Monde
Contre-histoire de la “guerre froide”
Bruno Guigue
Samedi 9 septembre 2018
De l’Ukraine à
l’affaire Russiagate, l’actualité offre sa ration
quotidienne de ce qu’il faut bien
appeler la nouvelle « guerre froide ».
Comme au bon vieux temps, le monde est
divisé entre les bons et les méchants,
et on subit une avalanche
impressionnante de propagande. Ce n’est
pas nouveau. Pour accréditer une menace
soviétique suspendue comme l’épée de
Damoclès au-dessus des démocraties
occidentales, on prétendit à plusieurs
reprises, jusque dans les années 80, que
l’arsenal militaire de l’URSS était
nettement supérieur à celui des USA. Or
c’était complètement faux. « Pendant
toute cette période, note Noam Chomsky,
de grands efforts ont été déployés pour
présenter l’Union soviétique plus forte
qu’elle ne l’était réellement, et prête
à tout écraser. Le document le plus
important de la guerre froide, le NSC 68
d’avril 1950, cherchait à dissimuler la
faiblesse soviétique que l’analyse ne
manquait pas de révéler, de façon à
donner l’image voulue de l’État
esclavagiste qui poursuivait
implacablement le contrôle absolu du
monde entier » (“L’an 501, La conquête
continue”, EPO, 1994).
Cette menace
systémique était bel et bien une
fiction. L’arsenal soviétique fut
toujours inférieur à celui de ses
adversaires. Les dirigeants de l’URSS
n’ont jamais envisagé d’envahir l’Europe
occidentale, et encore moins de «
conquérir le monde ». En fait, la course
aux armements - et notamment à
l’armement nucléaire - est une
initiative typiquement occidentale, une
sorte d’application à la chose militaire
du dogme libéral de la concurrence
économique. C’est pourquoi cette
compétition mortifère - où l’on frôla
l’apocalypse atomique au moins une fois,
en octobre 1962 - fut sciemment
entretenue par Washington dès le
lendemain de la victoire alliée sur
l’Allemagne et le Japon. Cyniquement, le
camp occidental avait deux bonnes
raisons de provoquer cette compétition :
la guerre avait exténué l’URSS (27
millions de morts, 30% du potentiel
économique anéanti), et elle avait
fantastiquement enrichi les USA (50% de
la production industrielle mondiale en
1945).
Forgée par le
conflit mondial, cette suprématie
économique sans précédent créait les
conditions d’une politique étrangère
agressive. Bien entendu, cette politique
avait un habillage idéologique : la
défense du « monde libre », de la
démocratie et des droits de l’homme
contre le « totalitarisme soviétique ».
On peut d’ailleurs mesurer le sérieux de
ces motivations démocratiques au soutien
apporté par Washington, dans la même
période, aux dictatures de droite les
plus sanguinaires. Mais cette politique
impérialiste, conformément à la doctrine
forgée par George Kennan en 1947 (le
containment du communisme) avait surtout
un objectif inavoué : l’épuisement
progressif de l’URSS - rudement éprouvée
par l’invasion hitlérienne - dans une
compétition militaire où le système
soviétique allait dilapider les moyens
qu’il aurait pu consacrer au
développement. Force est de constater
que cette politique a porté ses fruits,
de Harry Truman (1945-1952) à George W.
H. Bush (1988-1992).
Surclassée par un
capitalisme occidental qui bénéficiait
de conditions extrêmement favorables au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
l’Union soviétique a donc fini par
quitter la scène en 1991 au terme d’une
compétition perdue d’avance. Pourtant
rien ne semble avoir changé, et la
guerre froide, aujourd’hui, continue de
plus belle. Près de trente ans après la
disparition de l’URSS, l’hostilité
occidentale à l’égard de la Russie ne
faiblit pas. « De Staline à Poutine »,
un récit où transpire la bonne
conscience occidentale attribue toutes
les tares au camp adverse, incriminant
une puissance maléfique dont la
résilience ferait peser une menace
irrésistible sur le monde prétendument
civilisé. Comme si l’affrontement
Est-Ouest devait absolument survivre au
pouvoir communiste, on s’obstine à
désigner dans la Russie actuelle une
sorte d’ennemi systémique, l’empire du
mal soviétique ayant simplement été
repeint aux couleurs russes pour les
besoins de la cause.
Pour les élites
dirigeantes occidentales, il faut croire
que Moscou reste Moscou, et que la
menace venant de l’Est résiste aux
changements politiques. Communisme ou
pas, l’agenda géopolitique du « monde
libre » demeure irréductiblement
anti-russe. En un sens, les russophobes
d’aujourd’hui pensent comme le général
de Gaulle, qui décelait la permanence de
la nation russe sous le vernis
soviétique. Mais ces obsédés de l’ogre
moscovite en tirent des conclusions
diamétralement opposées. Visionnaire,
farouchement attaché à l’idée nationale,
le fondateur de la Cinquième République
trouvait dans cette permanence une bonne
raison de dialoguer avec Moscou. Les
russophobes contemporains, au contraire,
y voient le prétexte d’un affrontement
sans fin. De Gaulle voulait dépasser la
logique des blocs en apaisant les
tensions avec la Russie, tandis qu’ils
entretiennent ces tensions afin de
souder dans la haine anti-russe le bloc
occidental.
Le discours
dominant en Occident durant la première
« guerre froide » (1945-1990) ne cessait
d’attribuer la responsabilité du conflit
à l’expansionnisme soviétique et à
l’idéologie communiste. Mais si la
guerre froide continue aujourd’hui,
c’est la preuve qu’un tel discours était
mensonger. Si le communisme était
responsable de la guerre froide,
l’effondrement du système soviétique
aurait sonné le glas de cet
affrontement, et le monde aurait tourné
la page d’un conflit qu’on attribuait -
à tort - à l’incompatibilité entre deux
systèmes idéologiques. Or il n’en est
rien. La Russie n’est plus communiste,
et l’Occident vassalisé par Washington
l’accuse quand même des pires horreurs,
expulse ses diplomates sous de faux
prétextes, lui inflige des sanctions
économiques, exerce une pression
militaire à ses frontières, bombarde ses
alliés au Moyen-Orient, et lui prête
même le pouvoir machiavélique de faire
élire le candidat de son choix à la
Maison-Blanche.
Cette renaissance
de l’hystérie anti-moscovite est
d’autant plus significative qu’elle
succède à une décennie, les années 90,
dont la tonalité géopolitique était fort
différente. Mais cette époque est
révolue. Fini, le temps où la Russie
déliquescente de Boris Eltsine
(1991-2000) avait les faveurs du « monde
libre ». Soumise à la « thérapie de choc
» libérale, elle s’était placée dans
l’orbite occidentale. L’espérance de vie
de la population régressa de dix années,
mais ce détail importait peu. La Russie
rejoignait le monde merveilleux de
l’économie de marché et de la démocratie
à l’occidentale. Son équipe dirigeante,
elle, touchait les dividendes d’une
reddition qui lui valait son adoption
par l’Occident. Malheureusement pour ce
dernier, cette lune de miel prit fin au
début des années 2000. Car la Russie a
redressé la tête. Avec Vladimir Poutine,
elle a recouvré sa souveraineté et
défendu ses intérêts nationaux. Tordant
le cou aux « oligarques », elle a repris
le contrôle des secteurs-clé de son
économie - notamment dans l’énergie -
que lorgnaient avec gourmandise les
requins de la finance mondialisée.
Cette renaissance
soudaine a provoqué un tollé en
Occident. Une fois passé la parenthèse
providentielle - du point de vue
occidental - de l’ère Eltsine, le
containment du communisme a repris du
service sous la forme d’une
diabolisation frénétique de la Russie.
Tant qu’elle faisait allégeance aux
Occidentaux, la Russie débilitée des
années 90 ne lui portait pas ombrage :
elle avait réintégré le droit commun des
nations qui regardent bien sagement du
côté de la bannière étoilée. Mais
lorsqu’elle s’est émancipée de cette
tutelle, la Russie dégrisée de Vladimir
Poutine a suscité une hargne peu
commune. Comme au temps de la guerre
froide, on s’est mis à accuser Moscou de
tous les maux. Une interminable litanie
a de nouveau envahi les médias du «
monde libre ». Menace systémique pour le
monde occidental, péril mortel pour ses
intérêts, ferment corrosif pour ses
valeurs, brute épaisse ne comprenant que
la force, Etat-voyou imperméable au code
de conduite des nations civilisées :
toutes les nuances du répertoire y sont
passées.
Concentré de tous
les poncifs russophobes, ce discours
belliciste, malheureusement, ne fut pas
seulement un discours. Les actes ont
suivi. Depuis quinze ans, les USA
organisent délibérément une
confrontation globale avec Moscou qui a
deux caractéristiques : aucun président
américain n’y a fait exception, et elle
se déploie sur trois fronts principaux.
Complexe militaro-industriel oblige,
c’est d’abord sur le terrain de la
course aux armements que Washington a
déclenché les hostilités. En 1947, les
USA voulaient « contenir » le communisme
en enserrant l’URSS dans un réseau
d’alliances militaires prétendument
défensives (OTAN, OTASE, Pacte de
Bagdad). Dans les années 90, l’URSS
n’existe plus. Pourtant, la politique
américaine est toujours la même, et
l’alliance atlantique survit
miraculeusement à la menace qu’elle
était censée conjurer. Pire, Washington
élargit unilatéralement l’OTAN jusqu’aux
frontières de la Russie, violant
l’engagement pris auprès de Gorbatchev
qui accepta la réunification de
l’Allemagne en échange d’une promesse de
non-extension de l’alliance atlantique
dans l’ex-glacis soviétique.
Cette offensive
géopolitique de l’OTAN avait évidemment
un corollaire militaire. Ce fut d’abord
l’installation, chez les nouveaux
Etats-membres d’Europe orientale, d’un
bouclier antimissile américain.
Impensable au temps de l’URSS, ce
dispositif fait peser sur Moscou la
menace d’une première frappe et rend
caduc tout accord de désarmement
nucléaire. Ce fut ensuite la
multiplication des manœuvres militaires
conjointes aux frontières occidentales
de la Fédération de Russie, de la
Baltique à la Mer Noire. Sans oublier,
bien entendu, la toile de fond de cette
démonstration de force : colossal, le
budget militaire US représente la moitié
des dépenses militaires mondiales,
crevant en 2018 le plafond des 700
milliards de dollars. En augmentation
constante, il équivaut à 9 fois celui de
la Russie (13 fois si l’on tient compte
du budget militaire de l’OTAN). Au
demeurant, l’essentiel des dépenses
nouvelles accroît la capacité de
projection des forces et n’a aucun
caractère défensif, conformément à la
doctrine de « l’attaque préemptive »
fixée par les néoconservateurs depuis
2002. Dans ce domaine, rien n’arrête le
progrès, et Donald Trump a annoncé, en
juillet 2018, qu’il créerait même une «
force spatiale » distincte de l’US Air
Force pour éviter que les Russes et les
Chinois ne dominent ce nouveau théâtre
d’opérations.
Après la course aux
armements, la déstabilisation de «
l’étranger proche » fut le deuxième
front ouvert par les USA et leurs
vassaux contre Moscou. En fomentant un
coup d’État en Ukraine (février 2014),
ils entendaient détacher ce pays de son
puissant voisin afin d’isoler davantage
la Russie, dans la foulée des «
révolutions colorées » qui se
déroulèrent en Europe orientale et dans
le Caucase. Depuis 2014, l’Ukraine est
donc en proie à une crise intérieure
gravissime. Le coup d’Etat a porté au
pouvoir une clique ultra-nationaliste
dont la politique a humilié la
population russophone des régions
orientales. Cette provocation délibérée
des autorités usurpatrices de Kiev,
soutenues par des groupes néo-nazis, a
poussé les patriotes du Donbass à la
résistance et à la sécession. Mais aucun
char russe ne foule le territoire
ukrainien, et Moscou a toujours
privilégié une solution négociée de type
fédéral. L’OTAN stigmatise et sanctionne
la Russie pour sa politique à l’égard de
l’Ukraine, alors que la seule armée qui
tue des Ukrainiens est celle de Kiev,
portée à bout de bras par les puissances
occidentales. Dans cet « étranger proche
», il est clair que c’est l’Occident qui
défie outrageusement la Russie à ses
frontières, et non l’inverse. Que
dirait-on à Washington si Moscou menait
des manœuvres militaires conjointes avec
le Mexique et le Canada, et provoquait
ouvertement la déstabilisation de
l’Amérique du Nord ?
Après la course aux
armements et la déstabilisation de «
l’étranger proche », c’est sur le
terrain syrien que Washington a
entrepris de contrecarrer Moscou. Le
projet de déstabilisation du
Moyen-Orient remonte en réalité au début
des années 2000. Ancien commandant en
chef des forces US en Europe, le général
Wesley Clark révéla le contenu d’un mémo
classifié du Pentagone provenant du
bureau du secrétaire à la Défense Donald
Rumsfeld : « Il disait que nous allions
attaquer et détruire les gouvernements
de sept pays en cinq ans : nous allions
commencer par l’Irak, puis ensuite nous
irions en Syrie, au Liban, en Libye, en
Somalie, au Soudan et enfin en Iran. »
Clark décrivit aussi la véritable visée
des néoconservateurs du Pentagone : «
Ils voulaient que nous déstabilisions le
Moyen-Orient, pour le retourner sens
dessus dessous, afin de le voir
finalement tomber sous notre contrôle. »
(cité par F. William Engdahl, “Le charme
discret du Djihad, Demilune, 2018).
Cette stratégie secrète visait - et elle
vise toujours - à l’émiettement du
Moyen-Orient en une myriade d’entités
ethniques et religieuses rivales,
faibles et manipulables à volonté.
Or la réalisation
de ce programme implique la destruction
ou le démembrement des Etats souverains
de la région, et notamment de ceux qui
persistent dans leur refus de s’aligner
sur l’axe Washington-Tel Aviv. La
tentative d’anéantissement de l’État
séculier syrien, principal allié arabe
de l’URSS, puis de la Russie, constitue
le dernier avatar de cette stratégie,
dont l’Afghanistan, l’Irak, le Soudan,
la Libye et le Yémen ont aussi fait les
frais - et continuent de subir les
méfaits à ce jour. Pour parvenir à ses
fins, l’empire du chaos a orchestré une
violence généralisée qui avait pour but
de déstabiliser les Etats récalcitrants
- comme la Syrie - tout en fournissant
le prétexte d’une intervention militaire
- directe ou indirecte - prétendument
destinée à éradiquer le terrorisme. En
somme, la stratégie des « néocons » vise
à entretenir la terreur tout en faisant
semblant de la combattre, Washington
tirant profit de la situation sur les
deux tableaux, toute avancée du
terrorisme justifiant la présence armée
des USA, et toute défaite infligée au
terrorisme se trouvant portée au crédit
de leur fermeté à l’encontre de ces
forces maléfiques.
Or cet
extraordinaire tour de passe-passe
stratégique eut son banc d’essai dans
l’organisation du « djihad »
antisoviétique en Afghanistan dès la fin
des années 70. Conseiller à la sécurité
nationale de Jimmy Carter, Zbigniew
Brzezinski organisa le recrutement de
djihadistes issus du monde entier, et
les fit acheminer illégalement jusqu’à
l’Afghanistan via le Pakistan. Le but
avoué de cette manœuvre était de créer «
un Vietnam soviétique ». Washington fit
monter la tension à l’intérieur de
l’Afghanistan afin de forcer l’URSS à
réagir en intervenant au profit du
gouvernement pro-communiste de Kaboul.
Issu de l’aristocratie polonaise,
Brzezinski était obsédé par l’Union
soviétique. Il théorisa la stratégie
américaine consistant à déstabiliser la
« ceinture verte » (musulmane) bordant
le flanc sud de la Russie. A ses yeux,
les djihadistes rebaptisés « combattants
de la liberté » constituaient des
recrues de choix pour une « guerre
sainte » contre le communisme athée.
Moscou tomba dans le piège tendu par
Washington, et cette erreur lui coûta
très cher. Pour mener à bien la
déstabilisation du gouvernement afghan,
les stratèges de la CIA s’appuyèrent sur
la puissance financière saoudienne, qui
versa aux bandes armées des sommes
faramineuses. Enfin, la logistique du
djihad antisoviétique passa par
l’entremise d’Oussama Ben Laden, dont
l’organisation fournit un canal de
recrutement pour les combattants
affluant du monde musulman. Dès le début
des années 80, le dispositif terroriste
qu’on désignera bientôt sous
l’appellation d’Al-Qaida était donc en
place, coordonné et sponsorisé par l’axe
Washington-Riyad.
En réalité, la «
guerre froide » n’a jamais cessé. Course
frénétique aux armements,
déstabilisation de « l’étranger proche »
et chaos organisé dans la « ceinture
verte » qui longe le flanc sud de la
Russie sont les trois fronts ouverts par
les stratèges de Washington, depuis les
années 2000, pour relancer
l’affrontement Est-Ouest. Cette
entreprise hégémonique est une œuvre de
longue haleine qui prolonge la stratégie
de containment définie par George Kennan
dès 1947. Cet affrontement permanent
justifie un effort militaire dont le
président Eisenhower n’avait même pas
l’idée lorsqu’il alerta l’opinion
américaine à la fin de son mandat sur
les dangers du « complexe
militaro-industriel ». Accrochés à leur
rêve d’hégémonie planétaire, les USA
compensent aujourd’hui par un activisme
tous azimuts le déclin de leur économie
et l’effondrement de leur modèle de
société. Adossée à l’alliance
russo-chinoise et russo-iranienne, la
résistance victorieuse de la Syrie vient
d’administrer une leçon aux bellicistes
de Washington. Les USA se vantent
d’avoir gagné la première guerre froide.
Qu’ils gagnent aussi la seconde est peu
probable. Comme la précédente, ils l’ont
déclenchée pour imposer au reste du
monde le modèle libéral - ou prétendu
tel - qui leur garantit depuis 1945 un
accès privilégié aux matières premières
et aux marchés mondiaux. Mais la
réussite économique de la Chine et la
renaissance politique de la Russie sont
des pavés monumentaux jetés dans la mare
de cette hégémonie finissante. Et les
litanies sur la « démocratie » et les «
droits de l’homme » finiront bien par
lasser tous ceux qui voient quel usage
en font les « Docteur Folamour » de
Washington.
Le sommaire de Bruno Guigue
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