Opinion
Dieudonné, la censure et la quenelle
Axel Bernard
Photo
Alexandre Hervaud / Flickr
Mercredi 8 janvier 2014
Le gouvernement français appelle les
préfets et les maires de France à
empêcher la tenue des spectacles de
l’humoriste Dieudonné, alors que
celui-ci doit commencer sa tournée ce
jeudi 9 janvier à Nantes. S’opposer le
plus fermement possible à la censure de
ses spectacles est nécessaire.
Cependant, une critique sans concessions
des idées qu’il défend est tout aussi
indispensable.
Depuis plus de 10 ans, un des
humoristes les plus populaires de
France, Dieudonné M’Bala M’Bala, fait
l’objet d’attaques répétées. En cause ?
Les prises de positions et les
provocations répétées de l’humoriste qui
ont pris un contenu de plus en plus
politique et controversé. Ces trois
dernières semaines, la répression qu’il
subit a pris un caractère extrêmement
grave du point de vue démocratique.
Le président de la République
française, le socialiste François
Hollande, et son ministre de
l’Intérieur, Manuel Valls, sont prêts à
tout pour interdire ses spectacles. Y
compris bafouer leurs propres lois. Un
avocat renommé et ardent partisan de la
politique israélienne, Me
Klarsfeld, appelle à créer des troubles
à l’ordre public pour justifier leur
interdiction. On menace d’utiliser des
alertes à la bombe. Des patrons de
grands groupes de presse appellent
explicitement à « censurer internet » et
faire pression sur les directeurs de
salle pour qu’ils décident de ne plus
mettre l’humoriste à l’affiche. Il
existe aujourd’hui un consensus
politique en France parmi les partis
politiques traditionnels pour lutter
contre Dieudonné au travers de la
censure, des peines judiciaires ou
d’interdictions administratives.
Censure
inacceptable
Ces attaques et appels à la censure
sont à combattre avec la plus grande
fermeté pour deux raisons essentielles.
“Ces
attaques et appels à la censure sont à
combattre avec la plus grande fermeté.”
Tout d’abord, il ne fait aucun doute
que de telles mesures constitueront un
dangereux précédent pour justifier la
censure de toute idée considérée comme
dérangeante par l’establishment. Le
capitalisme (où une petite minorité
continue à s’enrichir pendant que la
majorité est en train de se serrer la
ceinture) ne peut donner lieu qu’à des
critiques et des réactions de plus en
plus virulentes. Est-ce que ces
critiques seront elles aussi interdites,
réprimées ou censurées ?
Ensuite, l’affaire Dieudonné n’est
plus l’affaire d’une personne. « La
quenelle », geste inventé par Dieudonné,
est reprise par des milliers de jeunes
pour exprimer un espèce de « fuck »
moderne, un geste « anti » pour faire
part d’un ras-le-bol général.
Aujourd’hui, par des attaques
disproportionnées contre Dieudonné et
contre la quenelle, ces jeunes sont
traités comme des parias mais aussi
comme des « antisémites ». Un député
français annonce le dépôt d’une
proposition de loi en vue d’interdire ce
geste.
Des groupes ultra radicaux n’ont
aucun problème en France à s’attaquer
physiquement à ceux qui ont fait le
signe de la quenelle. Sans susciter
beaucoup d’indignation.
Considérer tous ceux qui font une
quenelle comme des gens dangereux ou des
antisémites, c’est ne rien comprendre à
la diversité d’expression que ce geste
symbolise pour ces auteurs. Il y a de
toute évidence une série de personnes
qui y ont mis un contenu antisémite et
raciste (des photos circulant sur
internet sont explicites) mais
généraliser et stigmatiser l’ensemble
des auteurs de quenelles, c’est ne rien
comprendre à ce que cela exprime
vraiment : un dégout extrêmement divers
vis-à-vis d’un système ou d’une élite
politique, médiatique et économique qui
veut imposer sa pensée unique. « C’est
même très contreproductif, rajoute
Michel Staszewski de l’UPJB (Union
Progressiste des Juifs de Belgique). Que
celles et ceux qui veulent réellement
combattre l’antisémitisme, se
concentrent sur ses véritables
manifestations sans voir de
l’antisémitisme partout. »
“L’acharnement
contre Dieudonné et la stigmatisation de
cette jeunesse qui fait la quenelle a un
message précis : « vous n’avez pas le
droit de penser différemment. »”
En réalité, l’acharnement contre
Dieudonné et la stigmatisation de cette
jeunesse qui fait la quenelle a un
message précis : « vous n’avez pas le
droit de penser différemment. » Et ceux
qui dévient seront considérés comme des
parias, des gens à faire taire, même
violemment.
Quenelle, pour aller
vers où ?
La quenelle est donc l’expression
d’une rupture de la jeunesse avec la
pensée unique. Il y a un sens positif à
cela. Le système du tout au profit
qu’est le capitalisme, les profondes
inégalités sociales qu’il crée, le
racisme et les discriminations
quotidiennes qu’il génère mérite bien un
geste de rejet. Mais est-ce le sens que
ses deux propagateurs actuels, Dieudonné
et Alain Soral (cet ancien cadre du FN
français), veulent réellement lui
donner ? Certainement pas. L’évolution
politique de Dieudonné le démontre.
“Dieudonné n’est
plus un simple humoriste attaqué par le
système, qui cible les événements de
l’actualité, qui mène un combat pour le
droit de rire de tout, y compris des
juifs.”
Dieudonné n’est plus un simple
humoriste attaqué par le système, qui
cible les événements de l’actualité, qui
mène un combat pour le droit de rire de
tout, y compris des juifs. Le point de
départ des attaques fut un sketch
réalisé en direct sur France 3, où
Dieudonné s’était déguisé en colon
extrémiste israélien et avait mimé un
salut hitlérien. Une hystérie totalement
injustifiée s’en est suivie :
interdiction de télé, de promotions,
annulations de spectacles, menaces de
mort, procès. Il s’est défendu à
l’époque comme il pouvait, en refusant à
raison de présenter ses excuses.
Force est de constater que trop peu
de personnalités ont eu le courage de
prendre sa défense alors qu’il le
méritait sans aucun doute. L’affaire
Dieudonné a mis en évidence l’existence
d’un lobby qui défend de manière
acharnée les intérêts de l’État d’Israël
et l’extrême complaisance des autorités
françaises à son égard. Pour beaucoup,
il est alors devenu le symbole du combat
pour la liberté d’expression, un héros
anti-système qui montre l’hypocrisie du
pouvoir et le deux poids-deux mesures
des autorités françaises.
On pourrait trouver cela positif.
Mais les choses ont largement dérapé
depuis. De provocation en provocation,
le Dieudonné d’aujourd’hui fait
objectivement de la politique et, hélas,
dans une perspective très précise :
semer la confusion parmi la jeunesse qui
ne croit plus au système, légitimer
l’extrême-droite et communautariser les
contradictions de la société en
propageant l’idée complètement fausse
qu’un complot judéo-maçonnique domine le
monde.
La confusion
au service de l’extrême-droite
Dieudonné se profile comme un
rebelle anti-système. Mais quel système
? Il n’a aucune critique du capitalisme.
Et être rebelle pour Dieudonné revient à
provoquer, faire des quenelles et faire
du politiquement incorrect. Dieudonné
partage en fait avec Alain Soral, cet
ancien cadre du Front National avec
lequel il est en alliance de fait, la
même doctrine de résistance : « Le
politiquement incorrect n’est en rien un
inutile jeu de provocations. C’est même
la doctrine de résistance au
mondialisme. […] nous pouvons, nous
nationaux, en tant que seuls critiques
efficients, devenir les maîtres à penser
de demain et incarner, nous et nous
seuls, le renouveau du Génie français !
».
“En pratique,
cette doctrine du politiquement
incorrect amène Dieudonné à légitimer
l’extrême-droite et ne légitimer que
celle-ci.”
En pratique, cette doctrine du
politiquement incorrect amène Dieudonné
à légitimer l’extrême-droite et ne
légitimer que celle-ci. En s’affichant
auprès du négationniste Robert Faurisson,
en faisant de Jean-Marie Le Pen le
parrain de sa fille, en serrant la main
de Serge Ayoub, dirigeant d’une milice
d’extrême-droite responsable du décès
d’un militant anti-fasciste… Dieudonné
réussit l’exploit de légitimer les
fascistes aux yeux de beaucoup de jeunes
de milieu populaire, y compris les
enfants issus de l’immigration, qui
n’auraient jamais pu se rapprocher de
l’extrême-droite autrement.
Le confusionnisme de Dieudonné
l’amène à soutenir en Belgique le
parlementaire ex-PP, ex-MLD, ex-Islam,
Laurent Louis. Dans une réunion
publique, devant des centaines de jeunes
surchauffés, Dieudonné affirme : « Je te
soutiens. Je suis 100 % derrière toi. Tu
vas être élu. » Dans sa dernière vidéo
2014, année de la quenelle, il en
fait encore la promotion. Laurent Louis
en profite bien, lui qui a décidé
d’adopter le même style (la provocation
et la victimisation comme action
politique), et qui est passé d’un
discours ouvertement raciste et
d’extrême-droite « classique » quand il
était au PP à un discours plus Soralien
sur le « complot des élites perverses
soumises au lobby juif ».
L’antisémitisme et le « complot des
élites soumises au lobby sioniste »
Dieudonné s’est toujours défendu
d’être antisémite et beaucoup de ses
sketchs ont été accusés à tort
d’antisémitisme, car ils n’exprimaient
en réalité qu’une critique du sionisme
et de la politique d’Israël. Mais ce
n’est clairement plus le cas
aujourd’hui. Dans ses vœux de 2014, il
affirme : « je ne suis pas antisémite.
Aujourd’hui, je ne le suis pas. Mais je
ne dis pas que je ne pourrais pas le
devenir un jour. »
“Quand Dieudonné
prend des positions politiques, elles ne
concernent plus que la communauté juive.”
Quand Dieudonné prend des positions
politiques, elles ne concernent plus que
la communauté juive. L’humoriste
minimise le génocide juif et se mêle à
des personnalités qui estiment que le
génocide est exagéré ou n’a pas eu lieu
(comme le négationniste Robert Faurisson).
En 2009, il crée sa liste «
Anti-sioniste » avec des personnalités
comme Alain Soral, qui venait juste de
quitter le FN. Depuis, ils sont deux
compagnons de route, unis sur une seule
obsession : faire du sionisme la cause
fondamentale de toutes les injustices
qui minent la société et l’idée que les
élites françaises sont complètement
soumises au lobby sioniste. Les
divisions dans notre société ne seraient
alors plus des contradictions entre
classes sociales ayant des intérêts
opposés, le clivage devient
communautaire
« sionistes-establishment » contre
« musulmans anti-système ». Et le
déchaînement médiatique, la répression
de Dieudonné et le manque de réaction de
la gauche ne fait que renforcer
l’extrême droite.
Aujourd’hui, on ne peut plus être
contre la répression que subit Dieudonné
sans également prendre ses distances
avec ses idées. Et on ne peut plus
lutter contre ses idées sans s’opposer
fermement à la répression qu’il subit.
Il ne faut céder ni sur l’un ni sur
l’autre terrain.
Publié le 21 janvier 2014
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