ʽJusticeʼ
« J'ai vu le chagrin de victimes
dévastées » :
lettre ouverte au garde des Sceaux
Amal Bentounsi
Mercredi 8 juillet 2020
Monsieur le garde des Sceaux, vous êtes
désormais membre du Gouvernement et à la
tête d'un ministère que vous voulez être
celui « de l'antiracisme ». Pour cette
fois, ne plaidez donc pas
l'acquittement. Le racisme d'État et le
tout carcéral doivent être condamnés.
Lettre ouverte en forme de plaidoirie au
nouveau ministre de la justice.
Monsieur le garde
des Sceaux,
Je m'exprime dans
cette lettre, car vous vous êtes exprimé
à mon sujet ce matin. Certes, vous
n'avez pas évoqué mon nom en
particulier, car vous avez tenu un
discours général de passation de
pouvoir. Mais, j'insiste, vous vous êtes
exprimé à mon sujet ce matin.
« J'ai vu (…) le
chagrin de victimes dévastées ».
Peut-être ne pensiez-vous pas à moi, à
nous, en évoquant le sort des "victimes"
dans ce pays. Ce nous, ce moi, c'est
celui des familles victimes de violences
policières. Cette lettre sera ma
plaidoirie, alors veuillez accepter,
dans votre nouveau rôle et vos nouvelles
attributions, d'écouter celle qui, cette
fois, porte la robe devant vous.
Effectivement,
votre prédécesseur vous a rappelé que « vous
allez désormais incarner la justice ».
Voici donc votre rôle. Nicole Belloubet
a également présenté les projets et les
lois qui dorénavant vous échéent. Voilà
donc vos attributions.
Monsieur le garde
des Sceaux, votre rôle est d'incarner la
justice. Vous avez volontiers précisé
que vous n'étiez pas à la tête du « ministère
de la guerre » mais du « ministère
des libertés ». Permettez-moi de
faire miennes les paroles de votre
prédécesseur, et de vous inviter à vous
laisser être « percuté par le réel ».
Le réel, c'est que
votre ministère est déjà en
guerre, contre une partie de sa
population. Celle qui habite les
banlieues, qui provient du Maghreb et de
l'Afrique noire, et qui est bien souvent
musulmane. Cette population qui, aussi,
est bien souvent un Homme. Pour le dire
plus simplement, le ministère qui vous
revient est en guerre contre nos hommes,
Noirs, Arabes, Musulmans.
Je pars de mon
histoire personnelle, de l'histoire de
mon frère, Amine, pour appuyer mon
propos. Comme vous, nos parents ont
émigré de l'étranger pour s'installer en
France. Comme vous, nos parents se sont
démenés pour nous offrir un avenir
meilleur. Mais contrairement à vous, la
France n'a jamais accepté que ses
anciens indigènes prospèrent sur son
territoire. Alors elle a mobilisé tous
ses appareils d'État contre nous, contre
mon frère, à commencer par ses services
judiciaires.
Amine a été le plus
jeune prisonnier de France. Il a été
condamné à l'enfermement à ses 13 ans.
Le système carcéral l'a détruit dans la
fleur de l'âge. Vous disiez avoir vu « le
désespoir d'hommes injustement condamnés ».
La condamnation d'un enfant peut-elle
être juste ? Sorti de prison sans
repères, sa vie n'a plus été qu'un grand
va-et-vient entre notre maison familiale
et les maisons d'arrêt. Jusqu'à ce qu'un
agent en uniforme bleu décide de
l'abattre, dans la rue, d'une balle dans
le dos. Acquitté en première instance
par la cour d'assises, ce n'est qu'après
un combat de cinq années que la
culpabilité du policier a finalement été
reconnue par la cour d'assises d'appel.
Si la
responsabilité pénale de ce
fonctionnaire de police a été engagée
dans l'affaire de mon frère, cela reste
une exception. La règle reste celle de
l'impunité policière.
Amadou Koumé,
Lahoucine Ait Omghar, Abdoulaye Camara,
Amine Bentounsi, Ali Ziri, Hocine
Bouras, Mourad Touat, Babacar Gueye,
Rémi Fraisse, Wissam El Yamni, Lamine
Dieng, Aboubakar, Fofana, Adama Traoré,
Angelo Garand, Karim Taghbalout,
Ibrahima Bah, Shaoyo Liu, Romain
Chenevat, Gaye Camara, Allan Lambin,
Steve Maia Caniço, Zineb Redouane,
Cédric Chouviat, Mohamed Habsi...
Autant de noms,
surtout d'hommes non-Blancs, morts au
cours d'une opération judiciaire pour
lesquels les gouvernants n'ont jamais
traduit politiquement les revendications
de leurs familles. Et il ne s'agit ici
que des morts, pas même de ceux "seulement"
violentés, humiliés, et dont le sang,
les hématomes et la douleur, ont maculé
les murs des commissariats et des
cellules de ce pays.
Je me garde bien de
vous recommander d'intervenir
directement dans ces affaires, puisque
la loi du 26 juillet 2013 vous interdit
d'adresser à vos procureurs toute
instruction dans des affaires
individuelles.
Pour autant, et
c'est à ce titre que je vous interpelle,
cette loi réaffirme qu' en tant que
ministre de la justice, vous conduisez
la politique pénale déterminée par le
Gouvernement. Au-delà donc des
responsabilités individuelles de tel ou
tel agent, vous disposez du pouvoir
de changer l'organisation-même du
système judiciaire, d'enrayer sa
mécanique raciste. Vous pouvez
participer à l'élaboration d'une
politique pénale respectueuse de la
dignité de tous. C'est ce que
permettent, dans le détail, vos
attributions.
Monsieur le garde
des Sceaux, vos attributions sont
multiples et ont été rappelées par votre
prédécesseur. Chacune d'entre elles
permet, dans son champ d'intervention,
de mettre en œuvre concrètement votre
promesse d'une « justice [qui] peut
être améliorée ».
Tout d'abord, vous
héritez de l'application de la loi de
programmation 2018-2022 et de réforme
pour la justice, qui a notamment pour
objet de réformer les peines pour
qu'elles soient davantage adaptées à la
personnalité des prévenus.
Sur cette voie, les
alternatives à l'emprisonnement doivent
être renforcées. Trop nombreuses encore
sont les condamnations qui ont pour
effet de dé-socialiser les individus, à
rebours de la fonction réhabilitative
de la peine pénale.
Ensuite, vous
recueillez l'état de la (sur-)population
carcérale. Vous savez parfaitement que
cet état maintient d'innombrables
prisonniers dans des conditions de vie
inhumaines et dégradantes, ce qui a
aussi valu à la France plusieurs
condamnations par la cour européenne des
droits de l'homme.
L'expérience de la
covid-19, qui a conduit à la libération
de 14 000 prisonniers sans que la paix
publique ne soit en définitive troublée,
doit être renouvelée. Vous avez là aussi
le pouvoir de libérer bon nombre de
personnes, à commencer cette fois par
Georges Ibrahim Abdallah, plus vieux
prisonnier politique de France.
Aussi, vous recevez
le projet de code de la justice pénale
des mineurs. Profitez de cette
opportunité pour y inscrire
l'interdiction de l’incarcération des
enfants mineurs.
Enfin, vous avez
émis deux souhaits.
Le premier est de
revoir le code de procédure pénale pour
y renforcer le principe de la
présomption d'innocence. Dans la droite
ligne de toutes les propositions
précédentes, je ne peux que vous inciter
à supprimer le système de la détention
provisoire, dont seule une partie bien
identifiée de la population subit les
affres, ce qui ne semble à l'évidence
pas être le cas de votre collègue Gérald
Darmanin contrairement à un Tariq
Ramadan.
Votre second vœu
est de « remettre à plat l'ordonnance
de 1958 ». L'indépendance de la
justice vous tient à cœur, et c'est
pourquoi le statut du parquet sera
central dans vos prochaines réflexions.
Mais vous oubliez ici une autre autorité
dont les magistrats sont tributaires :
l'institution policière. Cela a été le
cas dans mon affaire, où les juges ont
eux-même exprimé la difficulté qu'ils
avaient à condamner un fonctionnaire de
police, craignant un retour de bâton
d'une institution si nécessaire pour la
bonne marche des enquêtes pénales.
Vous devez
travailler à une indépendance de la
justice à l'égard de la police. Pour que
les magistrats en charge de juger les
responsables de tous ceux qui ont péri
entre les mains du bras armé de l'État
puissent rendre leur verdict, et le cas
échéant condamner, en toute sérénité et
dans le respect des lois en vigueur.
Monsieur le garde
des Sceaux, vous êtes désormais membre
du Gouvernement et à la tête d'un
ministère que vous voulez être celui « de
l'antiracisme ». Pour cette fois, ne
plaidez donc pas l'acquittement. Le
racisme d'État et le tout carcéral
doivent être condamnés.
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