Analyse
Guerre, dictature, démocratie : cherchez
l’erreur
Bruno Guigue
Mardi 20 Février 2018
“Le vieux combat
entre les démocraties et les régimes
autoritaires est de retour. Trois jours
de débats à la conférence de Munich sur
la sécurité ont livré ce diagnostic :
l’Occident se sent assiégé, défié,
déstabilisé. Et les coupables sont
nommés : la Russie et la Chine, ces deux
puissances « révisionnistes » qui
défient l’ordre mondial libéral et
sèment la dissension aux États-Unis et
en Europe.” Un morceau de bravoure,
cette tirade ! Publiée dans La Croix du
18 février 2018 sous la plume de
François d’Alençon, elle prétend résumer
la conférence internationale annuelle
sur la sécurité qui s’est tenue à Munich
du 16 au 18 février. Comme elle résume
parfaitement la bouillie pour les chats
qui tient lieu de discours officiel aux
pays occidentaux, elle mérite le détour.
On y apprend, donc,
que “le vieux combat entre les
démocraties et les régimes autoritaires
est de retour”. Si l’on suit notre
analyste, ces pauvres démocraties
tremblent comme des feuilles. C’est
inquiétant, avouons-le. A croire que la
peur s’installe, que des gouttes de
sueur perlent au front des Européens
verts de trouille. “Assiégé, défié,
déstabilisé”, l’Occident va-t-il faire
dans son pantalon ? Mais peur de quoi,
au juste ? Selon les chiffres
disponibles pour 2016 (dernière année où
l’on a des données complètes), l’OTAN a
un budget militaire de 920 milliards de
dollars, soit 19 fois celui de la Russie
(48 milliards). Vous alignez 19 chars
d’assaut quand votre adversaire présumé
n’en a qu’un, vous avez 19 missiles
contre le missile unique du méchant d’en
face, et vous vous sentez “assiégé,
défié, déstabilisé”. Il y a un problème
logique, non ? Nos vaillantes
démocraties seraient-elles si vermoulues
?
A moins, bien sûr,
que ce discours singulièrement alarmiste
ne soit que poudre aux yeux. “C’est la
troisième année consécutive où nous
accélérons nos dépenses militaires”,
déclarait fièrement le secrétaire
général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, en
juin 2017. Fermement décidée à garantir
la paix mondiale, l’organisation avait
annoncé en 2014 qu’elle porterait
l’effort militaire de ses Etats-membres
à 2% du PIB. Voilà du sérieux !
Manifestement à la veille d’une nouvelle
invasion barbare, l’Occident n’est-il
pas en état de légitime défense ? Si les
brutes épaisses sont à nos portes, rien
n’est plus naturel que de remplir les
arsenaux pour “rassurer” des populations
à qui on a flanqué la frousse. Ce
réarmement massif fera des heureux, n’en
doutons pas, du côté de ces
multinationales de l’armement dont on
n’imagine pas un seul instant qu’elles
exercent la moindre influence sur les
gouvernements.
A qui la faute ? On
vous laisse deviner. “Les coupables sont
nommés : la Russie et la Chine, ces deux
puissances « révisionnistes » qui
défient l’ordre mondial libéral et
sèment la dissension aux États-Unis et
en Europe”, poursuit vaillamment notre
analyste de La Croix. On le savait, mais
c’est confirmé. Depuis toujours, la
Russie est au cœur de l’Empire du mal.
Cette bête féroce est capable de tout.
N’a-t-elle pas réussi à faire élire un
président américain en créant des
comptes Facebook ? Pour des Occidentaux
travaillés au corps par les médias,
c’est clair : la Russie est prête à se
jeter sur nous, la bave aux lèvres. Mais
elle nous menace avec quoi, au juste ?
D’après le cabinet IHS Markit cité par
Le Point du 12 décembre 2016, Moscou a
baissé son budget militaire de 51,8 à
48,4 milliards. Diantre ! On n’y
comprend plus rien. Serait-ce une ruse
diabolique ? Avec sa perfidie
habituelle, le Kremlin aurait-il désarmé
à seule fin de tromper l’ennemi ?
Pourtant, il n’y a
aucun doute. C’est la vérité, puisqu’on
vous le dit sur toutes les chaînes.
Alors voilà, tout s’éclaire ! Avec 40%
des dépenses militaires mondiales et 725
bases militaires à l’étranger, les USA
défendent héroïquement la paix dans le
monde. Avec 4 bases militaires à
l’étranger et un budget militaire qui
représente 1/13 de celui des USA, il est
évident que la Russie prépare
l’apocalypse. Si les manœuvres de l’OTAN
ont lieu aux frontières occidentales de
la Russie, c’est pour empêcher Moscou
d’en faire autant à la frontière
mexicaine. Si les USA ont 12
porte-avions, c’est pour défendre leurs
frontières, tandis que l’unique
porte-avions russe, c’est bien connu,
mouille devant Manhattan. Si Washington
utilise les terroristes en Syrie, c’est
pour contribuer à la stabilité du
Moyen-Orient, tandis que Moscou ne songe
qu’à piller les ressources pétrolières
de la région. Voilà. La messe est dite.
Que notre analyste de La Croix se
rassure : “l’ordre mondial libéral” cher
à son cœur est bien gardé.
Depuis un
demi-siècle, Cubains, Vietnamiens,
Chiliens, Nicaraguayens, Somaliens,
Soudanais, Irakiens, Afghans, Libyens,
Vénézuéliens, Syriens et Yéménites se
seraient volontiers passé de la
générosité de l’Oncle Sam. Mais c’était
plus fort que lui. Le leader du “monde
libre n’a pu s’empêcher de leur faire
goûter les vertus pédagogiques du
napalm, de l’agent orange, des B52, des
munitions à uranium appauvri, des
embargos “pour la paix” et des
bombardements “pour la démocratie”, sans
parler des hordes d’Al-Qaida et de ses
avatars lâchées comme une nuée de
sauterelles pour semer le “chaos
constructif” et préparer le “nouvel
ordre mondial”. Il n’empêche. Au vu d’un
tel feu d’artifice, deux choses sont
sûres. Martyrisés par leurs “sauveurs”,
ces peuples ont épuisé les charmes des
“valeurs universelles” portées par
l’Occident, et ils n’ont pas entrevu le
début du commencement d’une “menace”
russe ou chinoise.
Car les “puissances
révisionnistes” ont un horrible défaut :
elles ne se mêlent pas des affaires des
autres. La Chine, pas plus que la
Russie, ne cherche à s’étendre au-delà
de sa sphère d’influence naturelle. Elle
ne pratique pas le “regime change” à
l’étranger. Vous n’avez pas envie de
vivre comme les Chinois ? Aucun
problème, ils n’ont pas l’intention de
vous recruter. L’Empire du Milieu n’est
pas prosélyte. Les Occidentaux veulent
exporter la démocratie pour maximiser
leurs profits, quand les Chinois veulent
maximiser leurs profits pour développer
leur pays. Au cours des 30 dernières
années, la Chine n’a mené aucune guerre
et a multiplié son PIB par 17. Dans la
même période, les USA ont mené une
dizaine de guerres et aggravé leur
déclin. Les Chinois ont extrait 700
millions de personnes de la pauvreté,
quand les USA déstabilisaient l’économie
mondiale en vivant à crédit. Le
résultat, c’est qu’en Chine la misère
recule, tandis qu’aux USA elle
progresse. Les USA sont une
“démocratie”, mais elle vous pourrit la
vie. La Chine est une “dictature”, mais
elle vous fiche la paix. Finalement,
tout n’est pas si mauvais dans le
“révisionnisme” !
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