Palestine
Quand les colons vont se baigner,
les Palestiniens sortent de l’eau
Amira Hass
Photo :
Bassam Almohor
Mercredi 2 mars 2016
Des colons accompagnés d’un
garde armé créent un moment de tension à
leur arrivée à la source d’Ein Fasail.
Les Palestiniens s’en vont, laissant aux
colons la place pour qu’ils se baignent.
Et, désormais, ils peuvent continuer à
le faire comme si de rien n’était.
Des enfants s’ébattent dans le petit
déversoir d’Ein Fasail, dans la vallée
du Jourdain. C’est vendredi et on peut
entendre les voix joyeuses des
pique-niqueurs parmi les arbres. Il y a
l’odeur de barbecue et les charbons qui
grésillent, les bruits d’eau et les cris
choqués et surpris lorsque la peau entre
au contact de l’eau froide.
« Vous venez d’où? »,
demande-t-on à un groupe de bonshommes
qui regardent les enfants. « De Duma »,
disent-ils, et ils pointent le doigt
vers la colline voisine. Oui, c’est Duma,
où vivait la famille des
Dawabsheh. Ils travaillent dans la
construction à Ramallah, disent les
hommes, en réponse à une autre question.
Brusquement, un étranger armé surgit.
Tout le monde retient son souffle et se
tait. La tension bat comme un tambour.
Mais il y a un gosse de deux ans
emmailloté sur le dos de l’étranger
armé. Apparemment, il ne devrait pas
être trop dangereux, après tout. Tous se
remettent à respirer et la conversation
redémarre, d’abord à voix basse, ensuite
presque naturellement. Mais les
pique-niqueurs ne peuvent s’empêcher de
tenir l’homme armé à l’œil, son fusil et
les dix ados qui l’accompagnent,
maintenant. L’un d’eux porte un T-shirt
sur lequel on peut lire « Gardien de
mon frère » en hébreu. Trois
d’entre eux ôtent leur T-shirt et leur
pantalon et entrent dans l’eau en
caleçon.
Les gosses de Duma sortent de l’eau
et escaladent les rochers qui délimitent
le déversoir.
Les ados sont des élèves d’un
collège. L’homme armé, « Avner »,
qui porte le gosse de deux ans, « Amiad »
(ce ne sont pas leurs vrais noms), livre
bénévolement et en souriant ces détails
à Bassam Almohor, qui vient d’arriver au
déversoir avec un ami, tous deux à moto.
Quelques instants plus tôt, en route
vers le bassin, Bassam était passé à
proximité du groupe d’ados, qui lui
avaient souri. Il présume qu’avec son
casque, sa visière et ses gants, ils
n’ont pas compris qu’il était
palestinien. Ils lui ont dit
« Salut ! » et lui, il leur a
demandé en anglais d’où ils venaient.
« De Ma’aleh Efraim » ont-ils
répondu.
Bassam, qui est un ami à moi, est un
motard né, fils de Bédouins réfugiés de
la tribu d’Abu Kishk, qui vivait en
bordure de Sheikh Munis. Oui, le village
même sur les terres duquel on a bâti
l’Université de Tel-Aviv. Bassam, qui a
la quarantaine, est né et a grandi dans
la zone de Jénine. Il écrit pour Sicha
Mekomit (« Appel Local »), la
filiale en hébreu de la publication en
ligne +972 Magazine, mais, avec
reconnaissance, il m’a laissé citer
l’info et sa description.
Ainsi donc, Bassam est près du
déversoir quand les ados en caleçon
entrent dans l’eau et que les gosses de
Duma en sortent. Bassam, armé d’une
caméra, et Avner, armé d’un fusil,
portant des lunettes, un chapeau et un
tsitsit (*) débordant de sa chemise
noire, s’approchent l’un de l’autre.
Puis Avner ôte son chapeau, montrant
ainsi sa calotte blanche. Il fait un
large sourire et a l’air amical, quand
il demande en anglais : « Vous êtes
étrangers ? D’où êtes-vous ? »
« Non, non », répond Bassam.
« Nous sommes d’ici, de Ramallah. »
L’ami de Bassam, sur l’autre moto, reste
silencieux. Il est en fait d’El-Bireh,
mais il ne reprend pas Bassam.
Avner semble impressionné. « On
m’a dit que Ramallah était une grande
ville », et il dit qu’il est de la
colonie de Ma’aleh Efraim. « Vous
venez ici souvent ? », demande
Bassam, et le journaliste en lui
surmonte l’aversion qu’il ressent à cet
air de suffisance qui irradie des colons
parce qu’ils ont le droit de porter une
arme. Avner dit oui. Bassam poursuit :
« Vous venez ici et vous nagez avec les
Palestiniens ? » Certainement, dit
Avner. « Il n’y a pas de problème,
nous ne leur parlons pas et ils ne nous
parlent pas non plus. » Bassam
poursuit : « Vraiment ? Avec tout ce
qui se passe dans les alentours… »
Et Avner de répondre : « Il n’y a
pas de problème, ce doit être le temps
ici. » Bassam détourne le regard du
fusil, préférant regarder le sourire du
petit Amiad, qui s’est éveillé dans
l’intervalle, et ses longs cheveux
légers.
Il y a quelques années, Bassam
accompagnait un journaliste américain
qui visitait le pays et qui écrivait un
article pour le National Geographic.
À la colonie de Shiloh, le garde avait
obligé Bassam à rester de l’autre côté
du portail. Mais c’est juste une
remarque en passant sur un petit
incident. Mais ce qui n’a rien d’une
incidence, c’est le fait que Bassam ne
peut pas comme cela enfourcher sa moto
et rouler, disons, jusque Nahal Dan, ni
emmener son gamin et sa fille vers la
rivière Yarkon, qu’on a remise en
valeur, ni monter dans un canot et leur
raconter que c’est ici la rivière où
leur grand-père allait s’ébattre dans le
temps. Et, naturellement, ni les gosses
ni les ouvriers de la construction de
Duma ne peuvent aller non plus à Nahal
Dan, sur la rivière Yarkon.
Ainsi les gosses et les jeunes hommes
de Duma et d’autres villages tout
proches – il sont 25 en tout – sont
sortis de l’eau, entourant le déversoir
et regardant les trois ados fils de
colons qui y nagent. Quelqu’un dans une
voiture toute proche branche la stéréo
et la fait aller très fort : des chants
nationaux arabes très rythmés. Bassam
pose une question et les jeunes
travailleurs de la construction
répondent : « Oui, les colons
viennent souvent. Ils ne nous parlent
pas et nous ne leur parlons pas. Ils ne
nous font pas de mal et nous ne leur
faisons pas de mal. »
Et, en effet, par bonheur, Ein Fasail
ne figure pas sur la liste des 30
sources de la Cisjordanie qui ont
toujours été utilisées par les
Palestiniens pour leur irrigation et
pour leur divertissement, mais qui ont
été confisquées par les colons ces dix
dernières années, interdisant par-là
même aux Palestiniens d’encore y
accéder.
Publié le 2 mars 2016 sur
Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
(*) tsisits : des « franges » ou
« tresses » façonnées au coin des
vêtements (portés par des juifs pour des
raisons bibliques)
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