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La Chine sans œillères
Bruno Guigue
©
REUTERS/David Gray
Lundi 11 février 2019 A rebours de ce que
les médias avancent généralement sur les
ambitions chinoises de domination de la
planète, l'analyste politique Bruno
Guigue dresse le portrait d'un pays
éminemment pragmatique.
A entendre
l’avalanche de mensonges déversée sur ce
grand pays par les médias occidentaux,
on finit par se poser la
question : peut-on encore considérer la
Chine sans œillères ni préjugés, sans
concession ni malveillance, en la
regardant telle qu’elle est et non telle
qu’on voudrait qu’elle fût ?
Dès qu’ils daignent
en parler, nos médias la décrivent en
des termes qui oscillent toujours entre
la crainte et le mépris. Assoiffée de
richesses, jetant ses tentacules sur la
planète, trompant son monde en affichant
un pacifisme de façade, d’une brutalité
sourde qu’on soupçonne, prête à
exploser, derrière les faux-semblants
d’un discours lénifiant, la Chine serait
comme l’ogre de la fable qui finira, un
beau matin, par manger les petits
enfants. L’imagerie coloniale la
représentait au XIXe siècle sous les
traits d’une cruauté raffinée, mais ce
raffinement n’est plus de mise. A croire
nos éditorialistes et nos experts, la
Chine nouvelle n’enrobe plus ses
appétits voraces de ces raffinements
surannés. Ce qu’elle veut, c’est
«dominer le monde», tout simplement.
Appelée à devenir la première puissance
économique mondiale, elle réclame sa
part d’hégémonie planétaire, elle
revendique la première place sur le
podium. Mais elle veut surtout, nous
dit-on, imposer son modèle, promouvoir
ses valeurs, s’ériger en exemple destiné
à l’imitation des nations.
Réticente aux idées
abstraites, la Chine admet volontiers
qu’il n’y a pas de recette toute faite
Lire aussi
:
Le socialisme chinois et le mythe de la
fin de l’Histoire, par Bruno Guigue
Cette vision d’une
Chine conquérante et prosélyte est
d’autant plus surréaliste que les
Chinois font exactement le contraire.
Persuadés que leur système est unique,
ils ne cherchent à convertir personne.
Qu’ils exportent des marchandises,
achètent des terrains ou construisent
des ponts à l’étranger, ils défendent
évidemment leurs intérêts. Mais leur
ambition n’est pas de repeindre le monde
aux couleurs de la Chine. A choisir, ils
préféreraient sans doute qu’on ne les
imite pas, car chaque peuple doit
trouver sa voie par lui-même, quitte à
commettre ces erreurs de parcours sans
lesquelles aucune réussite n’est
méritoire. Comme le disent si bien les
spécialistes de la langue chinoise –
qui, eux, connaissent bien leur sujet -
la pensée chinoise est empirique et
pragmatique. Elle affronte les faits,
elle en subit les corrections
successives et poursuit son avancée tant
bien que mal. Réticente aux idées
abstraites, elle admet volontiers qu’il
n’y a pas de recette toute faite. C’est
pourquoi il faut renoncer à l’idée que
les Chinois cherchent à diffuser leur
modèle et cesser de prêter à ce grand
pays des rêves de conquête qui
n’existent que dans l’imagination de ses
détracteurs. Mais nos experts patentés
ne l’entendent pas de cette oreille.
Concluant une émission de C dans
l’Air dont le titre est déjà tout un
programme («Qui peut arrêter la Chine
?»), Valérie Niquet, chercheuse à la
Fondation de la recherche stratégique,
opposait en ces termes le modèle
européen et le modèle chinois : «La
Chine, c’est l’anti-Europe, par exemple.
Nous, on tente de surmonter ce qui
faisait les relations internationales du
passé, le conflit, l’usage de la force
pour régler les tensions. La Chine,
elle, s’en tient aux comportements du
XIXe siècle.»
Accuser l’autre de
ses propres turpitudes relève d’une
inversion maligne
dont le discours
occidental est coutumier
Faut-il en déduire
que la Chine aurait un goût prononcé
pour «l’usage de la force en vue de
régler les conflits» ? Pourtant, rares
sont les Afghans, les Libyens, les
Irakiens, les Syriens et les Yéménites à
avoir péri sous des bombes chinoises.
Pays européens, la France et le
Royaume-Uni, en revanche, ont causé avec
leur grand allié américain – et en
utilisant divers intermédiaires - des
centaines de milliers de morts et des
dévastations sans nom en violant les
règles internationales les plus
élémentaires. Mais ce n’est pas nouveau.
Accuser l’autre de ses propres
turpitudes relève d’une inversion
maligne dont le discours occidental est
coutumier. Dire que la Chine,
contrairement à l’Europe, «s’en tient
aux comportements du XIXe siècle», dans
la même veine, traduit un consternant
mélange d’arrogance et d’ignorance. Car
à cette époque, ce n’est pas l’empire
chinois, mais les puissances
impérialistes européennes qui
pratiquaient la conquête territoriale et
le pillage colonial. Les Chinois en
savent quelque chose. Avec les «guerres
de l’opium», Britanniques et Français
ont envahi le «pays du milieu» pour le
contraindre à signer des traités
infamants et accepter l’importation
massive de cette drogue aux effets
délétères. Pire encore, en 1860, un
corps expéditionnaire réunissant les
forces des deux nations fait irruption
dans Pékin et met à sac le splendide
Palais d’été des empereurs Qing.
Indigné, Victor Hugo condamna ce forfait
en écrivant ces lignes amères : «Nous
Européens, nous sommes les civilisés,
les Chinois sont les barbares. Voilà ce
que la civilisation a fait à la
barbarie. Devant l’histoire, l’un des
deux bandits s’appellera la France,
l’autre s’appellera l’Angleterre.
L’Empire français a empoché la moitié de
cette victoire, et il étale aujourd’hui,
avec une sorte de naïveté de
propriétaire, le splendide bric-à-brac
du Palais d’été. J’espère qu’un jour
viendra où la France, délivrée et
nettoyée, renverra ce butin à la Chine
spoliée.»
La centralité
imaginaire de l’empire lui a forgé un
destin,
le vouant à s’occuper d’abord de
ses sujets et de leur bien-être
avant de
s’intéresser au reste du monde
Lire aussi
:
La Chine annonce une aide de 60
milliards de dollars à l'Afrique «sans
condition politique»
Cette spoliation,
la France préfère l’oublier, et elle
donne aujourd’hui des leçons de morale à
un pays qu’elle a pillé il y a 150 ans,
comme si ses ignominies passées lui
conféraient un certificat de vertu pour
le présent. La Chine, elle, n’a rien
oublié, mais elle n’en éprouve aucune
haine. Cette vieille humiliation, elle
entend l’effacer en retrouvant la place
légitime qui est la sienne dans le
concert des nations. Ce qu’elle veut,
c’est tourner définitivement la page de
cette ère chaotique initiée par les
guerres de l’opium et la décadence de
l’empire des Qing. Nul besoin, pour y
parvenir, d’imposer quoi que ce soit à
qui ce soit. Modèle sans imitation
possible, empire sans impérialisme, la
Chine est par excellence une puissance
pacifique. Mais elle ne l’est pas
seulement par choix politique, ses
dirigeants modernes ayant fait le choix
du développement et proscrit l’aventure
extérieure. Elle l’est aussi pour une
raison plus profonde, et plus difficile
à cerner pour un esprit occidental.
C’est que la centralité imaginaire de
l’empire lui a forgé un destin, le
vouant à s’occuper d’abord de ses sujets
et de leur bien-être avant de
s’intéresser au reste du monde. Pays du
milieu, la Chine reçoit en priorité
l’influence bénéfique du ciel, qui est
rond, tandis que la terre est carrée.
Elle est située au centre du monde par
un décret intemporel qui lui ôte l’envie
d’en conquérir les marges. Cette
périphérie du monde habité, en effet, ne
sera jamais aussi intéressante que le
cœur même d’un empire dont la gestion
est déjà une lourde tâche.
Cette attitude
pacifique d’un empire auto-centré
n’intéresse guère nos démocraties
guerrières,
devenues expertes en
bombardements humanitaires
Prêter des
ambitions conquérantes à ce pays, par
conséquent, est aussi absurde que lui
reprocher de vouloir exporter son
modèle, puisque ce dernier a pour
vocation de rester unique. Si la Chine
est pacifique, c’est donc en vertu d’un
statut cosmologique dont le privilège
s’accompagne d’une promesse d’innocuité
à l’égard de ses voisins. «Les armes
sont des instruments néfastes et
répugnent à tous. Celui qui comprend le
Tao ne les adopte pas», disait
Lao-Tseu. Clef de voûte du monde habité,
l’empire du milieu se condamnerait à la
décomposition s’il se dispersait aux
marges, il se dissoudrait dans l’informe
s’il renonçait par ambition aux
dividendes d’une sereine centralité. Or
cette pesanteur de l’imaginaire chinois
ne concerne pas seulement le monde des
idées. Transposée dans le monde réel,
elle détermine un habitus que les
donneurs de leçons occidentaux devraient
méditer, quitte à s’en inspirer pour
leur propre gouverne : un grand pays qui
n’a fait aucune guerre depuis quarante
ans, en effet, mérite tout de même
quelque considération. Hormis le bref
règlement de comptes avec le Vietnam
(1979), il faut remonter jusqu’à
l’affrontement frontalier avec l’Inde
(1962) et à la guerre de Corée
(1950-1953) pour trouver la trace d’une
guerre dans laquelle la Chine se serait
engagée. Encore faut-il préciser que ces
conflits se déroulèrent à ses frontières
immédiates, et non dans de lointaines
contrées convoitées par on ne sait quel
expansionnisme. Mais cette attitude
pacifique d’un empire auto-centré
n’intéresse guère nos démocraties
guerrières, devenues expertes en
bombardements humanitaires, en embargos
qui affament les peuples pour la bonne
cause et en révolutions téléguidées de
l’étranger.
On aime dire que la
Chine reste un pays pauvre [...]
Mais la
réalité chinoise se transforme plus vite
que les représentations des experts
occidentaux
Comme on l’a
relevé, les Occidentaux, à propos de la
Chine, oscillent toujours entre la
crainte et le mépris. Ils ont exigé à
grand cri qu’elle participe à la
mondialisation des échanges, et ils se
lamentent des parts de marché que ses
entreprises enlèvent haut la main.
Multipliant les injonctions
contradictoires, ils lui reprochent à la
fois d’en faire trop et pas assez,
d’être désespérément pauvre et
scandaleusement riche, excessivement
rapide et exagérément lente, décidément
trop libérale quand elle n’est pas trop
dirigiste. Ils lui demandent de sauver
la croissance mondiale – ce que Pékin a
fait au lendemain de la crise financière
de 2008, provoquée par la rapacité des
banques américaines – mais sans se
montrer trop gourmande en matières
premières. Ils voudraient qu’elle
continue à se développer, mais en
renonçant aux outils de son
développement, comme sa souveraineté
monétaire, son puissant secteur public
et sa prudente tutelle des marchés
financiers. L’attitude occidentale frôle
parfois le comique. Lorsque la Chine,
après avoir connu des taux de croissance
annuels à deux chiffres, redescend en
douceur à 6,4 % (2018), on entend les
experts d’un pays européen qui se traîne
à 1,5 % faire la fine bouche et
pronostiquer la catastrophe : c’est
vraiment l’hôpital qui se moque de la
charité ! En Occident, on aime dire que
la Chine reste un pays pauvre, avec ses
centaines de millions de travailleurs
sous-payés. Mais la réalité chinoise se
transforme plus vite que les
représentations des experts occidentaux,
car les luttes des salariés de
l’industrie – dans un pays qui connaît
des conflits sociaux réglés par la
négociation, comme partout ailleurs –
ont abouti à une hausse conséquente des
salaires, au point d’inquiéter les
investisseurs étrangers.
Le pacifisme de la
Chine est l’envers de sa réussite
économique,
quand le bellicisme des USA
est le reflet de leur déclin
Lire aussi
:
Le président chinois Xi Jinping ordonne
à son armée d'être «prête à la guerre»
En fait, la Chine
est un grand pays souverain, fier de son
identité culturelle, attaché à la loi
internationale et décidé à se faire
respecter sur la scène mondiale. Il
n’agresse ni ne menace aucun Etat, ne
finance aucune organisation terroriste
ou subversive chez les autres, n’inflige
aucun embargo ni aucune sanction
économique à d’autres Etats souverains
et refuse obstinément de se mêler de
leurs affaires intérieures. Le contraste
est saisissant avec l’attitude des
Etats-Unis et de leurs alliés européens,
qui passent leur temps à intervenir chez
les autres de façon unilatérale, sous de
faux prétextes et en violation flagrante
de la loi internationale. Si toutes les
grandes puissances se comportaient comme
la Chine, le monde serait plus sûr et
moins belliqueux. Il serait beaucoup
moins assujetti – avec les risques
énormes que génère cette dépendance -
aux intérêts sordides des
multinationales de l’armement. Car les
Chinois n’ont qu’une base militaire à
l’étranger quand les USA en ont 725. Ils
dépensent 141 dollars par habitant et
par an pour leur défense quand les
Américains en dépensent 2 187. Ils n’ont
qu’un porte-avions, tandis que les USA
en ont douze. Et encore la Chine
a-t-elle accompli un effort de
réarmement significatif depuis dix ans
face aux initiatives belliqueuses de
l’Oncle Sam. Si elle avait pu, elle s’en
serait passée. Tandis que les USA se
cramponnent désespérément à leur
hégémonie finissante, les Chinois savent
qu’ils sont la puissance montante et
qu’il ne sert à rien de précipiter les
événements. Le pacifisme de la Chine est
l’envers de sa réussite économique,
quand le bellicisme des USA est le
reflet de leur déclin. Au lieu de faire
la guerre en vivant à crédit, la Chine a
compté sur son savoir-faire pour
développer son tissu économique, et le
résultat est palpable.
Quand on voyage en
Chine en 2019, on ne voit pas un pays en
voie de développement, mais un pays
développé. La modernité et la fiabilité
des moyens de transport y sont
impressionnantes. Les métros sont
flambant neuf, d’une propreté, d’une
fonctionnalité et d’une sécurité à toute
épreuve. Dans celui de Canton, troisième
ville chinoise avec 14 millions
d’habitants, il n’y ni SDF, ni
pick-pocket, ni tag, ni mégot, ni papier
par terre. Les passagers attendent
sagement leur tour si le train est
bondé, et aux heures de pointe les rames
se succèdent toutes les 30 secondes. En
dépit de leur gigantisme, les gares et
les aéroports fonctionnent comme du
papier à musique. Les retards sont
rares, les billetteries automatisées, la
signalétique irréprochable (même pour
les étrangers). Des toilettes gratuites
sont disponibles partout. Les lignes
aériennes intérieures desservent toutes
les villes importantes, et les avions
sont ponctuels, propres et confortables.
Les gares et les lignes à grande vitesse
offrent aux Chinois une gamme de
déplacements dans l’ensemble du pays à
des tarifs raisonnables. Un aller simple
Canton-Nanning, par exemple, soit 550
kilomètres de LGV, coûte 169 yuans (23
euros) quand le salaire moyen est de
l’ordre de 3000 yuans (410 euros).
Depuis dix ans, les progrès sont
fulgurants. La Chine avait 700
kilomètres de LGV en 2007, 11 000
kilomètres en 2013, 23 000 en 2016, et
l’objectif est d’atteindre 40 000
kilomètres, soit l’équivalent de la
circonférence de la terre.
La réussite de
CRRC, mastodonte public,
a de quoi faire
réfléchir les tenants du libéralisme sur
les véritables paramètres de la
croissance économique
Il est frappant que
ces infrastructures, pour la plupart,
aient moins de dix ans. D’une modernité
sidérante, elles sont le fruit d’une
politique massive et délibérée
d’investissements publics. Décidée au
lendemain de la crise financière de
2008, cette politique a sauvé une
croissance mondiale malmenée par
l’irresponsabilité de Wall Street. Elle
a aussi permis d’accélérer la marche du
pays vers la «société de moyenne
aisance» qui est l’objectif majeur des
dirigeants du pays. Pour franchir cette
nouvelle étape de leur développement,
les Chinois comptent sur le dynamisme
d’un vaste secteur privé, notamment dans
les services. Mais ils utilisent aussi
un puissant réseau d’entreprises d’État
qui ont bénéficié de la taille critique
du marché intérieur chinois pour
s’imposer à l’échelle internationale. Le
meilleur exemple est sans doute celui de
l’entreprise de construction ferroviaire
CRRC, devenue numéro un mondial pour la
production de trains à grande vitesse.
Active dans 102 pays, cette entreprise
compte 180 000 employés et affiche un
revenu qui dépasse les 30 milliards
d’euros. Elle construit 200 trains par
an, contre 35 pour le duo Siemens-Alstom.
Cette réussite d’un mastodonte public a
de quoi faire réfléchir les tenants du
libéralisme sur les véritables
paramètres de la croissance économique,
mais il y a peu de chance qu’ils en
tirent les conclusions qui s’imposent.
Ils préfèrent croire que les recettes
libérales vont sauver le monde des
affres du sous-développement.
Contrairement à
nous, les Chinois s’inscrivent dans le
temps long.
Tandis que nous subissons la
dictature du court terme,
ils regardent
loin devant
En Occident,
lorsqu’elle réussit, la Chine fait peur.
Lorsqu’elle manifeste des signes
d’essoufflement, elle fait peur aussi.
On lui reproche d’utiliser son secteur
public pour gagner des parts de marché,
tout en brandissant comme les Saintes
Ecritures une idéologie libérale qui
prétend que le secteur public est
inefficace. En attendant, les Chinois
continuent de penser, avec Deng
Xiaoping, que peu importe que le chat
soit noir ou gris pourvu qu’il attrape
les souris. En Chine, l’État contrôle
les industries-clé : charbon, acier,
pétrole, nucléaire, armement,
transports. Ce ne sont pas les
récriminations occidentales qui vont
inciter ce pays souverain à modifier sa
politique. Il a payé assez cher la
construction de son modèle de
développement et il n’a pas envie d’y
renoncer pour faire plaisir aux
puissances étrangères. La Chine est
entrée toutes voiles dehors dans les
grands vents de la mondialisation, mais
elle n’a pas l’intention de lâcher le
gouvernail parce que les Occidentaux ne
savent plus le tenir. Contrairement à
nous, les Chinois s’inscrivent dans le
temps long. Tandis que nous subissons la
dictature du court terme, ils regardent
loin devant. Il y a deux siècles, la
Chine était encore l’atelier du monde.
Du tiers de la production mondiale en
1820, au moment de son apogée, elle est
passée à moins de 5% en 1950. La
décadence de la dynastie Qing et
l’intrusion européenne – puis japonaise
– ont précipité son déclin, ouvrant une
ère calamiteuse dont les convulsions
révolutionnaires du XXe siècle furent la
conséquence. Il n’est pas étonnant que
la Chine veuille désormais retrouver
l’éclat de sa jeunesse en utilisant les
ressources matérielles et spirituelles
d’une culture plurimillénaire.
Les Chinois, quand
ils louent la politique de leurs
dirigeants, citent à la fois la lutte
contre la corruption et la lutte contre
la pauvreté
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la relation Russie-Chine «encore plus
forte» ?
Dans la nouvelle
phase de son développement – «la société
de moyenne aisance» - la Chine moderne
entend développer son marché intérieur
en favorisant l’émergence des classes
moyennes. Mais elle veut aussi extraire
de la pauvreté les populations les plus
démunies. Il est significatif que les
Chinois, quand ils louent la politique
de leurs dirigeants, citent à la fois la
lutte contre la corruption – qui est
extrêmement populaire – et la lutte
contre la pauvreté. Dans les villages
chinois, on peut voir des tableaux
affichés publiquement où figurent les
noms des pauvres qui bénéficient du
programme d’éradication de la pauvreté
et les noms des fonctionnaires chargés
de les accompagner personnellement. En
un lieu où tout le monde se connaît,
cette absence d’anonymat ne semble gêner
personne. Chacun sait à quoi s’en tenir,
et l’évaluation des résultats au vu et
au su de tous – une véritable obsession
dans la culture administrative chinoise
– en est facilitée. Ce tableau est
d’ailleurs affiché en face du bâtiment
du comité local du parti communiste, ce
qui témoigne de l’intérêt qu’on lui
porte. En tout cas, ce dispositif a
porté ses fruits. Selon la Banque
mondiale, le taux de pauvreté en Chine
populaire qui s’élevait encore à 17% en
2010 est tombé à 3,1% en 2017.
L’encadrement social nécessaire à la
mobilisation de tous et la direction par
un parti qui fixe les objectifs
participent aux yeux des Chinois d’un
cercle vertueux dont l’efficacité est
patente.
C’est aussi la
raison pour laquelle les cris d’orfraie
de la presse occidentale à propos de la
«note de crédit social» ne semblent pas
rencontrer le même écho chez les
Chinois. Qu’on soit sanctionné pour
avoir commis des délits ou des
incivilités ne les trouble guère. Au
contraire, la mentalité régnante
pencherait plutôt pour la sévérité dans
un pays où l’application de la peine de
mort va de soi. La présentation de ce
dispositif expérimental – qui
consisterait selon les médias
occidentaux à attribuer une note globale
de crédit social à chaque citoyen,
susceptible de monter ou baisser en
fonction de son attitude dans tous les
domaines – ne correspond d’ailleurs
jamais à ce que les Chinois en disent.
Ils y voient un système permettant de
neutraliser les délinquants ou de
limiter le surendettement, mais son
caractère global – façon « Big Brother »
– ne fait pas partie du champ de
l’analyse. On peut avancer l’hypothèse
que la présentation du dispositif par
les médias occidentaux est quelque peu
biaisée, puisqu’elle décrit un projet
encore embryonnaire comme s’il était
quasiment finalisé et prêt à l’emploi.
Lorsqu’on en parle avec des Chinois, ils
jugent certains aspects du projet peu
contestables, alors que l’Occidental
formaté par ses médias y voit une
entreprise totalitaire contraire à ses
propres principes. Cet exemple illustre
l’attitude coutumière des médias
occidentaux à l’égard du système
politique chinois, mais elle montre
surtout à quel point nous ne parlons pas
le même langage symbolique.
La dictature du
parti offusque nos médias,
mais celle du
capital leur convient
Nous ne voyons
aucune contradiction, par exemple, entre
l’affirmation selon laquelle la France
est la patrie des droits de l’homme et
notre participation à des guerres
ignobles contre des peuples qui ne nous
ont rien fait. Pour les Chinois, c’est
absurde. La seule façon de prendre au
sérieux les droits de l’homme, c’est de
développer son propre pays tout en
laissant les autres conduire leurs
affaires comme ils le veulent. Nos
médias trouvent abominable l’absence de
liberté d’expression en Chine populaire,
mais dix milliardaires leur dictent une
ligne éditoriale monolithique et
éliminent impitoyablement toute pensée
dissidente. La dictature du parti les
offusque, mais celle du capital leur
convient. Le système chinois est moins
hypocrite. Il est admis depuis 1949 que
le parti communiste est l’organe
dirigeant de la société et qu’il en fixe
les orientations politiques. Ce parti
accepte le débat interne mais il ne veut
pas de concurrent externe. On peut le
déplorer, mais c’est aux Chinois d’en
décider. Cette direction unifiée donne
sa cohésion à l’ensemble du système,
mais elle est jugée sur ses résultats,
conformément à une éthique confucéenne
où les dirigeants sont tenus de servir
et non de se servir. Ancrée
traditionnellement dans le culte des
ancêtres, la société chinoise n’a jamais
été une société individualiste. C’est
une société holiste où l’individu
s’efface devant le groupe plus vaste
auquel il appartient. «Obéis au prince,
obéis au maître, obéis aux parents»,
disait Confucius il y a 2 500 ans. Tous
les lundis matin, dans les
établissements scolaires, le proviseur
procède à la levée des couleurs et tient
un discours mobilisateur devant les
élèves en rang et en uniforme. Des
formules comme «Sois civilisé, sois
studieux et appliqué» ornent en gros
caractères la cour des écoles. La
véritable question est de savoir si ce
système symbolique résistera durablement
aux assauts de la société de
consommation et à l’épanchement
individualiste qu’elle entraîne partout
où elle passe, y compris dans les
sociétés qu’on pensait les mieux armées
pour l’endiguer.
Publié le 12 février 2019
Le sommaire de Bruno Guigue
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