Monde
La “guerre contre la terreur”,
alibi d’un crime de masse
Bruno Guigue
Dimanche 18 novembre 2018
Avec cette arrogance perceptible à l’œil
nu chez ceux qui se croient sortis de la
cuisse de Jupiter, les dirigeants
occidentaux aiment se prévaloir des
valeurs morales universelles - ou
supposées telles - pour donner des
leçons à toute la planète. Ils
distribuent les bons et les mauvais
points, les châtiments et les
récompenses, comme s’ils étaient à la
place du dieu Minos qui, dans le mythe
d’Er cher à Platon, soupèse les âmes des
défunts avant de les expédier dans le
Tartare. Mais sauf preuve du contraire,
ces juges infaillibles du bien et du
mal, censeurs autoproclamés du reste de
l’humanité, sont loin d’être des
divinités antiques. Nous avons pu
mesurer, au contraire, à quel point ces
représentants d’un impérialisme cynique
sont « humains, trop humains », et
l’expérience nous a montré qu’ils
appliquaient surtout le principe : «
Faites toujours ce que je dis, mais ne
faites jamais ce que je fais ».
Une étude récemment
publiée par l’Institut Watson (Brown
University, USA) a révélé que les
Etats-Unis avaient dépensé 5 900
milliards de dollars depuis le 11
septembre 2001 dans le cadre de la «
guerre contre la terreur ». Engagée dans
76 pays, soit 39% des Etats de la
planète, cette guerre héroïque du Bien
contre le Mal a coûté une fortune
colossale qui correspond au PIB annuel
cumulé de la France et du Royaume-Uni.
Mais ce n’est pas le pire : elle peut
également se vanter d’un bilan humain
hors compétition. D’après cette étude,
entre 480 000 et 507 000 personnes ont
été tuées dans les opérations menées par
les Etats-Unis en Irak, en Afghanistan
et au Pakistan durant cette période. A
ces victimes directes de la guerre menée
par Washington, les auteurs de l’étude
estiment qu’il faut ajouter les victimes
indirectes, beaucoup plus nombreuses. Ce
demi-million de morts n’est donc qu’une
estimation extrêmement basse, la face
émergée de l’iceberg. Car 76 pays au
total ont fait l’objet de la généreuse
croisade anti-terroriste menée par les
USA, et la comptabilité de ces victimes
immolées sur l’autel du Bien, si elle
était poussée jusqu’à son terme,
donnerait le vertige.
Car on devrait
aussi ajouter, malheureusement, les
victimes des embargos meurtriers
décrétés par les pays riches contre les
pays pauvres, et notamment celui qui fut
infligé à l’Irak et provoqua la mort
d’un demi-million d’enfants dont
Madeleine Albright, secrétaire d’État et
icône mondiale des droits de l’homme,
disait que c’était “le prix à payer”.
Mais l’essentiel, pour l’Occident,
n’est-il pas d’avoir bonne conscience ?
Au lendemain de l’attaque nucléaire
contre Hiroshima et Nagasaki qui fit 220
000 morts - en toute inutilité sur le
plan militaire -, les généraux US
prirent l’habitude de fêter l’événement
en mangeant un gâteau en forme de
champignon atomique en compagnie de
leurs familles réjouies. Enracinée dans
l’inconscient collectif d’une nation
élue de Dieu, cette identité présumée
avec le Bien ne risque pas de souffrir
d’un obscur alignement de chiffres,
d’une comptabilité macabre qui est de
mesure nulle face à l’immensité des
bienfaits dont la nation exemplaire
irradie le monde ébahi. Et puis, que
valent quelques millions de morts dans
des pays lointains tant que l’Amérique
s’imagine qu’elle continue à jouir - à
crédit - de l’american way of life ?
Frappé de stupeur
par un tel bilan, un esprit naïf serait
peut-être tenté de supposer que la lutte
contre les méchants terroristes menée
par Washington, au moins, a rencontré
quelque succès. Mais où faut-il jeter le
regard pour observer un effet positif de
cette grandiose entreprise menée par les
chevaliers blancs de la démocratie ? En
fait, le seul endroit de la planète où
les terroristes ont vraiment reçu un
coup sur le museau est la Syrie,
c’est-à-dire un Etat allié de la Russie
– qui a fortement contribué à la
destruction de l’appareil terroriste
financé par les alliés de Washington -
et un Etat honni et combattu par les
USA, qui ont cyniquement laissé Daech
s’emparer de Palmyre en 2014. Partout
ailleurs, la gangrène terroriste s’est
répandue au même rythme que
l’intervention américaine, comme si les
coupeurs de têtes étaient arrivés dans
les fourgons de l’US Army et de ses
suppôts. C’est sans doute pour opposer
un démenti à cette cruelle réalité que
Donald Trump, avec un aplomb stupéfiant,
a osé accuser l’Iran d’être la matrice
du terrorisme au Moyen-Orient. Travers
notoire du discours officiel en
Occident, cette pratique de l’inversion
maligne – qui consiste à attribuer à son
adversaire la responsabilité de ses
propres turpitudes – a probablement
atteint en 2018 son acmé historique.
Mais ce n’était pas
suffisant, et le camp du Bien n’est
jamais à court d’arguties dès qu’il
s’agit de s’exonérer de ses crimes. Plus
subtil que l’inversion maligne - qui a
quand même tendance à frôler le
grotesque -, la thèse de l’erreur
stratégique - par définition
involontaire - a de fervents partisans
dans la sphère de l’expertise
occidentale. Au vu des résultats de la
guerre présumée contre la terreur, les
fournisseurs habituels en filet d’eau
tiède qui occupent les plateaux
télévisés répondent généralement que
cette guerre était juste, mais qu’elle a
été conduite en dépit du bon sens. Il
fallait combattre les terroristes, bien
sûr, mais intelligemment. A propos de la
Syrie, par exemple, de présumés experts
expliquent que l’Occident a été victime
d’une « illusion » funeste, qu’on n’a
pas compris les rapports de forces
locaux, que les agents de la CIA ne
comprennent pas l’arabe, bref qu’il y a
eu défaillance de l’expertise, et que si
l’on avait écouté les vrais experts on
n’en serait pas là. Si on lit entre les
lignes, les dirigeants de nos vaillantes
démocraties ne voulaient pas causer de
tels dégâts, leurs intentions étaient
pures, mais ils eurent de mauvais
conseillers et de mauvais exécutants. Le
point aveugle de cette thèse,
évidemment, c’est qu’elle confond
méconnaissance des réalités et cynisme
politique, et insiste sur la première
pour occulter la seconde.
Fréquemment invoqué
pour étayer une critique « soft » et
inoffensive de la politique occidentale,
cet argument fallacieux de « l’illusion
» ou de « l’erreur » a beau avoir pignon
sur rue, il est particulièrement
toxique. Il jette une fausse clarté sur
ce qu’il prétend expliquer, il en
occulte la réalité ultime. La prétendue
guerre contre la terreur n’a pas échoué
parce qu’elle fut conduite par des
ignares ou des lourdauds. Loin d’être
une guerre contre les terroristes, elle
avait manifestement d’autres cibles, et
il suffit d’énumérer les interventions
impérialistes menées depuis 2001 pour
les identifier. Créée avec l’appui de la
CIA pour combattre le communisme en
Afghanistan, Al-Qaida n’a jamais
souffert de l’hostilité de Washington au
cours de son histoire - pas plus que ses
avatars successifs (Al-Nosra, Daech)
arrosés de pétrodollars et fournis en
moyens militaires par les
pétromonarchies du Golfe. Et il serait
digne, de la part du Département d’État,
de réparer une injustice flagrante en
versant à la veuve de Ben Laden une
pension de réversion amplement méritée,
compte tenu des bons et loyaux services
rendus par le meilleur agent recruteur
de la CIA.
Non seulement le
terrorisme ne s’est jamais aussi bien
porté depuis que les USA prétendent le
combattre, mais les Etats souverains qui
l’affrontent pour de vrai - aujourd’hui
comme hier - figuraient depuis longtemps
sur la liste noire des faucons du
Pentagone. Afghanistan envahi, Irak
laminé, Libye pulvérisée, Soudan
tronçonné, Syrie agressée, Iran
sanctionné, Yémen affamé : la guerre
contre la terreur est l’alibi d’une
destruction méthodique des structures
étatiques du « grand Moyen-Orient »,
pour reprendre l’expression de Michel
Raimbaud. On ne comprend pas la
politique occidentale dans la région si
l’on refuse d’admettre que la guerre
contre la terreur était en fait une
guerre pour la terreur, destinée à
perpétuer le chaos dans une partie du
monde aussi riche en puits de pétrole
qu’en peuples récalcitrants.
Contrairement au discours convenu des
chancelleries occidentales sur « notre
ennemi mortel, l’islamisme radical » -
discours destiné aux naïfs - , les
coupeurs de tête n’ont jamais causé le
moindre tort à l’hégémonie US, qui a
précisément besoin de leur nocivité pour
se perpétuer. A la fois mercenaires et
boucs-émissaires, les djihadistes en
tous genres ont fourni sa
piétaille-kleenex à l’empire du crime.
Insupportable, la
morgue moralisatrice des dirigeants
occidentaux est l’écran de fumée qu’ils
jettent complaisamment sur les
tombereaux de cadavres dont ils sont
responsables. C’est non seulement une
insulte à l’intelligence des peuples qui
les écoutent, mais surtout - c’est de
loin le plus grave - une ignominie à
l’égard des peuples qu’ils ont condamnés
à la mort ou à la misère. Dans cette
entreprise mortifère où le false flag
est la règle et le bombardement aveugle
le mode opératoire, de Kaboul à Bagdad,
de Tripoli à Sanaa et de Mossoul à
Damas, les Etats-Unis battent tous les
records, mais leurs supplétifs français
et britannique, ces roquets de l’Empire,
ne sont pas en reste dans l’exécution du
crime de masse. Quel autre pays dans le
monde, outre ces trois-là, peut se
vanter d’avoir fait autant de guerres
chez les autres, imposé autant de
sanctions économiques, déstabilisé
autant de nations souveraines ? S’ils
avaient une vague idée de ce qu’est le
patriotisme, leurs citoyens
descendraient dans la rue pour imposer
la fin de cet acharnement criminel
contre des populations qui ne leur ont
rien fait, et dont certaines avaient
même la candeur de croire aux valeurs
usurpées par un Occident failli.
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