Arrêt sur Info
Coup de maître moscovite en trois leçons
Bruno Guigue
Mardi 15 mars 2016
Ses innombrables détracteurs
reprochaient à Vladimir Poutine de
s’être lancé dans une aventure guerrière
dévastatrice, criminelle, perdue
d’avance. Ils prophétisaient à la
Russie, depuis l’automne dernier, un
enlisement meurtrier dans le bourbier
syrien. Ces oiseaux de malheur en seront
pour leurs frais. Car le président russe
vient de leur administrer une douche
froide en trois leçons.
Les dirigeants russes l’avaient
pourtant dit : l’intervention militaire
en Syrie serait sévèrement calibrée.
D’abord, elle serait de courte durée. On
sait dorénavant ce qu’il en est : cinq
mois et demi. Pour un conflit d’une
telle ampleur, c’est fort peu. Cette
intervention militaire, en outre, serait
drastiquement limitée dans ses moyens :
quasiment pas de troupes au sol et une
soixantaine d’avions, soit moins de 5%
de l’aviation militaire russe. C’est la
première leçon de Vladimir Poutine, qui
est à l’évidence une leçon d’efficacité
militaire : vous jugerez mon action,
certes, mais vous le ferez en appréciant
le résultat obtenu en regard de cette
économie de moyens. Que l’on songe,
comparativement, aux effets de dix ans
de présence militaire occidentale en
Afghanistan.
La deuxième leçon de Vladimir Poutine
est « politique » au sens noble du
terme. Ce n’est pas un hasard si Moscou
annonce son retrait militaire le jour où
reprennent les négociations
inter-syriennes sous l’égide de l’ONU.
La Russie prône depuis toujours une
solution politique à la crise, parce
qu’elle sait que ni le gouvernement ni
l’opposition n’ont les moyens d’écraser
l’adversaire. L’annonce du Kremlin, de
ce point de vue, atteste le sérieux de
la Russie dans cette confiance
renouvelée à l’égard du politique au
détriment du militaire. Contrairement
aux Occidentaux, elle avait placé son
intervention en Syrie sous l’emblème du
droit international en répondant à la
demande d’un Etat souverain. Elle
réitère cette fidélité à la loi commune
des nations en privilégiant de manière
spectaculaire la voie négociée vers une
transition politique.
Mais cette négociation va désormais
s’exercer dans des conditions inédites.
En cinq mois et demi, les forces
loyalistes ont reconquis 10 000 km²,
repris 400 villes et localités et réduit
l’opposition armée à la défensive.
L’appui aérien russe a permis à l’armée
arabe syrienne de reprendre la main. Ses
équipements ont été modernisés, sa
stratégie revisitée, ses tactiques
améliorées. Longtemps saignée à blanc
par les attentats-suicide des
djihadistes, elle cesse de s’épuiser à
poursuivre l’ennemi. Elle l’isole au
moyen de manœuvres audacieuses, elle
l’assiège pendant des mois ou l’assomme
à coups d’artillerie lourde. En même
temps, le gouvernement offre aux
combattants repentis, lassés par cinq
ans de guerre, le bénéfice d’un
programme de réconciliation nationale
dans le cadre d’accords locaux dont la
prolongation de la trêve fournira sans
doute l’opportunité.
Cette stratégie de reconquête, en
outre, comporte un troisième volet dont
les résultats commencent à peine à se
faire sentir. Tout en menant des
négociations politiques avec
l’opposition, l’État syrien se lance,
militairement, à l’assaut des bastions
djihadistes. C’est pourquoi, en dépit
des apparences, il n’y a aucune
contradiction entre l’annonce du retrait
russe et l’offensive syrienne à Palmyre.
En reprenant cette ville, l’Etat syrien
ferait une double démonstration. Il y
remporterait d’abord une victoire
symbolique, en arrachant des griffes
djihadistes ce joyau du patrimoine
mondial honteusement livré à Daech par
la coalition occidentale. Et de plus,
cette reconquête ouvrirait à l’armée
syrienne la route de Deir Ezzor où une
brigade d’élite résiste depuis 2014, et
surtout celle de Raqqa, capitale
syrienne du pseudo-Etat islamique et
objectif ultime de l’offensive
loyaliste.
Loin d’exercer une « pression » sur
Damas, le retrait russe, en réalité,
est donc la condition préalable d’une
victoire de la nation syrienne sur les
djihadistes de tous poils. Il est de la
plus haute importance, pour la Syrie,
que sa libération soit l’oeuvre de
forces syriennes, et non d’un corps
expéditionnaire étranger. On relèvera, à
cet égard, que le retrait russe a suivi
de peu le départ des volontaires
iraniens, d’ailleurs peu nombreux, au
lendemain même de la victoire loyaliste
au nord-est d’Alep. Car pour Damas, les
choses sont claires : certes, la Syrie a
besoin d’alliés solides sans lesquels on
ne gagne jamais aucune guerre. Mais
l’honneur national exige que l’essentiel
de l’effort de libération, condition de
la victoire finale, soit fourni par des
troupes syriennes.
Que ce soit sur le plan politique ou
sur le plan militaire, en effet, aucune
solution importée de l’étranger ne
saurait s’imposer. La Russie se retire
après avoir atteint ses objectifs.
L’intervention turco-saoudienne
ressemble à un pétard mouillé. Les USA
ont déclaré forfait depuis longtemps. La
France ne fait rien et parle pour ne
rien dire. Quant au reste du monde, il
assiste avec gourmandise au spectacle du
jeu d’échecs poutinien. Les chiens de
garde médiatiques auront beau jurer le
contraire, mais c’est ainsi : en se
retirant, les alliés de Damas
n’abandonnent pas à son sort un régime
aux abois. Ils prennent acte de sa
volonté d’en découdre et de l’emporter,
tout seul, sur Daech et Al-Qaida. En
tout cas, tel est le pari moscovite.
L’avenir dira si ce pari était un pari
gagnant. Mais si d’aventure le drapeau
syrien à deux étoiles vertes flottait
sur Raqqa dans trois mois, alors la
stratégie russe mériterait le
qualificatif de coup de maître.
Par Bruno Guigue |15 mars 2016
Bruno Guigue est un haut
fonctionnaire, essayiste et politologue
français né à Toulouse en 1962. Ancien
élève de l’École Normale Supérieure et
de l’ENA. Professeur de philosophie dans
l’enseignement secondaire et chargé de
cours en relations internationales dans
l’enseignement supérieur. Il est
l’auteur de cinq ouvrages et d’une
soixantaine d’articles. Aujourd’hui
professeur de philosophie, Bruno Guigue
est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont
« Aux origines du conflit
israélo-arabe, l’invisible remords de
l’Occident » (L’Harmattan, 2002).
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