Analyse
Loi sur les “fake news” :
du monopole de la vérité au règne du
mensonge
Bruno Guigue
Samedi 9 juin 2018
Cette histoire commence comme un conte
de fées. Dans notre merveilleuse
démocratie, tout allait pour le mieux.
La presse était libre, le citoyen
informé et le pouvoir impartial. Mais
c’était trop beau. Imprudente, la
démocratie n’a pas senti venir l’ennemi.
Tapi dans l’ombre, il était prêt à
fondre sur sa proie. Qui ? Le Russe,
bien sûr. Il a fallu que ce barbare
vienne gâcher la fête en propageant ses
odieux mensonges. Heureusement, montant
son blanc destrier, notre héroïque
ministre de la culture a donné l’alerte
: “La manipulation de l’information,
dit-elle, est un poison lent qui abîme
notre vie démocratique. L’attitude
liberticide, face aux dangers actuels,
c’est la passivité”.
Réagir, oui, mais comment ? Présentant
le projet de loi “contre les fake news”,
rebaptisé projet de loi “contre la
manipulation de l’information”,
Françoise Nyssen a employé un argument
de poids : “La capacité de discernement
des citoyens ne suffit plus”. On avait
pourtant pris toutes les précautions
possibles, dans les hautes sphères, pour
inciter les gueux à se comporter comme
des moutons. Contrôle de 95 % de la
presse traditionnelle par une dizaine de
milliardaires, ligne éditoriale uniforme
calquée sur l’agenda libéral-atlantiste,
subventions publiques réservées à des
médias orthodoxes ou inoffensifs : au
paradis des droits de l’homme, tout
était verrouillé. Manifestement cela n’a
pas suffi. Pour ramener le troupeau, il
va falloir trouver autre chose. On va
les aider à penser comme il faut, ces
manants, car ils ont la fâcheuse manie
de s’égarer sur la Toile pour entendre
un autre son de cloche.
Dans un vibrant
hommage aux officines chargées de
diffamer toute pensée dissidente (le “Décodex”
du Monde et le “Check News” de
Libération), la ministre de la culture
révèle alors le fond de sa pensée :
puisque “leur capacité de discernement
ne suffit plus”, il importe absolument
de “former les citoyens”. D’habitude,
cette formation commençait et finissait
avec l’école. Mais il est clair que
c’est insuffisant ! Les citoyens ayant
vraiment tendance à mal voter
(référendum de 2005, Brexit, Italie), il
va falloir les rééduquer. Comment ? En
les orientant vers les bons médias, ceux
qui ne mentent jamais. On pensait
jusqu’à présent que les citoyens étaient
assez grands pour faire leur choix parmi
les organes d’information. C’est fini.
Le gouvernement, dans son infinie bonté,
les exonère de cette lourde tâche. Il va
désormais leur signifier qui il faut
lire, écouter à la radio ou regarder à
la télévision.
Pour clarifier les
choses, Françoise Nyssen a précisé que
la future loi contre la manipulation de
l’information, évidemment, ne concernait
pas “les journalistes de la presse
professionnelle”. Ne mélangeons pas les
torchons et les serviettes ! Il n’est
pas question de mettre en cause le
“professionnalisme” de ceux qui ont
affirmé, par exemple, que le régime de
Bachar Al-Assad allait s’écrouler sous
quinze jours, ou que la Russie avait
assassiné le journaliste Arkadi
Babchenko, qui ressuscita au deuxième
jour d’une mare de sang de cochon. Sans
parler du “charnier de Timisoara”, des
“couveuses de Koweit City”, de la “fiole
de Colin Powell” et des innombrables
bobards colportés avec zèle par des
médias pour qui professionnel est
synonyme de mercenaire. Bref. Si cette
presse était passionnément attachée à la
distinction entre le vrai et le faux,
cela se saurait.
Mais peu importe.
Pour nos dirigeants, c’est comme un
théorème : les médias qui ont la
confiance du ministre de la propagande
ne mentent jamais. Puisqu’on vous le
dit, c’est que c’est vrai. D’ailleurs,
cette presse que le monde nous envie a
deux caractéristiques qui en
garantissent l’indépendance : elle
appartient à la bourgeoisie d’affaires
et elle reçoit des subventions du
gouvernement. Double certificat de vertu
! Ce n’est pas comme si elle était
animée par des bénévoles qui prennent
des risques et ne gagnent pas un sou. On
peut toujours rêver d’un monde meilleur
sous d’autres latitudes, mais le système
médiatique des “démocraties” repose à la
fois sur la concentration capitaliste et
la faveur du pouvoir. Un “bon journal”
est un journal qui dit ce qu’il faut
dire, et à qui l’Etat donne les moyens
d’éliminer la concurrence.
Le projet de loi
contre les “fake news” ne déroge pas à
cette règle, qui est de l’ordre de la
structure. Il a pour seul objectif de
garantir l’homogénéité de la sphère
médiatique, indispensable à la promotion
de l’idéologie libérale, européiste et
atlantiste. En incriminant les médias
russes, l’exécutif français fait coup
double : il sanctionne la Russie tout en
diffamant la concurrence. Mais tous les
médias citoyens sont dans la ligne de
mire, car ils échappent à la double
emprise du capital et du pouvoir.
Ajoutée au déclin des médias classiques,
la liberté conquise sur Internet effraie
des élites qui voient le contrôle de
l’opinion leur échapper. La propagation
de fausses nouvelles nuit gravement à la
démocratie, certes. Mais quand on
prétend exercer le monopole de la
vérité, c’est que le règne du mensonge
n’est pas loin. Et ces médias
“professionnels” qui ne cessent de
mentir au profit des puissances d’argent
en savent quelque chose.
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