées. Son
époque, il la définissait dans une
lettre au Mercure comme « un siècle de
charlatanerie où les plus grands fripons
ont toujours l’intérêt public à la
bouche ». Et dans l’Emile, il lançait
cet avertissement : « Vous vous fiez à
l’ordre actuel de la société sans songer
que cet ordre est sujet à des
révolutions inévitables ». Sa
philosophie, on le sait, préfigurait la
Révolution française. Mais prenons garde
à ne pas arrimer Rousseau au port de la
bourgeoisie ascendante. La rigueur de sa
pensée emportait le philosophe-paria
fort loin de ces rivages rassurants. Et
s’il a nourri de ses idées le processus
révolutionnaire, il a surtout anticipé
son usurpation par la bourgeoisie.
Une philosophie de
la liberté
Quelle est sa
philosophie ? Un principe en donne la
ligne directrice : qu’il s’agisse
d’éducation ou de gouvernement, il
condamne comme contraire à la nature
tout ce qui porte atteinte à la liberté
humaine. La liberté est en effet la
qualité native de l’homme, elle fait «
la dignité de son être ». C’est encore
ce qu’il veut dire lorsqu’il affirme
dans le Contrat social que l’homme est «
né libre » ou lorsqu’il écrit dans le
Discours sur l’inégalité : « ce n’est
pas tant l’entendement qui fait parmi
les animaux la distinction spécifique de
l’homme que sa qualité d’agent libre ».
Mais commençons par le commencement.
Découvrons l’homme de la nature enfoui
sous l’homme de l’homme. Pour remonter
au véritable état de nature, il faut
faire abstraction de l’homme social, il
faut se représenter l’homme dans son
état natif, sorti des mains de la
nature, nimbé de son innocence
originelle. S’abandonnant à
l’anthropologie-fiction, il faut
imaginer les hommes dispersés, épars
dans les forêts. Cet état d’isolement
est une fiction, mais on ne peut s’en
passer si l’on veut « bien juger de
notre état présent ». Dans cet état
d’isolement, l’homme jouit de
l’indépendance la plus complète car il
se suffit à lui-même. Rien ni personne
ne saurait l’asservir. Aucun lien de
dépendance ne lie l’homme à l’homme dans
l’état de nature, et c’est dans ce sens
que cet état est exemplaire.
Il faut bien
comprendre que la fiction philosophique
de l’état de nature ne décrit pas un
état antérieur de l’humanité. Elle a
pour fonction théorique de souligner la
liberté naturelle : aucun homme n’est
naturellement fait pour commander ou
obéir. L’oppression qui caractérise les
sociétés inégalitaires n’est pas une
fatalité, mais un phénomène contingent.
Que des hommes soumettent d’autres
hommes est un fait historique, et non
une nécessité propre à l’espèce. La
description de l’état de nature souligne
donc la servitude propre à l’état
social. Mais l’homme civil n’est pas
seulement soumis à la volonté d’autres
hommes, le pauvre à la volonté du riche,
l’esclave à celle du maître. Il y a en
outre dans l’état civil une servitude
morale, la soumission à l’opinion et au
préjugé. Bien loin de juger par
lui-même, l’homme civil n’a plus qu’une
préoccupation, celle de se conformer à
l’opinion des autres. Au sens strict du
terme, l’état civil est synonyme
d’aliénation : c’est du regard des
autres, ce ferment de corruption, que
l’individu tire le sentiment de sa
propre existence.
C’est pourquoi le
passage de l’état de nature à l’état
civil se solde par la perte de la
liberté. Ce passage de l’état naturel à
l’état social n’était pas inéluctable,
mais il est irréversible. Contrairement
à ce qu’on dit parfois, il n’y a aucune
nostalgie d’un âge d’or perdu chez
Rousseau. Il sait bien que la culture a
enveloppé la nature et que cette
transformation a arraché l’humanité à
l’animalité. En revanche, la perte de la
liberté qui est la conséquence de l’état
social n’est pas inéluctable. Si cette
perte était définitive, ce serait une
condamnation sans appel de la société
civile. Mais société et liberté ne
s’excluent pas irrémédiablement l’une
l’autre. L’œuvre politique de Rousseau
montre au contraire que l’homme, par des
institutions appropriées, peut gagner
l’équivalent de ce qu’il perd en
quittant l’état de nature. Il peut
s’unir à ses semblables sans faire le
sacrifice de sa liberté, puisqu’il peut
trouver dans la société l’équivalent
civil de sa liberté native.
Le règne de la loi
Le problème posé
par le Contrat social est précisément
d’instituer l’autorité politique sans
que cette institution se fasse au
préjudice de la liberté humaine. L’homme
devenu citoyen doit rester « aussi libre
qu’auparavant », dit Rousseau. Est-ce
possible ? Oui, « si chacun fait par le
pacte social l’échange de sa liberté
naturelle contre la liberté civile et la
liberté morale » (Contrat social, I, 8).
Or ces deux formes de liberté sont
forgées par l’éducation et la culture,
ce sont des libertés reconquises à
travers une forme de soumission. Pour
Rousseau, la liberté n’est pas le
caprice : elle n’est pas une fonction du
désir, mais un effet de la loi, elle est
exigence et non pas jouissance. Si la
philosophie de Rousseau déplaît aux
bourgeois, c’est parce qu’elle n’est pas
libérale : la seule liberté qui nous
soit accessible est celle du citoyen, et
non de l’individu. Elle passe par la
soumission à la loi commune, et non à
l’intérêt privé. La liberté est une
conquête de l’homme sur lui-même : elle
met en œuvre ses plus nobles facultés et
l’élève à la vertu.
Mais comment
peut-on rester libre en obéissant à la
volonté générale ? Ce n’est pas
seulement parce qu’il s’agit d’une
soumission volontaire ou consentie. «
Tout homme étant né libre est maître de
lui-même, nul ne peut sous quelque
prétexte que ce puisse être,
l’assujettir sans son aveu ». C’est
aussi - et surtout - parce que
l’obéissance à la volonté générale
garantit le citoyen de toute dépendance
particulière. La loi libère le faible de
la domination du puissant, elle interdit
toute sujétion de l’homme par l’homme. «
La liberté consiste moins à faire sa
volonté qu’à n’être pas soumis à celle
d’autrui ». Dans l’état civil légitime,
le citoyen « n’obéit qu’aux lois, et
c’est par la force des lois qu’il
n’obéit pas aux hommes ». Obéir à un
homme, c’est avoir un maître, tandis
qu’en obéissant à la volonté générale on
se soumet à une autorité impersonnelle
qui ne saurait supprimer la liberté.
Mais ne confondons
pas le fait et le droit. « Dans les
faits, les lois sont toujours utiles à
ceux qui possèdent et nuisibles à ceux
qui n’ont rien », rappelle Rousseau.
L’histoire enseigne que les lois sont
faites par les riches. Malédiction de
l’état social, cette inégalité est-elle
définitive ? Non, puisque, dans le
Contrat social, Rousseau indique les
conditions sous lesquelles la loi est
vraiment la loi, c’est-à-dire
l’expression de la volonté générale. La
loi ainsi entendue est un idéal, bien
entendu, dont les lois existantes sont
des parodies grotesques. Mais la
philosophie politique de Rousseau
n’aurait aucun sens si elle
n’envisageait la possibilité d’une autre
société. Dans l’état civil légitime -
qui reste à construire - la loi n’est
plus l’instrument du riche : elle émane
du peuple, elle incarne l’intérêt
commun. En obéissant à la volonté
générale, le citoyen n’obéit qu’à
lui-même. Car la volonté générale n’est
pas pour lui une volonté étrangère, mais
sa propre volonté, sinon comme homme du
moins comme citoyen, c’est-à-dire comme
partie d’un tout. « La volonté constante
de tous les membres de l’Etat est la
volonté générale, c’est par elle qu’ils
sont citoyens et libres » (Contrat
social, IV, 2).
La loi du peuple
Mais pour que la
loi soit une vraie loi, c’est-à-dire
l’expression de l’intérêt commun, que
faut-il faire ? La réponse de Rousseau
est simple : il faut que le peuple fasse
la loi. « La souveraineté ne peut être
représentée, par la même raison qu’elle
ne peut être aliénée, elle consiste
essentiellement dans la volonté
générale, et la volonté ne se représente
point (..) Les députés du peuple ne sont
donc ni ne peuvent être ses
représentants, ils ne sont que ses
commissaires ; ils ne peuvent rien
conclure définitivement. Toute loi que
le peuple en personne n’a pas ratifiée
est nulle ; ce n’est point une loi. Le
peuple anglais pense être libre, il se
trompe fort ; il ne l’est que durant
l’élection des membres du parlement :
sitôt qu’ils sont élus, il est esclave,
il n’est rien. Dans les courts moments
de sa liberté, l’usage qu’il en fait
mérite bien qu’il la perde. » (Contrat
social, III, 15). La volonté générale
est l’exercice même de la souveraineté,
et c’est ce qui en interdit la
représentation. Car que signifierait en
réalité « représenter » la volonté ? Ce
serait admettre que quelqu’un pourrait
vouloir pour un autre. Or c’est
philosophiquement impossible : la
volonté est ce qui en tout homme
n’appartient qu’à lui, elle est la
manifestation irréductible de sa
liberté. « Le principe de toute action
est dans la volonté d’un être libre, on
ne saurait remonter au-delà » (Emile,
IV).
Rousseau l’a
parfaitement compris : la souveraineté
étant une volonté, et la volonté étant
par essence irreprésentable, la
souveraineté ne saurait légitimement
être représentée. Soit le peuple veut,
soit il ne veut pas, mais il n’y a pas
de demi-mesure. Si des représentants
pouvaient s’exprimer en son nom, cette
représentation déformerait la volonté
populaire. Elle introduirait des nuances
qui en altéreraient la pureté,
conformément à tel ou tel intérêt
particulier. En réalité, la volonté des
représentants se substituerait à celle
des représentés. Mais si la souveraineté
est irreprésentable, c’est aussi parce
que la volonté est générale. Parce
qu’elle est une volonté générale, la
souveraineté dit la loi, mais ne
l’applique pas. Pur vouloir, la volonté
générale ne se délègue pas. Seul le
pouvoir exécutif, chargé de l’exécution
des lois, se délègue, car il détermine
les conditions d’application de la loi
aux cas particuliers.
C’est pourquoi les
« députés du peuple », autrement dit ses
représentants, ne peuvent être que « ses
commissaires », des exécutants investis
d’une mission strictement définie. « Ils
ne peuvent rien conclure définitivement.
Toute loi que le peuple en personne n’a
pas ratifiée est nulle ; ce n’est point
une loi ». Seul le peuple est souverain,
puisque la volonté générale est celle de
tous les citoyens visant l’intérêt
commun. Les représentants ne sauraient
se substituer au peuple dans l’exercice
d’une souveraineté dont il est le
détenteur légitime. Mais s’il est exclu
qu’ils aient le dernier mot, Rousseau
suggère néanmoins qu’ils puissent
participer à l’élaboration de la loi. Il
ne dit pas, en effet, que toute loi que
le peuple n’a pas votée est nulle. Il
emploie au contraire le terme de «
ratification » pour désigner l’acte
souverain par lequel le peuple approuve
une proposition de loi. Cette
ratification, toutefois, est absolument
requise. Une loi que le peuple entier
n’a pas approuvée explicitement ne
mérite pas ce nom. Toute législation sur
laquelle chaque citoyen ne s’est pas
personnellement prononcé est illégitime.
Traduisons : une loi qui n’a pas été
approuvée par référendum ne vaut rien.
1 Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat
social, Présentation par Henri
Guillemin, UGE, 1973.
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