Palestine
Nous allons bien, à Gaza
Atef Abu Saif
Des
enfants à Rafah, Gaza. Photo de Giles (Flickr)
Dimanche 10 août 2014
Dépêche de Gaza :
Que doit-on faire hormis repousser la
bête avec force et entêtement, la
griffer avec nos ongles à nu, alors que
dans nos veines le sang circule toujours
?
Nous allons bien, à Gaza. Rien ne
peut nous abattre, sauf si vous demandez
si nous allons bien.
Nos existences se sont muées en une
routine bien monotone. Des crépitements
d'éclairs flottants jaillissent dans le
ciel, en route pour ravis leur moisson
d'âmes avant de s'éteindre et de
disparaître.
Nous allons bien, à Gaza. Hormis le
vrombissent des drones rongeant le
silence, nuit et jour, nous rappelant
opiniâtrement leur présence. Nous ne
nierons certainement pas qu'ils existent
et nous ne dirons pas non plus que nous
ne voulons pas d'eux. Le fait est tout
simplement qu'ils ne comprennent
absolument pas notre façon simple
d'exprimer les choses. Nous voulons
qu'ils soient plus proches de nous,
qu'ils voient à quel point nous sommes
unis, qu'ils nous voient debout
ensemble, plutôt que de nous enlever, un
par un, pour leur fête, en avalant
parfois toute une famille d'un seul
coup.
C'est pareil avec le F-16 qui vole vers
nous, venu des pays voisins, ou de la
mer, pour nous assassiner. Nous ne
sommes pas dangereux à ce point.
Peut-être, si l'ouvrier qui a fixé la
lumière sur le nez de cet avion, ou
celui qui a connecté tous les fils dans
son cœur cruel, connaissait notre
gentillesse, notre amour de la vie,
peut-être alors se serait-il abstenu de
l’équipe de roquettes avant qu'il ne
s'envole de ce continent lointain vers
nos plages, pour nous frapper. Son
aspect est terrifiant quand il décrit
des cercles dans le ciel en lâchant des
flammes. Sa voix gronde à travers nous
comme le rugissement d'un lion en route
pour dévorer une bande d'animaux
domestiques.
Même dans nos rêves les plus
agréables de mers calmes et de vagues
paisibles déferlant lentement sur nous
(de loin, les moins habituels de nos
rêves), l'odeur nous retrouve.
Nous allons bien, à Gaza. Si seulement
les navires de guerre en face de nos
plages pouvaient cesser de transformer
notre mer en un mur de feu. Le peu de
poisson restant, que nous attrapions
quand nos pauvres bateaux pouvaient
s'aventurer en mer, ne se sont pas
encore laissé intimider par le violence
apportée par ces navires. Des blocs de
feu et de lave furieuse émergent des
entrailles des navires dans des
sifflements sonores, semant la crainte
dans tout : les vagues de la mer, les
petites sardines, les sables endormis de
la plage, dans les vignobles côtiers de
Sheikh Ijlin, dans les cœurs des enfants
rassemblés dans les chambres de leur
mère. Dans tout. Même dans nos rêves les
plus agréables de mers calmes et de
vagues paisibles déferlant lentement sur
nous (de loin, les moins habituels de
nos rêves), l'odeur nous retrouve.
Nous allons bien, à Gaza. Nous tâtonnons
tout simplement après la vie au milieu
de la mort qui s'étend de plus en plus
chaque jour. La mort qui rôde dans
chaque coin, happe des âmes dans chaque
allée, attaque chaque immeuble, chaque
rue, chaque maison. Elles ne fait pas la
distinction entre le vieillard et le
jeune, entre l'homme et la femme, entre
un enfant dans le ventre de sa mère et
un vieillard qui bientôt destiné à la
tombe. Elle est devenue un langage
commun entre nous, cette mort. Nous ne
craignons pas la mort en soi, rien que
la façon dont elle arrive – sa façon
cruelle de s'approcher, sa descente
indicible, le douloureux impact quand
elle nous déchire en lambeaux. Cette
main, ici, appartient-elle à cet homme,
là, où à l'homme ou la femme qui sont
morts juste à côté de lui ? C'est la
cruauté que nous craignons, c'est de
dont nous ne voulons pas. Quant à la
mort même, chacun d'entre nous sent
qu'il l'a déjà éludée, puisque chaque
guerre précédente n'a pas pu en finir
avec nous. Nous craignons la mort qui
s'en vient douloureusement comme un coup
du sort – nous voulons qu'elle vienne
avec douceur, à la façon d'un charme
bienveillant. La mort elle-même est
bienvenue, car chaque existence a ses
voies et ses fins que nous ne pouvons
contrôler. Nous voulons simplement vivre
la vie que la nature a en réserve pour
nous, comme les autres humains. De même
que nos enfants veulent être comme
d'autres enfants ordinaires – comme ceux
qui apparaissent sur leurs écrans de
télévision. C'est comme s'il y avait une
vie pour d'autres personnes et une vie
séparée pour nous.
Nous allons bien, à Gaza, même si nous
n'avons plus vu d'électricité depuis
cinq jours. L'électricité, ce n'est pas
important. La chose importante, c'est
qu'il y ait la lumière du jour et le
soleil au moins jusque midi. Cela nous
suffit. Quant à l'électricité, nous
avons oublié qu'elle ait jamais existé.
Nous ne demandons plus quand
l'électricité va revenir. Parce qu'elle
ne reviendra pas. Dans de rares cas, si
le monde décide de rire à nos dépens,
elle reviendra durant une heure, ou une
demi-heure, aux petites heures de
l'aube, pendant que nous dérobons le peu
de sommeil que nous pouvons dans la
bouche de l'inquiétude.
Nous allons bien, à Gaza Après tout,
l'eau potable, ce n'est pas si important
que cela, pour les êtres humains. Nous
assurons nos besoins avec un seau d'eau
chaque jour. Nous la partageons
soigneusement entre nous. Cela suffit
pour dix personnes. Avec cette eau, nous
nettoyons les plats du dîner, nous nous
lavons les mains, nous en éclaboussons
un peu sur nos vêtements avant de les
étendre à la fenêtre pour qu'ils
sèchent. Cela suffit. Si l'eau
fonctionne (et, comme d'habitude, il n'y
a pas assez de courant pour la faire
monter toute seule jusqu'au réservoir à
eau), alors, avec un peu de courage et
d'énergie, nous portons le seau par les
marches abruptes de l'escalier et nous
le vidons dans le réservoir à eau sur le
toit. Puis un autre seau, et un
troisième, jusqu'à ce que nous puissions
utiliser le robinet normalement, comme
les autres gens. Pas pas aussi
normalement qu'eux.
Si notre douleur s'atténue et que nous
rions, alors, nous chuchotons aussi
doucement que nous le pouvons : « Dieu,
protège-nous de ce rire. »
Nous allons bien, à Gaza. Il y a tout
simplement qu'ils ne comprennent pas que
nous sommes un peuple paisible, empli de
joie de vivre, qui, par malheur, doit
subir l'agression d'une bête sauvage.
Que doit-on faire hormis la repousser
avec force et entêtement, la griffer
avec nos ongles à nu, alors que dans nos
veines le sang circule toujours ? Qu'y
a-t-il d'autre à faire que de tenter de
préserver la façon dont nous vivons et
la façon dont nous voulons vivre – un
petit peu de joie nous suffit. Si notre
douleur s'atténue et que nous rions,
alors, nous chuchotons aussi doucement
que nous le pouvons : « Dieu,
protège-nous de ce rire. » Même le
rire est trop pour nous et pourtant
notre souffrance est trop petite pour
ceux qui veulent nous en infliger
davantage.
Nous allons bien, à Gaza. Nous
diminuons, de jour en jour. L'avion
efface un immeuble de la rue. Vous vous
éveillez et vous vous apercevez qu'il
n'y a plus de maison à côté de la vôtre.
Vous apprenez la mort de quelqu'un que
vous aimez au téléphone ou à la radio.
Vous pleurez un peu et avant que vos
larmes soient séchées, vous apprenez
d'autres morts. Vous vous habituez à la
mort et aux larmes, aux larmes et à la
mort. L'artilleur assis dans le char qui
roule vers votre quartier a oublié les
meilleures règles des arts meurtriers et
il s'est mis à tirer délibérément ses
sinistres missiles au hasard, réduisant
ainsi en bouillie le plus grand nombre
possible de personnes. Chaque heure, un
autre d'entre nous s'engage dans le
sombre chemin menant à la mort. Ils sont
des douzaines à marcher le long de ce
chemin de douleur, regardant derrière
eux pour voir les nombreux autres qui
les suivent de très près.
Nous allons bien, à Gaza. Nous avons
commencé par avoir envie de notre café
matinal et de l'odeur de menthe dans la
tasse de thé. De la saveur du za’atar
sur les assiettes du petit déjeuner et
du crépitement des falafels dans la
poêle à frire qu'utilise le vieil homme
au bout de la rue. Des bruits du
marchand de lait les matins lumineux,
des bruits de la fille sur le chemin de
l'école. Des trilles des voisins lors
des mariages et de la brise de mer à la
tombée de la nuit. Nous nous sommes mis
à oublier les jours, puisque aujourd'hui
n'a guère été différent d'hier et qu'il
ne différera guère de demain.
Nous accrochons notre lessive aux
grilles des trottoirs, la lavons avec la
salive même de la vie et la séchons avec
la flamme de la mort qui plane sur le
quartier.
Nous allons bien, à Gaza. Nous maisons
sont des empilements de débris et de
cendres. Certains d'entre nous ne les
reconnaissent même pas : des tas
d'ombres nageant dans un royaume de
poussière. Nous rêves ont été crucifiés
dans leur innocence, mais nous les
redécouvrons lorsqu'ils nous accostent
sur ce tortueux chemin qui traverse la
vallée obscure. Quant à nos rues. Elles
sont devenues des touffes d'herbe
piétinées par des chevaux occupés à
aplanir l'une ou l'autre forteresse
quelque part, dans un endroit qui
n'existe pas. Nous ne sommes aucunement
partie, dans cette vendetta, pourtant,
nous récoltons malgré tout la douleur
qu'elle engendre. Nous allons bien. En
dépit de tout. Pas de maison, pas de
trace d'une rue, pas de cheval qui
attend dans le paddock. Rien que le
lapin, échappé de sa cage en bois, qui
rassemble l'herbe du jardin et se
construit une nouvelle maison.
Nous allons bien, à Gaza, bien que, pour
la plupart d'entre nous, nous avons été
forcés de quitter nos maisons et de nous
enfuir pour aller vivre dans les écoles.
D'une fuite à l'autre, d'une tente à
l'autre. Certains d'entre nous, qui ne
trouvent pas de place pour rester dans
les écoles, élisent domicile dans la
rue. Nous répandons de la terre en
dessous de nous et nous nous couvrons
avec le ciel. Nous accrochons notre
lessive aux grilles des trottoirs, la
lavons avec la salive même de la vie et
la séchons avec la flamme de la mort qui
plane sur le quartier.
Nous allons bien, à Gaza. L'ambulance
roule toujours ; ses efforts sont sans
pareil. La caméra du journaliste avale
les informations de nos morts, des plats
délicieux et des pâtisseries savoureuses
à emporter au loin pour les agences de
presse. Aux yeux du monde, nous sommes
toujours les bourreaux, bien que notre
sang se répande comme le lait de la
tasse d'un bébé.
Nous allons bien, à Gaza. Si seulement
nous savions que cette guerre va se
terminer et que nous allons pouvoir en
être délivrés comme nous avons été
délivrés de la précédente. Nous allons
bien malgré tout cela.
– « Allo, Gaza ? Vous allez bien ? »
– « L'abonné au numéro que vous essayez
de joindre est décédé. »
Publié le 8 août sur
Guernicamag.com Traduction : JM
Flémal.
Atef Abu Saif est né en
1973 au camp de réfugiés de Jabalia dans
la bande de Gaza. Il est allé à l'école
à Gaza. Il est titulaire d'une licence
de l'Université de Birzeit et d'une
maîtrise à Bradford. Récemment, il a
passé son doctorat en sciences
politiques et sociales à l'Institut de
l'Université européenne à Florence. Il
est l'auteur de quatre romans :
Shadows in the Memory (1997 – Des
ombres dans la mémoire), The Tale of
the Harvest Night (1999 – Récit de
la nuit de la moisson), Snowball (2000 –
Boue de neige), et The Salty Grape of
Paradise (2003 & 2006 – Les raisins
salés du paradis). Il a également publié
un recueil de nouvelles intitulé
Everything is Normal (Tout va
normalement). Atef Abu Saif est
également l'auteur de Civil Society and
the State: Theoretical Perspective with
Particular Reference to Palestine (La
société civile et l’État : Perspective
théorique avec des références
particulières à la Palestine) à Amman,
en 2005. Il écrit régulièrement dans
plusieurs journaux palestiniens et
autres en langue arabe, ainsi que dans
leurs suppléments littéraires.
Les dernières mises à jour
|