Interview
Entretien pour l'agence iranienne "Tasnim"
Bruno Guigue
Dimanche 15 juillet 2018
Entretien pour l'agence iranienne "Tasnim"
(merci à mon ami
Antoine-Noura Charpentier pour la
traduction).
1- Croyez-vous que
les Européens vont pouvoir donner de
sérieuses garanties à l'Iran? Vont-ils
pouvoir rester dans l'accord nucléaire,
ou demeurent-ils tributaires de la
politique américaine?
Reniant leur
signature, les USA ont procédé à un
retrait unilatéral de l’accord
international sur le nucléaire iranien
paraphé en juillet 2015. Les Européens,
eux, entendent poursuivre son
application, car cet accord légitime
leur présence économique dans un pays de
80 millions d’habitants. Le marché
iranien est beaucoup plus important pour
les Européens que pour les Américains.
Mais Washington s’en moque. Il veut
imposer à ses alliés une décision qui
traduit surtout l’obsession
anti-iranienne des néo-conservateurs
américains. Ne perdons pas de vue que ce
revirement est la conséquence du
retournement du lobby pro-israélien au
profit de Trump durant la campagne
présidentielle (2016). De leur côté, que
peuvent faire les Européens ? En
réalité, peu de chose. Les entreprises
européennes ne sont pas des entreprises
publiques obéissant à leur gouvernement.
Ce sont des multinationales dont le
capital est partiellement détenu par des
actionnaires américains et qui ont
obtenu des prêts libellés en dollars.
Désobéir aux USA, c’est s’exposer à des
représailles.
2- Que pensez-vous
des dernières déclarations du ministre
des affaires étrangères français
Jean-Yves le Drian? Sont-elles une façon
d'échapper aux garanties que l'Europe
doit donner à l'Iran?
Dans sa déclaration
du 6 juillet, à Vienne, Jean-Yves Le
Drian donne l’impression qu’il veut
s’affranchir du diktat américain. En
réalité, c’est un écran de fumée. Il
évoque des « compensations économiques »
au profit de l’Iran, mais personne ne
sait de quoi il s’agit. En fait, la
France est impuissante, et ses
entreprises ont déjà annoncé leur
départ. Le cas le plus significatif est
celui de Total. Première capitalisation
boursière du Cac40, elle va quitter
l’Iran sous la pression américaine.
Entreprise multinationale dont 30% du
capital est détenu par des actionnaires
américains, Total devait participer à
l’exploitation du gisement gazier
offshore « South Pars », le plus grand
au monde, situé dans le golfe Persique
et les eaux territoriales iraniennes.
C’est fini. Total cède la place au géant
chinois des hydrocarbures CNPC, ravi
d’emporter le morceau. En voulant punir
Téhéran, Trump a fait un cadeau de choix
à la Chine. Et dans cette affaire, les
Européens sont les dindons de la farce.
3 - L'Europe, en
tant que puissance politique et
économique, peut-elle faire face aux
Etats-Unis afin de protéger ses intérêts
en Iran et dans le monde?
L’Europe pourrait
s’émanciper si elle le voulait. Mais ses
élites dirigeantes sont organiquement
liées à une finance mondialisée dont le
véritable centre nerveux se trouve aux
USA. L’hégémonie américaine est
considérée par cette oligarchie
occidentale comme une donnée
irréversible, car elle garantit la
pérennité d’un ordre international dont
elle tire profit. Il est frappant de
voir, par exemple, que l’Europe pourrait
utiliser l’euro dans les échanges
internationaux, mais qu’elle se garde
bien de le faire. Les choses sont
claires : ce n’est pas de l’impuissance,
mais de la soumission volontaire.
4- Pourquoi le
président Rohani s'est rendu à Vienne et
non pas à Paris, Berlin ou Londres? Y
a-t-il selon vous un signe dans ce choix
de lieu ?
Depuis la guerre
froide, Vienne est le symbole du
neutralisme en Europe, à mi-chemin entre
l’Est et l’Ouest. Elle est aussi
l’emblème d’un rééquilibrage de
l’ensemble européen vers son pôle
oriental. C’est un bon choix
géographique pour des négociations qui
impliquent la Russie, la Chine, l’Iran,
l’Allemagne, la France et le
Royaume-Uni.
5- Les Européens
espèrent- ils qu'un jour l'Iran négocie
avec Israël au détriment de la
Palestine?
Les Européens
veulent deux choses. Ils veulent
exploiter économiquement le marché
prometteur d’un grand pays tout en
neutralisant politiquement la puissance
iranienne au Moyen-Orient. Ils pensent
sans doute qu’en faisant des Iraniens de
bons consommateurs de produits
industriels européens, ils contribueront
à la normalisation progressive de la
République islamique et que cette
évolution sera propice à un « modus
vivendi » avec Israël. La stratégie
américaine est à l’opposé. Elle vise à
déstabiliser l’Iran sur le plan
économique pour y provoquer un « regime
change » par inanition, à défaut de
pouvoir l’imposer par une subversion
armée pilotée de l’étranger. Mais dans
les deux cas, l’objectif à long terme
est de sécuriser Israël en neutralisant
l’Iran. Car ce pays est la pièce
maîtresse de l’axe de la résistance dans
la région.
6- Croyez-vous à
une confrontation proche entre l'Iran et
Israël? Pourquoi?
Une confrontation
indirecte a déjà lieu en Syrie, où les
supplétifs de l’entité sioniste
combattent l’État syrien et ses alliés
dans le sud du pays. Je pense qu’une
confrontation militaire directe n’aura
lieu que si Israël bombarde l’Iran. La
République islamique ne prendra pas
l’initiative des hostilités. Elle
soutient la résistance arabe, et
notamment le Hezbollah libanais. Elle
refuse de reconnaître la légitimité d’un
Etat fondé sur la spoliation coloniale.
Mais elle n’affrontera directement
Israël que dans l’hypothèse d’une
conflagration générale dont les
conditions ne sont pas réunies
aujourd’hui.
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